Onction de l'omphalos par Artemis et Apollon |
La ville de Purî dans l'état de l'Odisha en Inde est célèbre pour le festival de son dieu Jagganātha. La tradition raconte comment Jagganātha, le Seigneur du monde, fut au départ le dieu tribal Nila Madhava, une pierre (ombilicale ? omphalos) bleue à l’intérieur d’une petite grotte dans les collines de Brahmadri[1] sur les rives de la rivière Mahanadi. Le lieu est actuellement connu comme Kantilo et fait partie du district Nayagarh. Le chef de la tribu des chasseurs (śabara), Biswabasu/Viśvabāsu, appela son dieu « Kitoung » en dialecte śabara ou śāora. Il vivait dans la forêt Savardvīpa sur les rives du Mahanad. Selon les Purāṇa, le dieu fut vénéré à l’origine sous la forme d’une pierre Indranila (sapphire) portant le nom de « Nilamadhava ».
Arrivée du nouveau tronc d'arbre Daru dans la ville de Puri |
Le culte de la forme divine (murti) du Daru (pilier de bois) serait apparu plus tard. Le temple Nila Madhava (d’une « généalogie incertaine ») construit ultérieurement sur la confluence des rivières Mahanadi, Kuanria et Kusumi aurait la même architecture que le temple de Jagganāth de Purî (XIIème). Madhava est par ailleurs un nom attribué à Kṛṣṇa dans son aspect de Madhava/Madhusudan/Madhusūdana, « Celui qui abat le démon Madhu » (Bhagavad-Gita).
Le culte est un peu une énigme à cause de ses nombreux éléments hétéroclites qui s’y sont ajoutés au cours des siècles. On a du mal à déterminer s’il s’agit d’un culte bouddhiste/jaïn, vichnouiste ou tribal (śabara). Il comporte des caractéristiques des trois, même si celles-ci peuvent être contradictoires. Il semble être le produit d’une synthèse savante[2]. Ainsi, la représentation est en bois, et contiendrait des reliques (une dent ?) en tant que substance vitale (Brahma Padartha), ce qui serait inacceptable pour un adepte de Vichnou, une partie du corps ne pouvant être pure. Le jour du festival, les distinctions de classe/caste sont atténuées. L’hypothèse principale semble être l’intégration d’un culte tribal[3] (śabara) pour des raisons religio-politiques. Un autre facteur de l'apport tribal pourrait être la popularité de la recherche de simplicité et de naturel (sahaja, akṛtrima) au moyen-âge indien (voir Ronald M. Davidson Indian Esoteric Buddhism 227-233), où les tribus faisaient figure de « bons sauvages » et où leur vie simple et idyllique fur pris pour modèle par des candidats siddha. "Les membres des tribus médiévaux (śabara) furent souvent représentés en buvant, faisant l'amour ou en dormant." (voir aussi les Caryāgīti ou Caryāpada) Ou encore la recherche du dépassement de toutes les appartenances (kula) et de l’universel dans le mouvement a-kula.
La tradition locale du Jagganāth de Purî raconte que c’est un roi du nom d’Indradyumna qui, ayant pris connaissance de l’existence de la pierre, aurait voulu la ramener à Purî pour la vénérer, mais la pierre disparut. C’est alors que le roi Indradyumna reçut par l’intermédiaire du rishi Nārada l’ordre de Brahma d’instaurer dans sa ville le culte de Jagannāth, Balabhadra, Subhadra, et Sudarśana Cakra. La quadruple manifestation divine prendre la forme d’un tronc de bois (daru) qui échouera sur la côte (Cakra tirtha) de Purî. Le bâtiment principal du temple a été construit vers 1135-1150 sur des éléments existants (culte ancien ?) par le fondateur de la dynastie des Ganga de l'est, le roi Anantavarman Codaganga.
Le dieu Jagganātha de Purî a divers sortes de serviteurs (prêtres) brahmanes et non-brahmanes. Les Daitā seraient les descendants tribaux des śabara et sont considérés comme les membres de la famille (lignée du sang) de Jagganāth. C’est eux qui s’occupent des obligations terrestres ("infrastructurelles"), qui font le deuil (inauspicieux, amaṇgalam) quand meurent les dieux et qui partent à la recherche du nouveau dieu (l'arbre Daru dont sera fait la nouvelle statue).
Jagganāth (droite) avec Balabhadra (gauche) et Sulabhadra (milieu) |
Les représentations de dieux de Purī sont volontairement imparfaites[4], comme si elles devaient être parfaites par l’imagination de chacun, selon sa foi. Les dieux de Purī ont les mêmes besoins que les humains, sont mortels et renaissent tous les 19 ans, c’est-à-dire que leurs représentations sont refaites tous les 19 ans à partir d’un nouveau Daru, qu’une équipe de recherche a pour mission de trouver. En creusant l’histoire du culte, on trouverait peut-être en effet des éléments de réintégration de cultes « de village » dans une « religion » locale officielle.
