Le Manimékhalaï (env. VIème s.), traduit du tamoul ancien en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer, raconte la conversion au bouddhisme de la devadasī Manimékhalaï de la ville de Puhār (Kaveripimpattinam ou Champāpati) dans le sud de l’Inde. L’auteur est un bouddhiste qui fait l’apologie du bouddhisme. Un bouddhisme, où les dieux et les génies ont une place et contribuent à l’abondance du pays. Il faut dire que le culte de ceux-ci fait partie de la vie sociale de la ville, où le roi organise tous les ans des fêtes en l’honneur d’indra, qui durent 28 jours. Pendant cette période, la ville était fréquentée par des dieux et des génies sous une apparence humaine. Le roi était conseillé par le « Grand Prêtre » (rājaguru ?).
Durant le festival de Purāh, le grand tambour d’Indra, gardé dans le temple en son honneur, était sorti et fixé sur le cou de l’éléphant royal. « Le bruit que faisait ce tambour […] était si terrifiant que le dieu de la mort lui-même n’osait pas sortir de son repaire. Le fracas du tambour inspirait l’héroïsme et on le vénérait avec des offrandes de sang.»
Saule indien (salix tetrasperma) |
« Celui qui le frappait appartenait de droit à la plus ancienne tribu. C’est lui qui rythmait la proclamation de l’édit : « Puisse la prospérité régner longtemps sur l’antique cité que protège la déesse de la fortune [Lakṣmī]. Puisse la terre être bénie trois fois chaque mois par la pluie. Puisse les astres suivre leur juste cours grâce à la vertu de nos rois. » Pour contrecarrer l’influence des planètes néfastes et les intrigues des perfides démons, on vit arriver à la suite d’Indra, leur souverain, les quatre cohortes des trente- trois dieux appelées : Vasu, Rudra, Aditya, Ashvini, ainsi que les dix-huit Gaṇa (les fantaisistes compagnons de Shiva) qui ont acquis le rang d’êtres célestes grâce à des actes méritoires, accomplis durant leurs vies passées dans le monde des hommes. Tous ces êtres divins étaient descendus sur la Terre pour goûter les plaisirs de la ville. Ils étaient venus si nombreux que la cité céleste était restée déserte comme jadis le fut la ville de Puhār lorsque le roi Chola Karikâl Valavan partit pour conquérir les royaumes du Nord, ainsi que le relatent les savants historiens qui gardent la mémoire des événements du passé. Le hérault proclama : « Décorez de festons les larges avenues. Nettoyez les lieux d’assemblées. Mettez des jarres emplies d’eau potable, des plantes fleuries dans des vases d’argile et des statues portant des lampes dans leurs mains.
« Décorez les maisons de palmes d’aréquier, de branches de vanji [saule indien, salix tetrasperma], de tiges de bananier chargées de fruits de cannes à sucre. Ornez les plinthes de lianes fleuries Attachez entre les colonnes des guirlandes de perles. « Enlevez le sable souillé et répandez du sable frais les rues de la vieille ville où vont se dérouler les fêtes sous les grands arbres qui servent d’abri. Déployez de grands étendards suspendus aux corniches. Erigez des drapeaux attachés à leurs hampes. « Que les prêtres experts dans les rites, différents chacun des dieux, accomplissent les cérémonies prescrites dans leurs temples, commençant par celui du dieu qui porte un œil sur son front (Shiva) et terminant par le génie qui veille sur l’ordre public et se tient au carrefour central de la ville[1]. « Que les enseignants des vertus civiques prennent place pour leur leçon de morale sur le sable fin répandu sous les dais ou dans les édifices publics. Que les représentants des diverses religions, qui tous prétendent détenir la vérité, s’assemblent pour en discuter sur sièges qui leur sont réservés dans la salle de l’académie. Evitez rixes et violences même envers des ennemis. « Telles sont les règles à observer durant les vingt-huit jours où les dieux et les hommes se promènent amicalement réunis, jouissant de la beauté de la nature, les dunes de sable, dans les jardins fleuris, les îlots du fleuve et les lieux de bain au bord des rivières. » C’est ainsi qu’au son du tambour le hérault entouré des guerriers aux épées fulgurantes, des chars, des cavaliers, des éléphants, proclama le commencement des fêtes splendides en ajoutant une prière : « Puisse la faim, la maladie, la violence, s’éloigner à jamais et puisse la pluie, toujours plus abondante, apporter la prospérité. »[2]
L’héroïne de l’histoire, Manimékhalaï, refuse de participer aux festivités en accomplissant ses devoirs de devadasī, servante de la déesse de fortune et d’abondance Lakṣmī. Sa grand-mère, également une devadasī, le regrette, et accable la mère Mādhavi et Manimékhalaï de reproches. Déjà sa fille Mādhavi avait voulu se consacrer à la vie monastique au lieu d’assumer ses devoirs de devadasī. Maintenant c’était le tour de Manimékhalaï.
