Je suis tombé un peu par hasard sur des recherches anciennes de Nobumi Iyanaga publiées sous le titre « Ḍākinī et l’Empereur — Mystique bouddhique de la royauté dans le Japon médiéval » (ou ici en anglais). Les découvertes d’Iyanaga s’appliquent évidemment aussi en partie sur les phénomènes « Mahākāla » et les « ḍākinī » dans la culture tibétaine.
Pour Nobumi Iyanaga, le mythe du grand dieu (mahādeva) Śiva, Parvati et Andhaka, une version du mythe d’Œdipe à l’indienne, pourrait contenir les ébauches de celui du Mahākāla bouddhiste et de ses troupes inquiétants. Le mythe raconte la soumission de l’āsura Andhaka et son adoption par le couple Śiva et Parvati en tant que le chef de leur troupe (gaṇeśatva). Dans les représentations iconographiques de la soumission d’Andhaka (« Śiva empala avec son trident le cœur du vrai roi des asura »), on voit en effet Śiva à l’œuvre. Les gouttes de sang d’Andhaka produisent des petits Andhaka sans nombre. Les autres grands dieux viennent à l’aide pour les combattre, mais Śiva est obligé de créer une śakti du feu de sa bouche, Yogeśvarī (“Maîtresse du Yoga”), mieux connue sous le nom de Kālī. Les sept autres grands dieux font de même, chacun créant sa śakti respective[1]. Les huits déesses-śakti (aussi connues sous le nom mātṝkā) boivent tout le sang d’Andhaka et la multiplication de petits Andhakas s’arrête.
« Śiva dansa dans sa joie furieuse ; il hissa au haut le roi des démons empalé, et mille années durant le brûla avec le feu de son troisième œil. Andhaka, tout desséché, devint complètement squelettique, mais tout son péché ayant été consumé, il se repentit et demanda pardon à Śiva. Il prit refuge en Śiva ; celui-ci l’accepta avec joie et le donna à Pārvatī comme son fils. Andhaka devint ainsi un grand adorateur du couple divin, et il eut le titre de chef de leur troupe (gaṇeśatva)... »
Śiva tue Andhaka, Ellora |
Une des scènes se trouve dans la grotte n° 15 d’Ellora[2]. Elle fait partie d’un complexe de grottes bouddhistes, shivaïstes et jaïns construit entre le VIème et le Xème siècle près d’Ellora. Initialement un site bouddhiste, il fut transformé en un lieu de culte shivaïste au VIIIème siècle. La scène comporte entre autres une ḍākinī.
« Au-dessus de [Kālī] voltige la ḍākinī, moitié humaine, moitié oiseau, comme on l’a indiqué plus haut. »Nobumi Iyanaga explique que cette scène se trouve, de façon très déformée, dans un maṇḍala bouddhique japonais : le “Maṇḍala des Déesses-Mères” qui est la représentation schématique de la Section XIII du Prajñāpāramitā-naya-sūtra (plus connu au Japon sous le titre de “Rishu-kyō 理趣經”), sūtra commenté par Amoghavajra (705-774), qui a travaillé au VIIe siècle en Chine comme traducteur. Dans son commentaire, Amoghavajra indique que les Sept Mères-Déesses font partie de l’entourage du dieu Mahākāla. Le sūtra a pour objet l’offrande d’un mantra par les sept mātṝkā au Bouddha.[3] Le dieu Mahākāla, n’étant autre que le corps d’essence de Mahāvairocana. Le nom Mahākāla existe aussi dans les purāṇa comme une épithète de Śiva. Iyanaga rappelle ce passage extrait du Chapitre LIX du Viṣṇudharmottara purāṇa :
« On doit créer une forme [de Śiva] ayant de grands yeux ronds de la couleur du feu, avec un gros ventre, une face terrible par ses crocs, [...] orné de tous côtés de serpents effrayants, inspirant de l’effroi à Pārvatī par le serpent et par la peau d’éléphant dont il se couvre, ressemblant par sa couleur aux nuages lourds de pluies [...]. Cette forme, fendue de gauche, est dite être la forme de Bhairava, alors que vue de front, elle est nommée Mahākāla. »
