Yantra de Kālī |
Il s’agit d’un rituel conduit par le rājaguru (gourou au service du roi), dans le cas du cérémoniel de Purī le Syāmā pūjā bidhi ou encore le Mahākālī Saparyā vidhih. C’est un rituel secret d’offrande à Kālī, qui dans ce cas est identifié à Jagganāth. Le rituel est une combinaison d’éléments de rites de couronnement (p.e. un kaśala avec un contenu tantrique cette fois-ci : les cinq M) et tantriques. Un sādaka bouddhiste tibétain n’aurait aucun mal à reconnaître les différentes phases[1].
La référence liturgique reste les cinq grands sacrifices (mahāyajña) : oblations aux dieux (deva), aux démons (bhūta), aux mânes (pitṛ), aux hommes (nṛ), l’accomplissement de l’hospitalité[2], mais selon une interprétation tantrique (śakta et kaula) Le rituel comprend (1) la préparation de l’eau commune (sāmānārghya), déposée dans une conque (marquée d’un triangle) placée sur un trépied, qui accueillera toutes les eaux sacrées. (2) Puis la préparation du pot (métallique, ghata) contenant le vin, qui sera consacré par le rājaguru, pour y installer le couple Śiva et Śaktī. Le vin est purifié, et appelé Kulasundarī, « la belle du clan » et comparé au nectar résidant dans le clan (kulastha). Le rājaguru trempe son pouce et majeur dans le vin, s’en frotte les mains et le passe sur tout son corps. Cela s’appelle « le bain » (snāna).[3]
Feuille et noix de bétél |
Ensuite, toutes le divinités sont invitées à s’installer dans le pot. Le vin est purifié par des méditations (dhyāna) et mantras, et adressé comme « Ānanda Bhairavī », la maîtresse des 64 cent millions de Yoginī, ou encore Surā. Je vous invite à lire les détails du rituel dans Wives of the God-King. Suivent la préparation (3) de la viande, (4) du poisson, (5) des gâteaux de haricots mungo (mudrā) et finalement (6) du cinquième « M » (pañcama makāra). Le cinquième M (pañcama makāra) requiert le service d’une śāktī (mudrā), qui doit répondre à certaines conditions.[4] La femme du rājaguru peut également servir de śāktī. Le but est de recueillir le fluide sexuel (rāja) du yoni de la śāktī et de le déposer sur une feuille de bel. Si le fluide ne vient pas naturellement, le rājaguru stimulera la śāktī par le coït, mais sans éjaculer. Le fluide sexuel constitue la cinquième substance. Cette phase du rituel est certes spectaculaire, mais elle s’inscrit dans un ensemble de rites plus complexe destiné, selon Marglin, à dissoudre le temps, à remonter à l’origine.
Le rājaguru prépare alors « l’eau spéciale » (biśeṣārghya). Un trépied est placé dans l’espace entre le siège de l’officiant et le maṇḍala (yantra) de la déesse, dûment consacré. Une conque (Śrī Pātra) est marquée d’un triangle faite de pâte de bois de santal rouge est placée sur le trépied. L’officiant remplie la conque à moitié de vin, et y ajoute de « l’eau commune », les substances des quatre premiers « M », puis la feuille de bel contenant le fluide sexuel. En dernier, il y ajoute « la fleur spontanée » (swayambhukuṣuma). Il s’agit d’une pièce de coton sur laquelle est accueillie la première goutte de sang menstruel des premières règles d’une jeune fille, selon une instruction orale donnée à l’auteure du livre.
Le nectar est offert aux trois couples divins (Brahma-Gayatrī, Viṣṇu-śrī Lakṣmī, śiva-Ambikā). La conque Śrī Pātra est comme la matrice de l’univers, enfin du corps mystique. En la touchant, l’officiant récite le mantra védique pour rendre fertile la matrice. Mantra récité sur le yoni de la femme précise Marglin. Kālī est invitée à demeurer dans l’eau de la conque jusqu’à la fin du rituel.
