Corrida céleste : Saint Michael terrassant le diable dans la chapelle Sainte Eugénie de Nîmes |
J’avais déjà relevé certaines conclusions hâtives du livre dans mon billet Les dévots du bouddhisme du 24 septembre 2016. Notamment le fait de juger la pratique du bouddhisme à travers les siècles sur la pratique actuelle du bouddhisme tibétain en occident, notamment dans les centres Rigpa en France. Marion Dapsance fait à mon avis une bonne analyse de la pratique actuelle du bouddhisme tibétain en France, vue par les yeux d’une anthropologue. Le livre donne également une bonne analyse de l’invention du « bouddhisme » par Eugène Burnouf et de l’influence de la théosophie sur les croyances bouddhistes en occident, et même en certaines parties d’Asie par synergie. Ce qu’elle écrit sur le phénomène du « modernisme bouddhiste » (qui a beaucoup d’autres noms), s’inscrit dans les thèses anglophones, où le terme orientalisme figure souvent, et notamment sur le travail de Donald S. Lopez, auteur de Fascination tibétaine du bouddhisme de l'Occident.
L’orientalisme, tels qu’ils le conçoivent, est justement « La vision idéalisée du bouddhisme des occidentaux ». Cette vision idéalisée rejoint d’une part l’idée plutôt théosophique du Tibet comme un havre de doctrines ésotériques que l’occident aurait perdu, où les lamas tibétains exilés sont accueillis comme de véritables « mahātma » capables de retransmettre le savoir ésotérique et les Traditions que l’occident aurait perdus. Et d’autre part, les occidentaux auraient selon Dapsance et les « anti-orientalistes » aussi une vision idéalisée de la portée philosophique du bouddhisme, que celui-ci n’aurait jamais eu et qui serait une invention de l’occident, en la personne du philologue Eugène Burnouf (1801-1852), spécialiste de langues anciennes et orientales.
Le bouddhisme inventé par Burnouf, qui « s’est rapidement muée en une véritable légende urbaine », privilégie « une vision livresque des traditions asiatiques » aux dépens de la réalité : « des pratiques rituelles et dévotionnelles des bouddhistes d’Asie ». Ce bouddhisme, qui serait parfaitement compatible avec la sécularisation, la déchristianisation de la société, et « la science comme critère absolu de vérité » est celui actuellement répandu par le Dalaï-Lama et ses principaux porte-paroles en France :« le sociologue et journaliste spécialiste des religions Frédéric Lenoir, l’ancien biologiste et porte-parole français du Dalaï Lama Matthieu Ricard, le politologue Bruno Etienne et le sociologue des religions Raphaël Liogier ».[2] Ce bouddhisme-ci, qui se distingue des autres religions par sa parfaite compatibilité avec la société occidentale moderne, n’est pas celui que l’on rencontre en Asie, ni même dans les centres bouddhistes en occident.
L’enquête sur le terrain de Marion Dapsance en fournit la preuve. Mais de là nier tout passé philosophique (dans le sens de Pierre Hadot) au bouddhisme, en laissant de côté « la version livresque » justement, et faire comme si les pratiques rituelles et dévotionnelles des bouddhistes telles qu’on les trouve maintenant en France ou ailleurs ont toujours été les mêmes et constituent le vrai bouddhisme, ce n’est pas très sérieux. Le bouddhisme a changé tout le long de son histoire et dans tous les zones géographiques où il s’est installé. On y trouve des oscillations entre la foi et la raison comme dans d’autres courants spirituels et religions, avec toutefois un côté non-essentialiste et analytique qu’il considère comme une part essentielle de son identité.
Mais venons-en aux faits. Dans l’article du Monde, l’auteure parle davantage du rejet du christianisme comme moteur derrière le projet néo-bouddhiste. Quelques exemples :
« On présente certaines de ses séduisantes doctrines, mais on oublie de mentionner ses pratiques rituelles et dévotionnelles, qui rappelleraient malencontreusement « la religion », c’est-à-dire en fait le christianisme, dont sont issus les convertis, et qu’ils érigent en contre-modèle.