Gajasura Samhara, Śiva tueur de l'asura Gaja, tenant la peau de Gaja par dessus de sa tête |
Daikokuten, le Mahākāla / Śiva japonais |
« C’est une divinité courroucée à trois têtes et à six bras, torse nu, assise avec les jambes croisées. Son corps est de couleur bleue-noire. Ses longs cheveux sont hérissés et les trois têtes sont couronnées de crânes humains. La tête principale a trois yeux et a des crocs apparents. Il se pare d’une guirlande faite de deux serpents qui pendent à son cou. Il porte aussi des enfilades de calottes crâniennes. Ses bras sont ornés de bracelets faits de serpents qui s’y nouent. Des deux mains principales, il tient une épée à l’horizontale sur les genoux. L’extrémité de la poignée de cette épée est en forme de trident (les pointes étant du côté droit). La seconde main droite saisit un petit personnage par les cheveux ; celui-ci est nu, les mains jointes, et est à genoux. La seconde main gauche saisit les cornes d’un bélier blanc dont les membres pendent. Des deux dernières mains, il étend une peau d’éléphant sur le dos, comme s’il allait s’en couvrir. »
Mahākāla à six bras |
Quoi qu’en dise Tāranātha, l’introduction de la pratique Shangpa au Tibet (XI-XIIème s.) est attribuée à Khyoungpo Neldjor (décédé approx. 1140). Celui-ci l’aurait reçu au Népal d’un certain Rahula le yogi caché (tib. sbas pa’i rnal ‘byor sgra gcan ‘dzin pa)[9], ou selon Tāranātha de Maitrīgupta (tib. byams pa sbas pa), qui ne serait autre qu’Advayavajra,[10] les pratiques du cycle du protecteur à six bras. Une fois, quand Maitrīpa fut absent, Khyoungpo Neldjor reçut des instructions sur la mahāmudrā et sur Mahākāla de sa femme Jomo Yogeśvarī Gaṅgadhāri.[11] La particularité de ce dharmapala est qu’il se tient devant un arbre à santal, les pieds joints, écrasant Vināyaka, « le chef des troupes », aussi connu sous le nom de Gaṇeśatva ou encore Gaṇapati. Cette fois-ci le chef des āsura précédemment soumis par Śiva et nommé chef des troupes de Śiva est de nouveau soumis par le protecteur à six bras. Le culte, qui consiste en des offrandes spécifiques, reste sensiblement le même, mais est transformé en un rituel bouddhiste. Les attributs reçoivent une interprétation bouddhiste.
« Il a un visage unique car, n’étant autre que des conceptualisations fabriquées par l’intellect, tous les phénomènes ont une saveur unique en l’ainsité. Les deux jambes sont le symbole qu’il ne demeure pas dans les extrêmes du saṁsāra et du nirvāṇa. Il a six bras parce qu’il guide [les êtres] hors des six classes d’existence. La couleur bleu foncé (sct. nīla) est celle du dharmatā immuable ; ses trois yeux voient avec clarté les trois temps ; il a quatre canines parce qu’il a dompté les quatre māra. Le diadème de crânes secs, parce qu’il possède les cinq sagesses. Le long sautoir de crânes frais est la pureté des cinquante-et-un facteurs mentaux (sct. caitta). Les six ornements en os parce qu’il possède les six pāramitā ; le nœud de cinq familles de serpents parce qu’il a purifié les cinq afflictions (sct. kleśa). Le vêtement du haut en peau d’éléphant symbolise la transformation de l’ignorance (sct. avidyā) en espace (sct. dḥatu) ; le kilt (tib. sham thabs) de guerrier en peau de tigre, car il a dompté les troupes des māra ; l’écharpe de soie d’un guerrier, car il jouit constamment des