dimanche 10 mars 2019

Mythes de naissance et naissance de mythes




Naissance du Bouddha sous l’arbre sal (śāl),
shorea robusta, Inde oriental Xème s.

<Malheureusement, pour une raison inconnue, toutes les illustrations de ce billet avaient disparues>

Est-ce qu’il existe un fonds commun indo-européen, mutatis mutandis, de mythologies et de rituels associés, de la Grèce au périmètre indien ? J’avais écrit une série de blogs sur les festivals et les coutumes de la ville de Purī en Inde.

Récapitulatif Purī, Jagganāth, Dionysos, devadasī etc.
Le festival des chars de PurīUn roi qui fait la pluie et le beau tempsJuggernaut ou la procession du soleilLa séduction de l'ascète cornu"Dionysos" à Purī ?

Le caractère dionysiaque des festivals me faisait penser à une influence grecque/ionienne, mais on peut aussi penser à un terreau commun, plus ancien, dont on pourrait spéculer sur les principales caractéristiques en considérant le déroulement des festivals de Purī et les Thesmophories grecques et les Cerealia, ou ludi Cereris, des romains.

Déméter avec Perséphoné-Coré
et le petit Iacchos

Nous connaissons ce type de festivals comme le culte de la déesse grecque Déméter, la déesse de l'agriculture, mais le culte pourrait être aussi ancien que l’agriculture et le souci de la fertilité des terres et du vivant. La nature, la terre, la fertilité, les saisons ainsi que les agents de la nature sont personnifiées et divinisées. C’est de la conformité de leur culte que dépend la réussite des récoltes, des naissances et de la prospérité en général. Ce culte a pour fonction d’instaurer l’ordre nécessaire à ces grâces.

Les Thesmophories et les Cerealia sont peut-être des formes atténuées plus publiques de cultes comme les Mystères d'Éleusis. Ce que ces cultes partagent est l’idée de la nature cyclique des saisons et de la nature, avec l’aller et le retour de la fertilité et de la vie, représentée par Perséphone, la fille de Déméter, qui passe sa vie entre le monde terrestre (printemps-été) et le monde souterrain (automne-hiver).

Pour garantir les cycles de la nature, il faut respecter les cycles du culte. Le roi et le prêtre jouent un rôle important dans le culte. Le roi est symboliquement marié à la terre sur laquelle il règne, le prêtre surveille le bon déroulement des rituels.
Dans la tradition éleusinienne, Eubouleus est un porcher englouti par la terre en même temps que Perséphone lorsqu'elle est enlevée par Hadès. En son honneur, les Athéniens jettent des porcs vivants dans les « gouffres de Koré et de Déméter » lors de la fête des Thesmophories. Il joue un rôle important dans le culte d'Éleusis en tant qu'accompagnateur de Perséphone lors de son retour des Enfers. Une inscription sur un relief [de Lakratéidè] trouvé dans le sanctuaire d'Hadès à Éleusis l'associe avec deux divinités, Théos et Théa, formant ainsi une triade. Source wikipedi
En effet, le rite essentiel des Thesmophories en Attique consistait à précipiter des cochons de lait dans des fosses, appelées mégara (μέγαρα) ; les restes, thesmoi (θεσμοί), avaient mécaniquement acquis des vertus fertilisantes, et étaient récupérés l'année suivante pour être mêlés aux semences.” Source Wikipedia

Varāha, le sanglier, joue un rôle important en tant que protecteur de la déesse terre Bhūdevī (un avatar de Vichnou). Y compris dans les rituels (de couronnement) où la boue de divers endroits du territoire doit être prélevé avec une défense de sanglier (éléphant ou rhinocéros).