« Surtout, le christianisme est l’objet de moqueries et de dénigrements réguliers depuis le siècle des dites « Lumières », qui l’ont caricaturé et rendu intellectuellement inacceptable. »
« Or, il semble que les Occidentaux acceptent bien plus volontiers la mythologie bouddhiste que la théologie chrétienne – ce qui laisse entrevoir leurs réelles motivations : ce n’est pas, contrairement à ce qu’ils affirment, « la religion » qu’ils rejettent, mais bel et bien le christianisme. »
« Cela s’explique par le discrédit massivement jeté sur le christianisme depuis près de trois siècles, et par le fait que le bouddhisme ait été découvert (en tant que doctrine d’origine indienne distincte de l’hindouisme) dans des textes sanscrits par des savants européens du XIXe siècle, en plein contexte de sécularisation. Les textes doctrinaux découverts, déconnectés de toute réalité culturelle et sociale asiatique, ont ainsi été élevés au rang de « philosophie », et pensés sur le contre-modèle d’un christianisme démodé : sans Dieu, sans dogme, sans hiérarchie, sans surnaturel. Ce qui est faux : les divinités pullulent et les vérités à accepter sur parole sont légion. »En résumé, en pleine déconstruction du christianisme depuis les Lumières, Burnouf invente le « bouddhisme » et, en enlevant tous les éléments rituels et dévotionnels, en fait un contre-modèle du christianisme, déconnecté de « toute réalité culturelle et sociale asiatique ». Les occidentaux, dégoûtés du christianisme par la caricature qu’on (?) leur en faisait, se sont ensuite jetés sur le néo-bouddhisme philosophique, qui avait aussi fait des émules en Asie (par orientalisme). Pourtant, le bouddhisme tibétain, tel qu’il est pratiqué actuellement en Asie et en occident ne correspond pas à ce bouddhisme-là.
C’est vrai, rien que depuis les années 70, j’ai pu constater moi-même que le bouddhisme tibétain en occident, alors très influencé par Chögyam Trungpa en occident, s’est transformé en, ou est redevenu, une véritable religion qui n’a rien à envier au christianisme-épouvantail. Le bouddhisme tibétain était encore tout neuf en occident et s’accommodait sans doute des attentes « néo-bouddhistes », par upāya ? Trungpa s’était d’ailleurs grandement inspiré du Zen japonais pour développer son système à lui. Mais sans doute, les anti-orientalistes diront que le Zen japonais justement avait fortement subi l’influence néo-bouddhiste orientaliste dans leur pratique dénudée. Il faut dire que le bouddhisme avec son approche non-essentialiste et d’expédient s’y prête plus facilement que toute autre religion. Cela devrait faire penser.
Les textes ont joué un rôle crucial dans la transmission du bouddhisme. Ils reflètent la réflexion profonde et les nombreux débats des bouddhistes par rapport à leur propre doctrine. Passer à côté des « livres » et de la réflexion (tib. lung dang rigs pa) serait passer à côté d’un aspect essentiel du bouddhisme. Celui qui voit le Dharma me voit a dit le Bouddha. Ce sont les sūtras qui furent utilisés pour charger (sct. pratiṣṭhā) les représentations symboliques (stūpa, caitya, statues etc. poupées...), ce sont les volumes du Canon bouddhiste que l’on sort en procession pour bénir les lieux etc. Le Dalaï-Lama répète actuellement souvent que son bouddhisme s’appuie sur celui enseigné à Nalanda en Inde au moyen-âge indien. Si on laisse de côté toute cette tradition bouddhiste, pour se concentrer sur les « pratiques rituelles et dévotionnelles » actuelles dans les centres bouddhistes tibétains en France, et notamment dans des centres Rigpa, et que l’on base son jugement de tout le bouddhisme sur celles-ci, on se trompe de méthode selon moi. Mais je prends acte du décalage entre le « bouddhisme livresque » et les « thèses néo-bouddhistes » d’un côté et la pratique dans de nombreux centres bouddhistes tibétains français.