plaisirs de sens. Le tablier (tib. ‘phyungs ‘phrul) en os parce qu’il rassemble l’assemblée masculine des guerriers ; la guirlande de grelots parce qu’il rassemble l’assemblée féminine des guerrières. Le point de vermillon car il rassemble les ḍākinī des trois niveaux ; le feu de sagesse parce qu’il brûle les broussailles de l’ignorance (sct. avidyā). Il se tient près d’un arbre de santal, symbolisant qu’il aime les êtres comme ses fils et qu’il soutient les heureux élus. Le couperet parce qu’il coupe les afflictions (sct. kleśa) à la racine ; le crâne empli de sang parce qu’il dévore le cerveau et le sang des ennemis et causeurs d’obstacles (sct. vighna) ; le mala en os pour guider les êtres hors des six lieux d’existence. Comme il a obtenu le fruit que sont les trois corps il porte le khaṭvāṅga à trois pointes (sct. triśūla) ; le damaru pour fasciner les ḍākinī ; le lasso pour ligoter ceux qui ont endommagé leurs engagements (sct. samaya), les ennemis et les obstacles. Puisqu’il vient rapidement, de par sa compassion bienveillante, et qu’il soutient les heureux élus ses jambes jointes sont plantées fermement ; et pour discipliner les armées de māra féroces, il prend la posture de la marche héroïque (tib. ‘dor stabs), la jambe droite pliée, la gauche étendue, etc. Ainsi il danse en prenant différentes positions/stations. »[12]
Le protecteur à six bras dansant sur Vināyaka |
Śiva ithyphallique tuant l'asura Gaja en présence de quelques mātṝkā |
Les cultes des protecteurs au Tibet ont aussi intégré des dieux locaux avec leurs tributs et éléments de cultes respectifs dans les pratiques d’origine indienne/népalaise, qui elles avaient déjà intégré des pratiques locales non-bouddhistes. N'oublions pas que les āsura sont souvent des dieux anciens.
Mahākālī et Mahākāla, Ellora |
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[1] Brahmāṇī, Māheśvarī, Kaumārī, Vaiṣṇavī, Vārāhī, Indrāṇī et Cāmuṇḍā.
[2] « On voit aussi par ce mythe le contexte dans lequel apparaît la ḍākinī dans la sculpture du temple-grotte No 15 d’Ellora. D’après la description donnée par T. A. Gopinath Rao, cette sculpture représente principalement : au centre, un Śiva furieux, fendu à gauche, ayant huit bras ; les deux bras du devant portent le trident au bout duquel est empalé, tout en haut, l’asura Andhaka, déjà tout squelettique et adorant le dieu en joignant les deux mains ; les deux mains supérieures de Śiva tiennent et tendent à l’arrière la peau d’éléphant dont il se couvre ; les autres mains portent l’une une coupe crânienne (kapāla) dans lequel le dieu reçoit le sang du démon, une autre un tambour et une autre une épée ; la dernière main fait le geste de menace en étendant l’index ; sous le pied gauche de Śiva est représenté un petit atlante (ou une déesse ?), qui le porte sur ses mains et sa tête(7) ; à gauche du dieu, accroupie sur le sol même, on voit la śakti de Śiva, Yogeśvarī (Kālī), horrible vieillarde décharnée aux seins pendants ; elle a deux longs bras ; la main gauche, tendue vers le haut, porte une coupe dans laquelle elle reçoit les gouttes du sang d’Andhaka ; l’autre main tient un poignard courbe ; et au-dessus de cette déesse voltige la ḍākinī, moitié humaine, moitié oiseau, comme on l’a indiqué plus haut ; enfin, à gauche de Kālī, à la mi-hauteur, se trouve assise Pārvatī, la jambe droite repliée et la jambe gauche pendante, regardant avec frayeur le terrible combat qui se déroule devant elle(8) ».
