lundi 19 octobre 2020

Yakṣa et yakṣī, les éternels génies du bouddhisme


Yakṣī voyageant sur le dos d'un yakṣa
photo : William Dalrymple, Kushan, IIème s. Sanghol, Punjab 

J’ai écrit à plusieurs reprises (voir une liste non-exhaustive ci-dessous) sur les yakṣa et yakṣī, des “semi-dieux” indiens de fertilité. “Semi-dieux”, puisqu’ils furent dépassés par une autre générations de dieux (deva), tout en préservant leur rôle initial d’agents de fertilité. Une fonction (apotropaïque) important du culte des yakṣa et des yakṣī est la conjuration de mauvais sorts ou du mauvais oeil, notamment au moment de la gestation, de l’accouchement et de la naissance. Il s’agit alors de faire peur à ceux qui font peur, entre autres en “faisant du bruit”, en criant des obscénités, en montrant son sexe, etc., pour les garder à distance. Le bruit que font les yakṣa et les yakṣī (et les daka et ḍākinī avec leurs damarus...) est alors de bonne augure. Cette fonction apotropaïque, qui prend parfois des aspects burlesques, fut très répandue.
 
yakṣa et yakṣī

L’utilisation du sexe (phallus et vulve) comme symbole apotropaïque est bien connue, aussi bien pour les figures masculines que féminines (Lajjā Gaurī, Iambe, Baubo, Sheela na gig, … puis les Khecarī blanche et rouge, etc. dans le bouddhisme ésotérique). 


"Hochet" votif en forme d'utérus (Kristel Henquet)

Un article récent de Kristel Henquet (Shake it till you make it: could votives have been used as rattles?) suggère que les “voeux” (L. votum), ou objets votifs, sous forme de “hochets” en terre cuite dans le musée archéologique de Paestum, ne représentent pas des embryons, mais des utérus. Selon Kristel Henquet, certains exemplaires contenant des boulettes d’argiles, qui résonnent en les secouant, ont pu servir de hochets apotropaïques, à certaines occasions. Elle pense notamment aux rituels des Thesmophoria (ou jeux de Cérès chez les Romains), mettant en scène Demeter cherchant sa fille Perséphone dans le Hadès, et faisant des bruits divers pour garder les serpents à distance[1]. D’autres formes de hochets existent, et on pensait initialement qu’il pouvait s’agir de jouets d’enfants. Une fonction rituelle semble tout à fait plausible. Dans son article, Kristel Henquet établit un lien possible avec des “hochets” de yakṣa de la période Shunga (185 environ à 73 av. J.-C.), découverts en Inde.

Bengale, Ier av. J.C.

Bengale, Ier av. J.C.

La représentation des yakṣa des “hochets” confirme leur représentation généralement connue. Les yakṣa masculins sont souvent représentés comme des nains ventrus, et les yakṣī féminins comme de belles femmes plantureuses, souvent debout à côté d’un arbre. 


La "difformité" des yakṣa est caractéristique, et se retrouve à mon avis dans celle du (mahā)siddha Virūpa, dont le nom signifie “difforme”. 

Virūpa (détail), Himalayan Art 4005

Cette “difformité” semble iconographiquement correspondre à son aspect ventru de yakṣa

Kubera de la période Gupta, Mathura

D’ailleurs, cet aspect de Kuberā, le dieu des richesse, est très répandu dans l’iconographie mahāsiddha. Ce dieu, dont la compagne sappelle Gaja-Lakṣmī[2]. Kuberā et Gaja-Lakṣmī n’ont pas seulement l’aspect de “dieux anciens”, ils sont des yakṣa

Gaja-Lakṣmī à Sanci,  -230 à 225 av. J.C.