Pour plus de détails :

“(Dialogues des Hétaïres, 11,1 - éd. Rabe p. 276)
Thesmophories : « les Thesmophories sont une fête grecque comportant des mystères. On les appelle aussi Skirophories. Elles ont pour origine un récit mythique : lorsque Korè [autre nom de Perséphone], qui cueillait des fleurs, fut enlevée par Pluton, il y avait sur les lieux un porcher nommé Eubouleus, qui faisait paître ses pourceaux. Ils furent tous engloutis dans le même gouffre où avait disparu Korè ; par suite, en l’honneur d’Eubouleus, on jette des porcelets dans les gouffres de Déméter et de Korè. Les restes décomposés des porcs ainsi jetés dans les megara sont recueillis par des femmes nommées écopeuses (antletriai) qui, après avoir passé trois jours dans une pureté rituelle, descendent dans les cavités sacrées (adyta) pour rapporter les restes et les placer sur les autels ; celui qui en prend et en mêle au grain de semence aura, croit-on, de belles récoltes. On dit aussi qu’il y a des serpents au fond des gouffres qui dévorent la plus grande partie de ce qui y a été jeté. C’est pourquoi lorsque les femmes écopent et, lorsqu’en retour elles déposent les figurines, elles font beaucoup de bruit en frappant afin d’éloigner les serpents que l’on considère comme les gardiens des lieux interdits (adyta). Cette même cérémonie porte aussi le nom d’arrhétophories et on en donne la même explication concernant la naissance des fruits et l’ensemencement des hommes. On offre alors des objets sacrés qui doivent rester secrets (arrhela), figurines de pâte dure de blé, fabriquées à l’imitation des serpents et de membres masculins. Et elles prennent des branches de pin chargées de leurs cônes, à cause de la grande fécondité de cette plante. Toutes ces choses sont jetées dans les megara qui est le nom des cavités sacrées (adyta) en même temps que les pourceaux à cause de la capacité également de cet animal à produire beaucoup de petits - en tant que symboles de la naissance des fruits et des hommes. Ainsi remercie-t-on Déméter qui, en donnant les "fruits de Déméter" a apporté la civilisation au genre humain. La première explication de la fête est donc le mythe et celle-ci vient de la nature. Les Thesmophories portent ce nom parce que Déméter a reçu l’épithète de Thesmophore, parce qu’elle a apporté les lois, c’est-à-dire les thesmoi, selon lesquelles les humains doivent se procurer leur nourriture en travaillant la terre. » Extrait de Les Grecs et leurs dieux: Pratiques et représentations religieuses dans la cité à l'époque classique de Louise Bruit Zaidman
Le rôle cultuel dans le temple décrit ci-dessus est réservé aux hétaïres grecs et aux devadasi indiens. pour certains festivals, les femmes du peuple aussi doivent garder une pureté rituelle.

Les fêtes autour de la Menstruation de la terre « Rāja Saṃkranti » (aussi Mithuna Sankranti), montrent le lien très particulier entre le roi, le peuple de Purī et la terre. Pendant cette période, les paysans ne labourent pas la terre, ni ne l’ensemencent et attendent la pluie. Ils s’abstiennent également d’avoir des rapports sexuels avec leurs femmes. La Menstruation de la terre (Bhūdevī), a lieu au mois de Jyeṣṭha (mai, juin) dure trois/quatre jours, et précède le Festival du bain (snāna purnimā/uschaba), qui inaugure la période des pluies. Le quatrième jour du festival a lieu le Bain de la déesse (ṭhākurāṇi gāduā). La terre brûlante (bhuī dāhana) attend les pluies. Les agriculteurs la traitent comme une femme menstruée et ne la labourent pas. Ils s’abstiennent également de rapports sexuels avec leurs femmes, qui se comportent comme si elles avaient les règles. Pendant la menstruation de la terre les femmes ne travaillent pas et se détendent. Ce sont les hommes qui font la cuisine.” Un roi qui fait la pluie et le beau temps (blog Dans le sillage d’Advayavajra).
Lors des Cerealia romains, qui célébraient le retour de Proserpine sur la terre et l'invention de l'agriculture on n'offrait point de sacrifice sanglant, à l'exception toutefois d'une truie, qu'on immolait à Cérès (wikipedia). Bona Dea (la Bonne Déesse), une autre déesse de l’entourage de Déméter, fut célébrée à Rome pendant des cérémonies nocturnes, uniquement ouvertes aux femmes. Toutes les représentations d'hommes ou d'animaux du sexe mâle étaient enlevés.
On sait que les participantes se recrutaient parmi les matrones appartenant aux milieux aristocratiques de Rome, auxquelles s'ajoutaient les Vestales. On sait aussi qu'elles portaient toutes sortes de fleurs (sauf le myrte) et offraient en sacrifice une truie et du vin.” (source wikipédia)
C’étaient probablement pendant des festivals de ce type, consacrées à Déméter, ou une divinité équivalente, que se joue le mythe de Myrrha/Smyrna raconté par Ovide dans les Métamorphoses. Selon les versions de ce mythe, Myrrha/Smyrna fut la fille du roi Cinyras et de la reine Cenchreis de Chypre ou du roi Théias d’Assyrie (qui serait le fils de Bélos) et de la nymphe Orithye (version de Panyasis). Pendant la tenue d’un de ces festivals consacrés à Cérès/Déméter, la reine Cenchreis pratiquaient l’abstinence sexuelle pendant neuf jours. Sa fille Myrrha, secrètement amoureuse de son père fit organiser des rencontres avec son père par sa nourrice. Myrrha contrevient ainsi aux préceptes de la déesse, qui provoque peut-être ainsi l’ire d’Aphrodite/Vénus. Il existe plusieurs versions pour expliquer son ire. Au bout de quelques nuits, le père découvre la manoeuvre et veut tuer Myrrha, qui s’enfuit dans les bois, où elle erre pendant neuf ans voulant disparaître de la surface de la terre et poursuivie par Aphrodite. La terre sauve Myrrha en recouvrant ses pieds de terre et en la transformant en arbre de myrrhe. Enceinte d’Adonis elle accouche de lui par une fente de son écorce avec l’aide de Lucina, la déesse de la naissance.