Les rituels de Jagganāth constituent un ensemble très complexe avec des éléments hétérogènes datant de différentes époques. On y décèle une volonté d’harmonisation de toutes les différences le temps du festival. Certains éléments semblent très anciens et présentent des similarités avec des éléments que nous connaissons par les Sumériens (Inanna, Dumuzi), les Grecs (Dionysos), etc. Sans même essayer de déterminer les origines, je me limiterai à souligner certains points de ressemblance (mythèmes), notamment l'opposition simple entre sauvagerie (śabara) et vie civilisée, la perméabilité entre le monde des morts et des vivants et la suspension temporaire des différences sociales (pralaya) au moment du Festival du bain (eaux primordiales).
Ainsi, l’origine tribale et sauvage (śabara) du dieu est un élément important de l’élément dionysiaque des festivals de Purî. J’utilise cet adjectif simplement par commodité, je ne veux pas suggérer une antériorité etc. Je pourrai aussi bien dire « sauvage » dans le sens de l'opposition entre sauvagerie et vie civilisée, mais dans ce cas il s’agirait plutôt d’une « sauvagerie » régulée. La sauvagerie est admise un certain temps dans la vie civilisée et bien encadrée. Les pouvoirs religieux (temple) et séculier (palais) travaillent main dans la main pour maintenir l’ordre.
Un autre élément dionysiaque dans le culte de Jagganāth est la triple hiérogamie. Le mariage mystique entre le roi et la terre (Bhūdevī), le mariage sacré entre le roi (le représentant terrestre de Jagganāth/Vichnou) et Lakṣmī (Inanna/Vénus), représentée par les servantes du dieu (devadasī), quelquefois appelées danseuses (bayadères) ou prostituées sacrées. Puis la séduction de l’ardent Balabhadra, l’ascète solaire solitaire, par les mêmes devadasī à la demande du roi. Jagganāth est considéré comme une forme de Vichnou/Kṛṣṇa, et Vichnou a deux femmes, Bhūdevī (la terre) et Lakṣmī (la prospérité). Le récit mythologique est associé à la vie du roi par l’intermédiaire des rituels organisés selon la course des astres (déterminée par l’astrologie). Ce qui se déroule dans le ciel se reflète sur la terre à travers les rituels. Les astres sont des dieux.
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[1] Aussi appelées Nilachal/Nīlācala (Montagnes bleues/noires)
[2] "Before Choraganga actually came to Orissa it appears from tradition that, Nilmadhava so much made of the Nihilists and perhaps accepted by the local Savaras, with whom also perhaps mixed up Uddas, has just been replaced by the image of the neem-wood, called Sawrinarayana. Choraganga instead of disapproving the attempt seemed to take ready advantage of the incident, specially as his Hindu patriotism as well as the imperialistic outlook dictated him to make the powerful Savara element of his newly annexed land completely his own and consequently, the new god more liberal and universally popular among these Savara people as well as the Hindu public. Jaina or Buddhist worship and practice were also retained there in making the offering acceptable by all clans and castes with equal reverence.” Pandit Nilakantha Das in "The Orissa Historical Review Journal, April 1958 Source
[3] « As per Verrier Elwin there is an alternative Savara legend, according to which there are three most important and prominent kittungs (Gods) - two brothers and a sister, Ramma, Bimma and Sitaboi. Ramma is always coupled with the brother Bimma. The legend maintains that it was from them that the Savara tribe was born. Such a set up has significant resemblance to the Jagannath triad. » Source
[4] Pour comparer, les trois divinités (Parsva-Devatas) sont au complets dans l’Ananta Vasudeva Temple qui leur est dédié dans la ville de Bhubaneswar.
« Balarama stands under a seven hooded serpent, Subhadra holds Jewels pot and lotus in her two hands keeping her left foot over another jewel pot, while Krishna holds a mace, chakra, lotus and a conch. The temple dates back to the period of Chandrika Devi, the daughter of Anangabhima III, during the reign of the king Bhanudeva. » « The idols found in the garbhagrha (sanctum sanctorum) of the temple have complete structure unlike the images of the Jagannath Temple, Puri. Here the shrimurtis (idols) are made of black granite stone, rather than wood, as seen in the Puri temple. For this temple only the city gains its name as Chakra kshetra (circular place), whereas Puri is named Shankha kshetra (curved place). »
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