Un dieu nain puissant avec sa femme sublimement belle, rayonnant de fertilité... Même l’expression de visage caractéristiquement renfrogné d’un yakṣa est “difforme”. Pourquoi est-il si méchant ? Parce que ! ! 
Yakṣī de Sanghol, près d'un arbre, debout sur des yakṣa 

Le côté burlesque (parfois un peu “pimp and hooker”) du couple en haut de ce billet semble intentionnel. Très tôt, on voit des représentations qui sont à ne pas en douter voulues comiques. La prospérité et la fortune, accompagnée de la beauté et de la fertilité. Pour accentuer la beauté de l’une, il faut accentuer la laideur de l’autre. ce couple est porteur de bonheur et chasse le mauvais sort. Pour chasser le mauvais oeil, il convient d’exposer leurs parties génitales apotropaïques. Quand on rencontre le yakṣa ityphallique (p.e. Jambhala noir) avec son air renfrogné, on a en effet envie de changer de trottoir. 

Jambhala noir avec parèdre HA53552799, Shéchen

Le statut des yakṣa est très changeant, et en fonction des périodes historiques. Avec l’apparition de Śiva et de Durga, en tant que divinités supérieures qui rassemblent d’autres classes de dieux sous elle, les yakṣa sont intégrées dans leurs troupes (skt. gana)


Une proto-Durga yakṣī avec des yakṣa (gana), 
Bengale occidental Ier av. J.C. (?)

Ils combattent les asura aux côtés des nouveaux dieux. Les gaṇa[3] sont donc souvent représentés comme des yakṣa. Les gaṇa, et donc aussi les yakṣa, ne font pas partie des asura. Le terme asura n’apparaît évidemment que lorsque les asura sont chassés par les nouveaux dieux. 

Durga abat le démon Mahishasura et chasse les asura à l'aide des yakṣa (à gauche) Mahishasuramardini Cave

Les yakṣa sont au service des nouveaux dieux, et peuvent eux-mêmes faire l’objet de cultes monolâtres[4]. Bhairava ou Kālabhairava aurait lui-même été un yakṣa, avant sa promotion. 

Ganesha, Madhya Pradesh, c. 750,
Musée d'art Philidelphia

Gaṇapati, mieux connu sous le nom de Gaṇeśa, Yakṣagaṇeśa, ou encore Vināyaka le chasseur d’obstacles, a lui-même l’aspect d’un yakṣa. Kubera, le dieu des richesses, est considéré comme le roi des yakṣa. Un autre nom de ce génie-dieu, apparu avec le bouddhisme ésotérique, est Vaiśravaṇa. 

Kubera/Vaiśravaṇa et son lion

En tant que Vaiśravaṇa, ce roi des yakṣa fait aussi partie des quatre rois protecteurs des directions/horizons (skt. dikpāla), et protège le Nord. Tous ces liens et correspondances sont apparus progressivement au gré des influences et contacts. 
Dans la version populaire du shinto, religion japonaise, le Gardien du Nord est également considéré comme un des trois kamis de la guerre (san senjin).” Wikipedia
Dans le bouddhisme ésotérique tibétaine, les yakṣa sont présentés comme des guerriers. Vajrapāṇi fut au départ un général (tib. sde dpon) yakṣa, et finit par être identifié à Vajradhara, l’autre célèbre porteur de vajra.

Les yakṣa et les yakṣī, dieux anciens de la Nature, puis génies aux côtés des nouveaux dieux, puis de nouveau des dieux ésotériques, représentent la prospérité, la richesse, la beauté, la fertilité, la descendance, la santé, la longévité … bref les siddhis, dont les humains ont besoin pour vivre heureux. Gaja-Lakṣmī apparaît assez tôt dans les grottes bouddhistes, et avec Kubera bénira les sangha bouddhistes pendant de nombreuses générations, en les rendant prospères, initialement de façon provisoire, en attendant l’éveil ? ... Avec l’essor du bouddhisme ésotérique, la recherche de la puissance, du pouvoir et des pouvoirs (siddhi), ce que les yakṣa et les yakṣī ont à offrir, occupera le devant de la scène. Il paraîtrait qu’en plus des siddhis, les yakṣa et les yakṣī puissent désormais aussi accorder l’accomplissement suprême. 
 