Naissance d’Adonis. Majolique de l’atelier de Fontana.

Ici aussi, il existe différentes versions hormis celle d’Ovide. Elle est retrouvée par le roi qui de son épée fendit le tronc en deux et le bébé Adonis en sortit. Dans une autre, un “sanglier, traqué, fuyant droit devant lui, fendit le tronc avec ses défenses et dans l'anfractuosité les chasseurs découvrirent un bébé préfigurant peut-être la mort qui l'attendait.” (source)

Naissance d’Adonis par Jean Decourt (1560)

C’est le retour du mythème du sanglier qui fertilise/sauve la terre. Adonis mourrut à la chasse étant mortellement blessé à la jambe par un sanglier.

Vénus pleurant la mort d’Adonis, Thomas Willeboirts Bosschaert

Le nom Adonis est considéré d’origine sémitique et on retrouverait le même mythe sous les noms de Tammouz ou de Thamous, qui correspond à son tour à Dumuzi le berger et l’amant d’Innana. Adonis est associé au myrte, qui est interdit dans le culte de Bona Dea, car le père incestueux de celle-ci “essaya en vain de parvenir à ses fins en l'enivrant. Excédé, il la fouetta avec une verge de myrte. Il réussit finalement à s'unir à elle, en prenant la forme d'un serpent.” (source wikipedia).

Ce qui est remarquable c’est l’inversion des thèmes du mythe de Myrrha. Cette dernière aurait été secrètement amoureuse de son père, et c’est en l’enivrant qu’elle avait réussi à coucher et tomber enceinte de lui. Dans le cas de Bona Dea c’est elle la victime et c’est son père qui aurait tenté de l’enivrer. Notons aussi le symbole phallique du serpent, que l’on retrouve aussi chez les devadasi à Purī (elles tapent du pied pour tenir les cobras à distance). Le serpent, la verge de myrte (d’Adonis) et le sanglier avec sa défense ont la même valeur symbolique.

Si Adonis, le porcher, est en effet l’équivalent de Tammouz/Dumuzi (le berger), le mythe est effectivement oriental. Le bel Adonis/Tammouz/Dumuzi doit accompagner Koré/Perséphone/Innana qui descend sous la terre et remonte au rythme des saisons. Les sangliers/pourceaux/truies ou leurs figurines qui le représentent sont sacrifiés et jetés à la fosse (terre fendue) de Déméter/Koré pour fertiliser la terre de la saison qui vient. Il se pourra bien qu’aussitôt né Adonis, le jeune pourceau, est destiné à mourir.