Suit la purification des éléments corporels de l’officiant, son ingestion de quelques gouttes de la conque Śrī Pātra : il est désormais rempli de Brahman (brahmanmaya). La préparation des substances à offrir et la « grande offrande » (mahāpūjā). L’officiant s’habille en femme. Il porte une robe rouge, la marque vermillon (sindur), du khôl sur les cils, des bracelets de cheville et il mâche du bétel pour avoir des lèvres rouges. Il médite Kālī dans son cœur.[5] Kālī est invitée à s’installer (prāṇapratiṣṭha tib. rab gnas) dans le maṇḍala (yantra). L’officiant demande la permission à Mahābhairava de faire des sacrifices à Mahābhairavī. Suit une série d’offrandes à la déesse et son entourage, puis l’offrande du bali (tib. gtor ma) aux 8 dieux etc. Un gaṇacakra a lieu où participent des hommes (vīra) et des femmes (śaktī), qui reçoivent cinq distributions de vin et de viande. Ils imaginent qu’ils boivent de la bouche de la kulakundalini et mangent la viande. Le cinquième pot restera sur son socle et devra être enterré pour le serpent Bāsukī. Le vin dans le pot est considéré comme l’eau des sept mers et la viande celle des huit éléphants des huit directions (aṣtadiggaja). Les hommes et les femmes retournent leurs pots. L’officiant récite le mantra : « Ô génitrice du triple monde (trailokyakjanani), toujours aimée par Śiva, sois satisfaite de ces offrandes. Viens avec ta famille (kula) dans mon cœur et réside-y avec Śiva. »
Suit la conclusion du rituel. Le yantra est effacé, les dernières offrandes sont faites aux esprits (bhūta) et aux chacals dehors.
En ce qui concerne le cinquième M, la maithuna, la femme (śaktī/mudrā) utilisée pour le rituel peut être la femme du guru, une courtisane (devadasi), ou un des cinq types de femmes.[6] L’officiant dessine un triangle à sa gauche où il fait asseoir la femme entièrement nue, les jambes croisées de façon à ce que son yoni soit bien visible.[7]
Pour faire une parenthèse, il est très probable que le rituel fait devant le petit Dampa Kor/Nirūpa (à l’âge de treize ans) par le yogi Cornu (tib. rwa ru can) et une yoginī au Népal était de même nature, mais adapté au milieu bouddhiste. Au lieu de représenter Mahākālī assise sur le corps de Bhairava Mahākāla[8], la yoginī est assise sur une représentation du Bouddha entrant dans le parinirvāṇa.
Le rituel śakta, ainsi que les rituels tibétains qui s’en sont inspirés, comportent plusieurs strates. Nous avons, vu que dans le rite d’intronisation ou onction (abhiṣeka tib. dbang), le roi, garant de la fertilité du pays, est rituellement marié (hiérogamie) à la terre (Bhūdevī). Le vase d’abondance (purṇakumbha, kalaśa) joue un rôle central dans le rituel. On retrouve ce rôle dans l’initiation du vase du vajrayāna. La fonction royale de garant de la fertilité à l’aide de rituels fait intégralement partie de la mission d’un roi, et cela depuis des temps très anciens.
Comme l’a démontré Ronald M. Davidson dans Indian Esoteric Buddhism, les initiations tantriques bouddhistes sont calquées sur les rituels d’intronisation indiens (Shivaste ou autres). L’idée d’un Bouddha cakravartin et l’intronisation de Maitreya comme le successeur du Bouddha et comme le Bouddha à venir a sans doute contribué à développer l’idée d’un rituel d’intronisation ou onction, à la façon d’un roi. Shivaistes, vichnouistes, jaïns et bouddhistes étaient en concurrence pour conseiller les rois. Les rituels des uns se sont sans doute inspirés de ceux des autres, comme les « best practices » au sein des entreprises de nos jours…
Avec le temps, des éléments śakta et kaula s’y sont greffés, y compris chez les Newars au Népal, et de là au Tibet. Ce qui était au départ destiné à des élites, s’est graduellement répandu dans d’autres couches de la population, voire dans d’autres pays (Népal, Tibet etc.). Les roitelets, les chefs de district, les abbés, les chefs de cercles de yogi (yogeśvara) ou autres porteurs de pouvoir religieux et séculier avaient désormais accès aux intronisations (« empowerments », initialement destinées à des régents, des rois, etc. mariés à la terre de leur royaume… Avec l’effet de ruissellement, et la démocratisation de ces rituels, tout le monde pouvait devenir un Bouddha. Et comme l’image du Bouddha était confondue avec celle d’un roi universel, tout le monde pouvait devenir un « roi universel » et épouser « la terre », puis gouverner.