DJ Khaled et son lion



Anciens billets :


Mères, Yoginis, dieux et démons 5 novembre 2011
Les dieux de terroir ont-ils toujours un rôle à jouer ? 17 février 2013
De la traçabilité chez les dieux 19 avril 2014
Les dieux font-ils de bons alliés ? 11 novembre 2017

Plus particulièrement sur les yakṣa :

Atlas rencontre le Bouddha 14 juin 2016
La promotion fulgurante de lambitieux yaksha Vajrapāṇi 20 novembre 2011
Une offre que le Bouddha ne pouvait pas refuser 21 novembre 2012

Sur les yakṣī (ou yakṣiṇī) :

L'immortalité liquide 24 février 2013
Importation, homologation et exportation d'une ogresse (yaksi) 1 avril 2013
Les premières représentations iconiques d'une déesse bouddhiste ? 3 mars 2014Ogresses, félines, vamps, muses, … 27 octobre 2016

Méthodes du Vajrayāna faisant appel aux yakṣa :

A toutes fins utiles 2 mai 2012
Le rêve dun anthropologue ? 7 février 2020
Le vajrayāna qui recycle et promeut les dieux anciens 17 octobre 2020

Dompter les yakṣa : Mahākāla (Bhairava), en tant que chef des yakṣa :

LE CYCLE DE MAHĀKĀLA ET LE KAŚMĪR 11 juillet 2015
Fragments sur Mahākāla et les ḍākinī 25 octobre 2016
Cherchez la femme 8 février 2018


***

[1] Voir aussi ma série de billets (p.e. Un roi qui fait la pluie et le beau temps du 4 février 2018) sur le festival des chars de Purī (ratha jātrā) en Inde, mettant en scène des hiérogamies.

[2] La position assise de Gaja-Lakṣmī n’est pas la position de méditation, les jambes croisées, et s’apparente de la position de Lajjā Gaurī.

[3] “Gana : génies formant l'armée des dieux, spécialement de Shiva; divinités mineures, ce sont des compagnons de Shiva, sous les ordres de Ganapati (Chef des Gana). Ils résident sur le mont Kailash (= Kailasa), la montagne des dieux. Il existe de nombreux types de Gana classés par groupes; ils sont souvent représentés dansant. On traduit quelquefois Gana par "Nains" car leurs représentations sur les frises et chapiteaux des temples montrent des êtres semi-humains, de petite taille et de corps grossier. Autrefois, ils étaient fort craints car on les croyait capables de créer toutes sortes de perturbations tant qu'il ne recevaient pas d'offrandes propitiatoires.” Définition : JACQUES-EDOUARD BERGER FOUNDATION: À la rencontre des Trésors d'Art du Monde

[4] “Gânapatîya : secte d'adorateurs exclusifs du dieu Ganesh, qu'ils considèrent comme l'Etre Suprême, au même titre que Shiva. En effet, ils estiment qu'en Ganesh se trouvent tous les dieux : son nombril est Brahmâ, son visage est Vishnu, ses yeux sont Rudra, son côté gauche est Shakti, et le gauche Surya. Cette branche, assez minoritaire, s'est développée vers le premier millénaire dans la région qui constitue l'actuel Mahârâshtra. Les pratiques cultuelles mettent l'accent sur des aspects tantriques de la dévotion pour des formes de Ganesh associé à sa Shakti. Au sein même des Gânapatîya, on différencie six sectes. Trois se distinguent par la forme de Ganesh qu'elles vénèrent : Mahâ Ganapati, Haridra Ganapati, Ucchista Ganapati. Les trois dernières suivent les prescriptions védiques et se nomment Navanîtha, Swarna et Santana”. JACQUES-EDOUARD BERGER FOUNDATION: À la rencontre des Trésors d'Art du Monde





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