“Les Adonies, fêtes en l'honneur d'Adonis, étaient célébrées en divers lieux, et plusieurs auteurs de l'Antiquité grecque les ont évoquées. Aphrodite tint à rendre hommage à son amant défunt et organisa en son honneur une fête funèbre célébrée chaque printemps par les femmes phéniciennes. Ce rituel consistait à planter des graines et à les arroser d'eau chaude de manière à accélérer leur croissance. Ces plantations, surnommées « jardins d'Adonis », mouraient également très rapidement, symbolisant la mort du jeune homme. À Athènes dès le ve siècle av. J.-C., les femmes rendaient à Adonis un culte vibrant, dont s'est moqué Aristophane. Elles se lamentaient alors bruyamment sur le sort tragique des deux amants, gémissant et criant : « Il est mort, le bel Adonis. » Ces fêtes avec grande pompe étaient célébrées à Byblos, à Alexandrie, entre autres. Elles duraient deux jours : le 1er était consacré au deuil, le 2e à la joie. Seules les femmes prenaient part à ces fêtes. Adonis était appelé Adon en Phénicie, et possiblement « Thammouz » en Mésopotamie (voir le dieu Dumuzi/Tammuz du Proche-Orient ancien et le mois de Tammouz, qui en dérive, dans le calendrier juif, et qui veut dire « juillet » en arabe et en turc). Salomon Reinach a proposé de voir dans ce rite l'explication de la légende relatée par Plutarque de Chéronée, concernant un pilote de navire égyptien qui aurait entendu une voix venue du rivage de l'île de Paxos, l'appelant par son nom et lui demandant d'annoncer que « le grand Pan est mort » : selon lui, il faudrait comprendre que la voix disait « Thamous, Thamous, Thamous, le très-grand (Panmegas) est mort », Thamous étant à la fois l'hétéronyme d'Adonis et le nom du pilote. Marcel Detienne propose une interprétation tout à fait différente (Les Jardins d'Adonis..., 1972).” (Adonis)


Tel le soleil et Dionysos, Adonis est donc un dieu qui meurt et revient tous les ans. Né d’un arbre, mort près d’un arbre (voire sur l’arbre..). La tristesse de Vénus pleurant son Adonis a dû être l’égal de Marie Madeleine pleurant Jésus, ou Marie pleurant son fils.

La mort d’Adonis de PP Rubens

Mais, surtout grâce à Aśvaghoṣa et son Buddhacarita (env. 150 après J.C.), le bouddhisme aussi a de quoi être redevable à ce fonds mythologique. Le Bouddha n’est plus un simple jeune homme devenant un renonçant (śramaṇa), mais un dieu qui décide de se réincarner. Il descend sur terre et entre dans la matrice de sa mère sous la forme onirique d’un éléphant à six défenses.


Sa mère, enceinte de lui, donne naissance en agrippant la branche d’un arbre sal, un arbre à résine. La résine de sal est utilisée comme encens dans des cérémonies hindoues.

Bouddha mourant au milieu des arbres sal, Kamakura period (1185–1333)

“Dans le bouddhisme, le Bouddha Shakyamuni méditait dans un bois de sals près de Kusinâgar au moment de son parinirvana (sa mort physique)” (wikipedia). Un des épithètes du Bouddha est “le taureau parmi les hommes”.

Iconographiquement, la naissance d’Adonis et du Bouddha se ressemblent. Contrairement à Myrrha, Mayadevi n’est pas transformé en un arbre, mais elle est représentée comme une yakṣiṇī/dryade (śālabhañjikā, on y retrouve le mot śāl) par son déhanchement (posture grecque par ailleurs) et le pied touchant/tapant la terre pour faire jaillir le suc. Contrairement aux dryades, elle est habillée.


La courtisane à ses côtés qui recueille le petit bouddha correspond iconographiquement à la déesse Lucina. Comme Adonis, le futur bouddha ne naît pas par la voie naturelle. C’est tout naturellement auprès d’un arbre que le futur bouddha retournera pour atteindre l’éveil (et pour prendre à témoin la terre), et il mourra dans une forêt d’arbres sal. Il n'est pas tué par un sanglier comme Adonis, mais il meurt après avoir mangé un civet de porc ou de sanglier... Le poète a le sens de l'humour.

A moins que le bouddhisme n’ait voulu ainsi intégrer des cultes plus anciens. Il est possible que les excavations de l’archéologues Robin Coningham de l'université de Durham dans le Temple Maya Devi à Lumbini, l'endroit où le Bouddha serait né, aient révélé un sanctuaire de "déesse-arbre".

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Vénus et Cupidon, 1525 by Lucas Cranach l'Ancien.

















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