J’ai moi-même parlé à plusieurs reprises dans mon blog du bovarysme dans le bouddhisme tibétain (L'imitation peut-elle être une voie ?, Les rêves d'un heruka, La théopathie est-elle une pathologie ? etc.), qui peut conduire certains maîtres à se prendre pour des herukas, des mahāsiddha, des experts en folle sagesse ou des gurus suffisants. J’y ai abordé aussi le viol, la position de la femme et d’autres abus dans le bouddhisme. Je regrette que les hiérarques du bouddhisme tibétain ne prennent pas clairement position contre ces abus et ces attitudes. Je regrette notamment qu’aucune déclaration ou enquête ait suivi aux déclarations de Yangsi Kalou Rinpoché.
« Mais Kalu dit que dans les premières années de son adolescence, il a été abusé sexuellement par une bande de moines plus âgés qui se rendaient dans sa chambre chaque semaine. Quand j’aborde la notion d’ « attouchements », il éclate d’un rire tendu. C’était du sexe hard-core, dit-il, avec pénétration. « La plupart du temps ils venaient seuls », dit-il. « Ils frappaient violemment à la porte et je devais ouvrir. Je savais ce qui allait se passer, et après on finit par s’habituer ». C’est seulement après son retour au monastère après la retraite de trois ans, qu’il a réalisé à quel point cette pratique était incorrect. Il dit qu’à ce moment-là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes. »« Il dit qu’à ce moment-là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes »…
Retour à l’interview :
« Pourquoi le dalaï-lama, l’autorité spirituelle suprême du bouddhisme tibétain, n’a-t-il jamais désavoué et « excommunié » publiquement Rinpoché si tout ce qu’on lui reproche est fondé ? Peut-on dire que, comme pour les affaires de pédophilie dans l’Église catholique, il a été « couvert » par certains de ses supérieurs ?
Je rappelle au sujet de la pédophilie qu’elle n’est pas le fait spécifique de l’Église catholique, dû au célibat des prêtres, etc. Les statistiques montrent que le phénomène concerne aussi bien l’école publique que les familles. Faut-il pour autant condamner l’école ou tirer comme conclusion que tous les pères de famille, les oncles, ou les cousins sont, de par leur position ou par nature, des prédateurs en puissance ? Malgré des fautes graves comme ces silences et ces complaisances auxquels vous faites allusion, l’Église a toujours considéré la pédophilie, à l’instar de toute forme d’atteinte à la personne humaine, comme un grave péché. Il n’y a aucune glorification de la pédophilie chez les catholiques. En revanche, le bouddhisme tibétain a bel et bien proposé à l’admiration de ses fidèles des modèles de maîtres violents. Il suffit de lire les hagiographies des maîtres Milarepa (1052-1135) et Drukpa Kunleg (1455-1529), dont le comportement à l’égard de ses disciples serait assimilé aujourd’hui à une véritable torture. »Selon Marion Dapsance, les hagiographies de maîtres violents du bouddhisme tibétain pourraient servir de modèle ou de justification à certains maîtres actuels. Ce n’est probablement pas faux. Mais ce bovarysme destructif ne se limite pas au bouddhisme tibétain. On peut dire que le même type de bovarysme a contribué à produire le même type de déviances dans le catholicisme. Certes, le modèle du prêtre catholique n’est pas le mahāsiddha, mais l’ange. Et qui veut faire l’ange fait la bête. C’est l’ange qui sert de modèle au prêtre célibataire. C’est l’idée de l’ange, un agent asexué entre Dieu et l’homme. L’ange, placé plus haut dans la hiérarchie céleste (car détaché de son corps) que l’homme, n’a ni désir, ni libido. Un pur esprit qui n’a plus rien à voir avec la sagesse du monde. Par rapport au monde sa sagesse est folle. Le christianisme a bien sa folle sagesse à lui…
« 27 Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes;C’est alors en tout confiance que l’on peut se confier à son prêtre, ou lui confier ses enfants... C’est ce type de bovarysme qui a contribué à produire les scandales découvertes ces dernières décennies.
28 et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu'on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont,
29 afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » (Paul dans le premier épître aux Corinthiens)
Ne soyons pas aveugles aux mythes, croyances et hagiographies permettant ce bovarysme, ni dans le bouddhisme ni dans le christianisme.
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