Le rôle joué par le rājaguru (ou mandarin en Chine) était celui du prêtre familial (tib. mchod gnas) des clans les plus importants au Népal et au Tibet, où c'était le couple prêtre-patron (mchod yon) qui détenait le pouvoir religieux et séculier.
Maintenant que le « bouddhisme tibétain » est arrivé en occident, y a-t-il toujours de la place pour les idées traitées dans les derniers billets de mon blog ? L’image du Bouddha comme une sorte de roi universel au sommet d'une pyramide féodale ? Parallèlement, l’image du guru comme un Bouddha de ce type ? Les initiations calquées sur les rites d’intronisation avec des sacrifices (rançons payés) à tous les dieux et démons qui feraient tourner le monde et l’univers ? Les rites de fertilité royaux intégrés dans ces initiations ? C’est vrai que, peut-être sous l’influence du taoïsme chinois et l’idéologie yogi et siddha indienne, la nature des rituels sexuels a changé un peu. L’objectif étant moins l’abondance du pays et davantage la réussite (siddhi) individuelle : richesses, immortalité, libération etc. L’obsession de trouver la fameuse « eau spéciale » (biśeṣārghya) faisant place à celle, plus au niveau de "l'expérience directe", de trouver les quatre joies ou extases, donnant accès à la « libération ». Cette dernière idée allait très bien avec les attentes sexuo-spirituelles des années 70 (Hugh B. Urban, Tantra, Sex, Secrecy, Politics, and Power in the Study of Religion, University of California Press, 2003).
Extrait du commentaire (Advayavajra) des Distiques de Saraha
[329] Ne connaissant pas la grâce (sct. adhiṣṭhāna[9]) du Sceau universel (sct. Mahāmudrā), ce n'est pas la grande félicité [qu'ils éprouvent] au moment de la consécration de la femme de gnose (sct. prajñā jñāna abhiṣeka).
།ཀུན་ཏུ་རུའི་སྐབས་སུ་བདེ་ཆེན་སྒྲུབ་པ་ནི།
Celui qui atteint la félicité universelle pendant la phase du kunduru[10] (sct. kunduru)
En investissant mentalement l'expérience du sceau de l'acte (sct. karmamudrā), celle-ci n'est pas le Sceau universel.
།ཇི་ལྟར་སྐོམ་པས་སྨིག་རྒྱུ་སྙག་པ་བཞིན་དུ།
Il sera comme celui qui, assoiffé, court après un mirage".
Il n'arrivera pas à se désaltérer avec l'image de l'eau qui n'est pas l'eau véritable.
Si l'on ne sait pas que le Sceau universel est libre des notions (sct. saṃjñā tib. 'du shes) de la diversité et inconcevable comme l'espace, et que l'on poursuit le bien souverain avec des intentions (T. bsam pa) et des remémorations,
Si l'on ne sait pas que le Sceau universel est libre des notions (sct. saṃjñā tib. 'du shes) de la diversité et inconcevable comme l'espace, et que l'on poursuit le bien souverain avec des intentions (T. bsam pa) et des remémorations,
།སྐོམ་ནས་འཆི་ཡང་ནམ་མཁའི་ཆུ་རྙེད་དམ།
Il mourra de soif ; trouvera-t-il ainsi l’eau de l'espace[11] ?
***
[1] Préparatifs, purifications, fermer les dix directions (daśadigbandhana), chasser les obstacles (bighna), prière à la lignée, salutation de Ganeś et les protecteurs des champs (kṣetrapāla), purification des 5 éléments, génération de soi-même en tant que la divinité (mdun bskyed), développer le cercle de la déesse, préparation des accessoires d’offrande,…
[2] Masson-Oursel, Paul. L'Inde Antique Et La Civilisation Indienne, Par P Masson-Oursel, H. De Willman Grabowska Et Philippe Stern. Avant-Propos: Le génie De L'Inde. La Renaissance Du Livre, 1933.
[3] Marglin, p. 221.