[3] « Amoghavajra l’expose ainsi :
Ces Déesses ont aussi leur maṇḍala : au centre, on dessine Mahākāla, entouré par les Sept Mères-Déesses ; les détails sont ainsi qu’il est enseigné dans le Sūtra en large. “Mahākāla” : c’est le Sens du Grand-Temps ; le Temps, ce sont les Trois moments [le passé, le présent et le futur] ; [le qualificatif] “Grand”, c’est le Sens de n’avoir aucun obstacle : [ainsi,] c’est le Corps d’Essence du Buddha Mahāairocana, qui n’a aucun lieu où il ne pénètre.
Les Sept Mères-Déesses, avec la Mère-Déesse Brāhmī, représentent ensemble les Huit Bodhisattva de Culte.
[Ainsi,] par le Phénoménal est manifesté le Principiel ».
[4] Cette description est basée en partie sur celle du Shosetsu-fudō-ki 諸説不同記 TZ. I 2922 x 127a25-b22. Note d’Iyanaga.
[5] L’école Shangpa fondée par Khyoungpo Neldjor et l’école Karma-Kagyupa étant une branche descendant de Marpa le traducteur.
[6] Mgon po phyag drug pa’i gtor chog bsdus pa dbu phyogs lags so, composé par Tāranātha.
[7] dpal ye shes kyi mgon po phyag drug pa'i chos skor byung tshul dngos grub bdud rtsi'i char 'bebs. Pour une explication de cette pratique en français La lignée Shangpa et le protecteur de sagesse Mahakala
[8] Voir Le commentaire de la pratique de « snying gzhugs », intitulé « L’activité spontanément accomplie ». (Volume 2, p. 397 etc. du volume des Textes Shangpa - dpal ldan shangs pa bka' brgyud pa'i chos skor rnam lnga'i rgya gzhung). Titre complet de la pratique : phyag drug pa snying bzhugs dang 'brel ba'i bla ma'i rnal'byor
[9] « According to Ven. Khyabjé Tenga Rinpoché, lama Shérab Drimé reports the existence of a sixth Root Master of Khyunpo Naljor, a mysterious master whom we only know as Bäpä Naljor (tib : sbas pa'i rnal 'byor) or Hidden Yogin: “This master is truly a hidden yogin because we know virtually nothing about him other than that he gave a number of transmissions to Khyungpo Naljor. In several lineage supplications he is also referred to as "Bäpä Naljor Drachen Dzinpa" (sbas pa'i rnal 'byor sgra gcan 'dzin pa), or "Hidden Yogin Rahula". He is thus not to be confused with the aforementioned Mahasiddha Rahula. According to Ven. Kyabje Tenga Rinpoche, the hidden yogin is named Rahula because he was the son of the Buddha himself in a previous lifetime, whose name was also Rahula. In some publications Bäpä Naljor has been confused with Maitripa.” » Source
[10] dus skabs de nas lo stong phrag tsam lon pa'i dus phyis mnga' bdag mai trī gupta te bod skad du byams pa sbas pa/ gsang mtshan gnyis med rdo rje ces bya ba de bi kra ma shī lar bzhugs dus bskyed pa'i rim pa la brtan pa thob nas nus mthu khyad par can brnyes kyang*/ gnas lugs kyi don ma rtogs nas/ lhag pa'i lha la gsol ba btab pas/ lho phyogs dpal gyi ri la songs shig/ / ri khrod mgon pos rjes su 'dzin par 'gyur zhes lung bstan/
[11] de skabs mnga' bdag mai trī pa ni mi bzhugs/ jo mo rnal 'byor gyi dbang phyug ma gangga dhā ri'i drung du gser gyi maṇḍal phul bas kyang phyag chen dang mgon po la dngos grub 'grub pa'i ltas khyad par can brnyes/
[12]
[13] Dont le mantra-cœur est བྷྱོ་མ་མོ་ནག་མོ་བཻ་ཏཱ་ལི་སིནྡྷ་ཀུ་ལུ་ཀུ་ལུ་ཧཱུྃ་ཕཊ་སྭཱ་ཧཱ། dédié à la Mère noire cannibale (vetālī)
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