« Amie ! Pareille à la déesse de la fortune, quelle est la cause de ton chagrin ? N’as-tu plus nul égard envers les habitants, sages ou fous, de la ville ? Pour des filles telles que nous, la vie que tu prétends mener est un manquement condamnable aux usages. »Il était inimaginable pour la grand-mère que sa fille et petite-fille veuillent renoncer à leurs devoirs de courtisanes expertes en les arts pour suivre une vie monastique. Mais Mādhavi était toute à fait consciente des désavantages de la condition de la femme et des « trois façons dont les femmes honnêtes terminent leur vie dans ce vaste monde entouré d’océans » (mort de tristesse, mort sur le bûcher, vie éprouvante de veuve). L’histoire de sa propre mère avait fait tourner Manimékhalaï vers la religion. Les villes étaient entourées par des « jardins de délices » ou des « jardins de plaisir », où les devadasī se rendaient pendant le festival d’Indra. Les jardins étaient uniquement accessibles aux visiteurs célestes (dieux et génies, sans doute sous une forme humaine…) et furent gardés par des démons, « un lacet à la main », « qui lui servait à capturer les délinquants qu’il frappait à mort et dévorait ensuite. »[3] Ceux qui venaient quémander les services des devadasī dans ces jardins, étaient forcément des « visiteurs célestes », puisque les humains ordinaires ne pouvaient pas y pénétrer…
Dans un des jardins de Purāh, Upavanam, se trouve cependant un piédestal magique (l’œuvre de Maya) où l’on pouvait discerner les empreintes des pieds du Bouddha. Par concession, c’est dans ce jardin où Manimékhalaï accepte d’aller. Elle traverse la ville et rencontre toutes sortes d’ascètes : Jaïna (qu’un ivrogne convainc de boire de l’alcool, car il n’y a pas d’insectes dedans...), Kālāmukha. Dans les rues, il y a des spectacles de danseurs travestis (Pêdi) avec des barbes frisées et de longues tresses de cheveux noirs, les bouches et les yeux maquillés, les palmes teintées de rouge.
Manimékhalaï passe par un endroit où est célébré le jeune dieu Murugan (fils de Śiva), une sorte de culte virginal (kumarā/kumarī), où les enfants sont mis à l’honneur. Certaines personnes s’en prennent à Manimékhalaï « Une mère qui permet à sa fille, si jolie qu’elle n’a pas besoin d’aucun fard, de choisir le chemin ardu de la vie monastique, est une femme cruelle et indigne. » Une fois dans le jardin Upavanam, le prince Udayakumarā, le fils du roi, entend parler de l’histoire et de la beauté de la devadasī, et veux la ramener à la raison. Il entre le jardin et s’adresse à Sutāmati, l’amie de Manimékhalaï.