[4] Marglin, p. 222 « (f) Preparation of the fifth m (pañcama makāra). A young woman is brought—she should not be old—and must not be menstruating. She may be married or unmarried and should belong to any of the following classes of women: a dancer (natinī); an adopted girl (pālinī), a courtesan (beśyā), a washerwoman (rajakī)-, a barber woman (nāpitānganā). Drawing a downwards pointing triangle on his left, the officiant seats her completely naked on that design. She sits cross-legged so that her vagina (yoni) is completely visible. The officiant, reciting mantras and sprinkling water in the same manner as previously, purifies the woman’s yoni »
[5] « Śrī Dakṣinakālīkā looks furious, opening her jaws wide. Her hair hangs loose. She has four arms. She wears a garland of severed heads. In her lower left hand she holds a freshly cut head and in her upper left hand she holds a sword. In the right hands she displays the ‘fear not’ gesture and the ‘boon granting’ gesture. She is green and glows like the dark clouds. She is naked. Blood streams from the garland of heads onto her body. Her two earrings are two corpses. Her three eyes dazzle like the rising sun. She looks terrible, exposing her large teeth. Her breasts are thick and pointed. At her waist she wears a garland of severed hands. She smiles and her face looks lovely with two streams of blood flowing down the sides of her mouth. She shouts loudly. She is standing in the cremation ground on the corpse-form of Siva. She is surrounded by a pack of she-jackals. She is doing inverse sexual union with Mahākalā Bhairava. She puts her yoni on the Siva-lingam quickly. She has become happy and her face is smiling. »
[6] A dancer (natinī): an adopted girl (pālinī); a courtesan (beśyā); a washerwoman (rajakī); a barber woman (nāpitānganā).
[7] «The officiant, reciting mantras and sprinkling water in the same manner as previously, purifies the woman’syoni. With a blade of grass the officiant touches the yoni while reciting a Vedicmantra to make the womb fertile. Trinayana [the informant of Marglin] gave the following gloss for this mantra:‘ Om, let Visnu create the yoni let Visvakarma give shape to your form. Let Prajäpati place the germ in your womb. Let Bidhätä cause your impregnation. Let the Amäbäsyä [newmoon] present her womb to you. Oh, Saraswatî, give your womb to her. Let the impregnation be done by the Äswins who hold a garland of lotus.’ Then looking at the yoni he recites a mantra stating that the nectar flows.» Marglin, p. 222
[8] « The great worship (mahāpūjā)
At this point, the officiant should dress and decorate himself like a housewife, wearing red clothes, vermilion mark [sindur), eye-black and ankle bracelets, and he should chew betel nut to redden his lips.
The officiant then purifies his hands, does some nysāsas, and recites some mantras. He meditates on Kālī as being in his heart and invokes her by a mantra which describes her, I will quote this mantra for it describes the iconography of the main deity.
Sri Dakṣinakālīkā looks furious, opening her jaws wide. Her hair hangs loose. She has four arms. She wears a garland of severed heads, in her lower left hand she holds a freshly cut head and in her upper left hand she holds a sword. In the right hands she displays the ‘fear not’ gesture and the ‘boon granting’ gesture. She is green and glows like the dark clouds. She is naked. Blood streams from the garland of heads onto her body. Her two earrings are two corpses. Her three eyes dazzle like the rising sun. She looks terrible, exposing her large teeth. Her breasts are thick and pointed. At her waist she wears a garland of severed hands. She smiles and her face looks lovely with two streams of blood flowing down the sides of her mouth. She shouts loudly. She is standing in the cremation ground on the corpse-form of Śiva. She is surrounded by a pack of she-jackals. She is doing inverse sexual union with Mahākāla Bhairava. She puts her yoni on the Śiva-lingam quickly. She has become happy and her face is smiling. » Marglin, p. 225
[9] byin gyis brlabs = adhiṣṭhāna. Huet : base, fondement | siège, place, domaine, lieu; peuplement, agglomération | (au fig.) personne qui soutient; gouvernement, autorité, pouvoir.
[10] Litt. Résine. Langue crépusculaire pour désigner l’union des deux substances génésiques, appelée « union indéfinissable ». Source : Alex Wayman, Buddhist Tantra and Lexical Meaning. Les premiers adeptes de la Mahāmudrā recherchaient cette « résine » pour trouver un corps divin immortel.
[11] Apb. mara sosena bhajjalu kahi pābaī/ mriyate śoṣa nabhas jalu kasmin prāpnoti/
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