lundi 19 février 2018

Récapitulatif Purī, Jagganāth, Dionysos, devadasī etc.


Dionysos peint par Amasis

Depuis le début de cette année (2018), j’ai publié une série de billets inspirés par le festival de chars de Purī et le livre Wives of the God-King de Frédérique Apffel Marglin. La série commence par l’origine de l’expression « Juggernaut », exprimant l’horreur de la dévotion populaire à laquelle rien ne résiste, que les victoriens avaient fait connaître aux anglais, et par à la France (Balzac, Anatole France,…).

Les fêtes autour de la trinité[1] du dieu Jagganāth de Purī frappent par ses aspects « carnavalesques » ou « dionysiaques » très festifs. Le carnaval pourrait avoir pour l’origine le « char naval » qui fait son entrée dans la ville au début du printemps ou de la mousson, pour annoncer le retour du dieu de la végétation et de la vie. A l’occasion de cette fête, les barrières tombent, les distinctions sociales sont quelque peu suspendues, et les rôles peuvent même être temporairement inversés (le roi devient le balayeur), pour être aussitôt reprises à l’issu des fêtes, jusqu’à la prochaine fois.

C’est le roi Anantavarman Chodaganga Deva (r. 1077–1150) qui aurait fait construire le temple de Jagganāth la ville de Purī dont le culte est plus ancien et pourrait avoir des origines tribales. Ce roi fut à l’origine un Shivaïte mais devint un Visnouite sous l’influence de Ramanuja. La tradition raconte que le temple de Jagganāth fut construit par le légendaire roi Indradumna, et que Guṇḍicā fut la femme de ce dernier. Le culte de Jagganāth s’est enrichi au cours des siècles, mais on peut déceler une tendance générale « syncrétiste » et harmonisatrice. Les rôles sont bien répartis entre les brahmanes et les descendants tribaux « śavara » (Daitā). Les premiers s’occupent du corps mystique du dieu (et du roi qui est son représentant terrestre) et les deuxièmes plutôt des « corps physiques » des dieux et du roi. Les Daitā se comportent comme la famille de sang du roi.

Frédérique Apffel Marglin observe la dichotomie pur-impur classique à l’œuvre dans la société de Purī, mais également une autre qui concerne l’auspicieux (maṅgala) et l’inauspicieux (amaṅgala). Tout ce qui relève du « pur » (le symbolique divin) fait partie de la mission des brahmanes. Ce sont eux qui sacrifient aux dieux et qui conduisent les rituels. Il y a les brahmanes du temple qui servent les dieux quotidiennement, et les rājagurus qui couronnent le roi et la reine, les initient et jouent également un rôle dans la consécration des devadasī, les servantes du dieu. Tout comme le roi représente le dieu Jagganāth, les devadasī sont comme les représentantes terrestre de la déesse Lakṣmī (Vénus), garante de l’auspicieux (maṅgalam), et les épouses du dieu Jagganāth (et du roi). Le roi est à la fois marié à la Terre (Bhūdevī) et à Lakṣmī, la déesse de l’abondance et de la fertilité. Il a non seulement la mission ordinaire d’un roi, mais aussi celle de rendre fertile la faune et la flore de son royaume. Cette dernière mission passe par des rites de fertilité, qui peuvent faire appel à des hiérogamies réelles ou symboliques. Les rites de fertilité ont depuis toujours été reliés à l’élément « liquide » corporel. Dionysos est le dieu de l’eau et du liquide. Lakṣmī et les devadasī sont également reliées à l’élément liquide. Le liquide qui garantit la fertilité de la terre peut être le sang versé d’un animal à cornes mâle, le liquide séminal d’un « ascète », « homme sauvage », « licorne » etc. ou, dans les rituels śakta et kaula, le liquide « séminal » d’une femme représentant Lakṣmī, Durgā ou équivalent. Ce dernier liquide est la cinquième « M » (maithuna) des rituels tantriques (faisant abstraction de variations ultérieures). Les deux premiers sacrifices de « liquide » corporel ont pour but d’attirer l’abondance et la fertilité. Avec le tantrisme, on bascule dans autre chose, l’objectif devient double. Ce n’est pas seulement dans l’intérêt de la terre que sont effectués ces rituels, mais aussi dans le but de la recherche de pouvoirs individuels (siddhi) voire de libération (mokṣa) individuelle de celui qui les pratique. Je laisse de côté les formes ultérieures atténuées de ces rituels.

Il y a des hiérogamies qui font très clairement partie de la fonction royale. Quand le Bouddha installe le solaire futur Bouddha Ajita Maitreya comme son régent, et que l’on devait imaginer le rituel correspondant, leurs auteurs s’étaient sans doute laissé inspirer par les rituels d’intronisation (abhiṣeka) connus. Ce n’est pas un hasard que les initiations ressemblent à des intronisations, où un être ordinaire au départ (le berger Dumuzi, etc.) devient roi et représentant du dieu par son intronisation. Et c’est en effet ce qui semble s’être passé (Indian Esoteric Buddhism, Ronald Davidson). Le Bouddha du mahāyāna est à la fois un roi universel et un Bouddha. Un certain type d’hiérogamie royale faisait partie des premières consécrations. En subissant les influences śakta et kaula, cette hiérogamie a évolué. Les « intronisations » se sont démocratisées par la suite… De nos jours les « intronisations » peuvent même être faites « en masse ». Les fonctions des rois (époux de la déesse Terre) peuvent être assumées par des princesses

Ce n’est pas tant que je regrette cette démocratisation des initiations ésotériques ou l’ouverture de la fonction royale aux femmes, mais plutôt que je trouve que ces idées ne sont plus de notre temps. Avons-nous besoin de rites de fertilité (au service d’un roi), aussi atténués et symboliques soient-ils ? Croyons-nous toujours en le pouvoir de rituels où des liquides corporels sont versés pour attirer l’abondance et la fertilité ? Faut-il toujours sacrifier des bœufs et des boucs, même symboliquement si ces derniers sont remplacés par des courges, des tormas etc. ? Croyons-nous toujours que ces sont des dieux et leurs agents qui font tourner le monde, se lever le soleil, faire pousser la végétation etc. en échange de sacrifices ? Faut-il maintenir l’idée d’un Bouddha-roi universel et son modèle féodale pyramidale, ou d’une conception de la femme « déterminée et déterminable » ? Je m’oppose en tout cela aux Traditionalistes. D’ailleurs, il en va des devadasī comme il en va des cordonniers, leurs vies étant nettement moins « auspicieuses » (ou « réussies ») que celles de ceux qu’elles servent (élites) ou de ceux qui les servent (pèlerins).

Même symboliques, même en tant que métaphores, ces idées nous influencent (Lakoff). Quelle sorte de « bénédiction », ces rituels et les idées qu’ils véhiculent pourraient-ils transmettre ? On retourne au rite, « parce que le rite est lui-même retour. Il est réappropriation. Il jette un pont entre présent et passé et établit une continuité entre les âges. »[2] C’est comme une astuce pour accéder à « l’immortalité ». C’est essentiel d’avoir une conscience historique et de se sentir lié aux ancêtres et à l’humanité toute entière, mais faut-il pour autant préserver et réactualiser des modèles de pouvoir archaïques avec leurs croyances ?

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[1] Voir aussi l’article de Kerasia A. Stratiki, Les ‘Dionysoi’ de Patras Le mythe et le culte de Dionysos dans la Periégèse de Pausanias dans le livre Redefining Dionysos (2013), pour des similarités avec le culte de Jagganāth.

[2] Confucius, Jean Levi, p. 37

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