« « Je sais pourquoi tu es venue dans ce lieu isolé et que tu n’es pas venue seule. La tendre fille appelée Manimékhalaï, aux jeunes seins naissants, vient d’atteindre la puberté. Elle a maintenant l’âge où les enfants cessent de balbutier des mots confus pour s’exprimer correctement. Ses dents de lait sont tombées pour faire place à de nouvelles dents pareilles à des rangées de perles. Ses grands yeux semblables à des carpes rouges s’allongent jusqu’à ses oreilles pour leur conter les secrets merveilleux du dieu de l’Amour. Elle est maintenant prête à subir les assauts des mâles qui, sous l’effet des cruelles flèches d’Eros, perdent toute retenue. Pourrais-tu m’expliquer pourquoi cette charmante fille a quitté le monastère des moines pour venir seule avec toi dans ce jardin ? »[4]
Mais la réponse très sage de Sutāmati n’empêchera pas le prince de tomber éperdument amoureux de Manimékhalaï. N’arrivant pas à ses fins, il décide de passer par la grand-mère de Manimékhalaï pour faire pression sur Manimékhalaï.[5] Désésperée, Manimékhalaï prie la déesse Manimékhalā qui lui conseille d’aller dans un charnier, « où ne se hasardent que les amis des morts » et où se trouve un vaste temple dédié à la déesse noire, et « entouré d’arbres aux longues branches ployant sous le fardeau des têtes tranchées qui y sont suspendues ». La déesse plonge Manimékhalaï dans le sommeil et la transporte dans l’île de Manipallavam où se trouve le piédestal du Bouddha. Le sage Aravana Adigal (une sorte de Nāgārjuna) lui rappelle ses naissances antérieures et lui donna pour mission de soulager les hommes de la faim grâce au bol magique « Vache d’abondance ».
C’est donc par d’autres moyens, davantage ascétiques mais toujours « magiques », que Manimékhalaï l'ex-devadasī bouddhiste procurera « l’abondance ».
On comprend par l’histoire que Manimékhalaï était sur le point d’être officiellement consacrée comme une « femme auspicieuse » (mangala nārī) et une devadasī et que ce moment passera dans un « jardin de délices », où un « visiteur céleste » lui fera la cour, le jardin n’étant simplement pas accessible aux autres. Le mariage indien d’une fille passe souvent en deux stades. Un premier « mariage » est célébré à l’âge de la puberté dans la maison de la fille (ghara jagyā) et une deuxième cérémonie appelée « remariage » (punāhah bibāha) dans la maison de l’époux. Les devadasī ont également deux cérémonies. Une première (sāḍhi bandhana), avant leur puberté, où elles sont mariées à la divinité. La deuxième a lieu après leurs premières règles (pratama rāja darśana) et implique la consommation du mariage avec le roi ou un brahmane du temple, au bout de six jours « d’impureté » et un bain purificateur le matin du septième jour. La devadasī prend alors une poignée de sable et dit « Puissè-je avoir autant de maris qu’il y ait des graines de sables dans ma main. »[6] Le mariage peut être consommé par le roi en personne, mais une simple rencontre peut suffire. Le premier « mari » de la devadasī est le serviteur du temple (paṇḍā) qui a financé les frais du deuxième mariage. Dans la pratique, les femmes devadasī viennent souvent de la communauté des intouchables (dalit) et leur première nuit est attribuée au plus offrant.[7] Cette option libère les parents de la charge de payer la dot de leur fille.
[1] Génie qui prend la forme d’un pillier (herma).
[2] Daniélou, pp. 27-29
[3] Daniélou, p. 37 et Daniélou, p. 26
[4] Daniélou, p. 50
[5] Daniélou, p. 57
[6] Marglin, p. 74. « The saying in Marathi is ‘Devdasi devachi, bayko saarya gavachi', means servant of God but the wife of whole town. » Source
[7] The Guardian 'Devadasis are a cursed community'
[8] The Telegraph, India’s ‘prostitutes of God’
C’est donc par d’autres moyens, davantage ascétiques mais toujours « magiques », que Manimékhalaï l'ex-devadasī bouddhiste procurera « l’abondance ».
On comprend par l’histoire que Manimékhalaï était sur le point d’être officiellement consacrée comme une « femme auspicieuse » (mangala nārī) et une devadasī et que ce moment passera dans un « jardin de délices », où un « visiteur céleste » lui fera la cour, le jardin n’étant simplement pas accessible aux autres. Le mariage indien d’une fille passe souvent en deux stades. Un premier « mariage » est célébré à l’âge de la puberté dans la maison de la fille (ghara jagyā) et une deuxième cérémonie appelée « remariage » (punāhah bibāha) dans la maison de l’époux. Les devadasī ont également deux cérémonies. Une première (sāḍhi bandhana), avant leur puberté, où elles sont mariées à la divinité. La deuxième a lieu après leurs premières règles (pratama rāja darśana) et implique la consommation du mariage avec le roi ou un brahmane du temple, au bout de six jours « d’impureté » et un bain purificateur le matin du septième jour. La devadasī prend alors une poignée de sable et dit « Puissè-je avoir autant de maris qu’il y ait des graines de sables dans ma main. »[6] Le mariage peut être consommé par le roi en personne, mais une simple rencontre peut suffire. Le premier « mari » de la devadasī est le serviteur du temple (paṇḍā) qui a financé les frais du deuxième mariage. Dans la pratique, les femmes devadasī viennent souvent de la communauté des intouchables (dalit) et leur première nuit est attribuée au plus offrant.[7] Cette option libère les parents de la charge de payer la dot de leur fille.
« When a dancing-girl attains adolescence, her mother makes a bargain with some rich man to be her first consort. Oil and turmeric are rubbed on her body for five days as in the case of a bride. A feast is given to the caste and the girl is married to a dagger, walking seven times round the sacred post with it. Her human consort then marks her forehead with vermilion and covers her head with her head-cloth seven times. In the evening she goes to live with him for as long as he likes to maintain her, and afterwards takes up the practice of her profession. In this case it is necessary that the man should be an outsider and not a member of the kasbi caste, because the quasi-marriage is the formal commencement on the part of the woman of her hereditary trade. » The ocean of story, being C.H. Tawney'stranslation of Somadeva's Katha sarit sagara
« Over time, however, the tradition began to change, and the devadasi became less respected. “Many ended up becoming the mistress of a particular ‘patron’ - often a royal, or nobleman - as well as serving in the temple," says Harris, "and eventually, the connection with the temple became severed altogether. Today, although there are still many women called devadasi, and who have been dedicated to the goddess, a lot of them are essentially prostitutes.” »[8]La vie d’une devadasī, tout comme la vie d'une mudrā (ou d'une ḍākinī du mandala secret du lama...), n’est pas également « auspicieuse » (mangala) pour toutes les parties concernées. Contrairement à ce que dit Sarah Harris, cela n’est pas forcément un développement récent. Manimékhalaï et son amie Sutāmati connaissaient bien les déboires des devadasī, ne serait-ce qu’à travers la vie de leurs mères et grand-mères. Leur attitude représente aussi le point de vue du bouddhisme dans cette région, à cette époque. Le peuple était peut-être moins friand des « hiérogamies » que les élites (Inde, Népal, Tibet,…). Était-ce uniquement par ferveur religieuse que Manimékhalaï voulait se consacrer à la vie monastique ou aussi partiellement par refus de la condition d’une devadasī ? Comme c’était le cas pour la mère de Sumangala ?
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[1] Génie qui prend la forme d’un pillier (herma).
[2] Daniélou, pp. 27-29
[3] Daniélou, p. 37 et Daniélou, p. 26
[4] Daniélou, p. 50
[5] Daniélou, p. 57
[6] Marglin, p. 74. « The saying in Marathi is ‘Devdasi devachi, bayko saarya gavachi', means servant of God but the wife of whole town. » Source
[7] The Guardian 'Devadasis are a cursed community'
[8] The Telegraph, India’s ‘prostitutes of God’
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