vendredi 2 février 2018

Du côté de Dionysos


Dionysos dans son char naval
Dans l’hémisphère nord, l’année se partagea traditionnellement en deux parties, la partie faste - le printemps et l’été - et la partie moins faste – l’automne et l’hiver. Au début de l’automne, la course du soleil va en se déclinant et au début du printemps, il réapparaît. Le retour du soleil coïncide dans de nombreuses civilisations avec le début d’un nouveau cycle, d’une nouvelle année. Le fait que notre douzième mois, décembre, porte le nom « dixième » mois en est un vestige de l’ancien nouvel an.

Ces deux moments annuels ambigus où les limites sont suspendues un moment, car passés, s’accompagnent de rites pour que tout se passe pour le mieux et qu’il n’y a pas d’évasions du monde souterrain. Le « soleil » est considéré comme le véritable Seigneur du monde et de la vie, son départ (temporaire) est regretté (inauspicieux) et son retour célébré (auspicieux). La vie de ce Seigneur et de sa suite est visible pour celui qui observe les astres. C’est bien trop schématique, mais il est important de garder cela à l’esprit en lisant ce qui va suivre.

Le taureau de Dionysos de Kollytos
Le cimetière d’Athènes, Kerameikos, où se trouvait le tombeau de Dionysos surmonté d’un taureau, était le point de départ de la procession sur la voie sacrée (Hierá Hodós) vers Éleusis, où avaient lieu les Mystères d'Éleusis, consacrés à Déméter (Cérès), à sa fille Perséphone, mais aussi aux dieux souterrains (chtoniens) Hadès et Dionysos (sous le nom d'Iacchos), le dieu de la (nouvelle) vie de la terre et de la végétation. Les initiés portaient des branches (bakchoi) et à un certain stade du trajet criaient des obscénités en souvenir de Iambe (ou Baubo, fille de Pan et Echo), qui avait fait sourire Déméter après la perte de sa fille Perséphone en exposant son sexe. 

Baubo
Son fils Iacchos (l’enfant Dionysos) caché sous la jupe de Baubo en sortit alors et sauta dans les bras de sa mère Déméter, qui accepta alors le breuvage qui lui fut offert. Les initiés crient « Iacche, ó Iacche ! ». (Aucun lien avec Yeke Yeke, mais je ne peux pas m'empêcher d'y penser en lisant cela...)

Autel taurobolique. Cybèle et Déméter assises sur le trône,
cotoyées par Iacchos (gauche) et Perséphone (droite)
Les Dionysiaques de l’Égyptien Nonnos de Panopolis (composées entre 450 et 470) racontent comment Zeus, sous la forme d’un serpent arrive à Perséphone dissimulée par Déméter et conçoit Zagreus (Dionysos mystique), qui sera démembré par les titans à la demande de Héra. Zeus, courroucé, provoque un déluge. Dionysos sera celui qui mettra fin au désordre. Après la « deuxième naissance » de Dionysos il sera confié aux soins de Rhéa par Hermès. Il grandit « dans les montagnes de Libye, où il apprend à chasser et à dominer les bêtes ».[1] L’épisode de la romance entre Dionysos et le satyre Ampélos, et qui finit par la mort du dernier, rappelle l’amitié de Gilgamesh et Enkidu. Ampélos est transformé en vigne, Dionysos prépare le vin. Nonnos raconte en détail la conquête de l’Inde par Dionysos.

Porteur de phallus
Le mythe le plus connu de Dionysos est celui de son démembrement et cuisson par les Titans (Diodore de Sicile)[2] rappelé aussi par Nonnos (ci-dessus). Son cœur était recueilli par Athéna puis porté par Zeus pour parfaire sa gestation, suivie d’une deuxième naissance. Cela rappelle évidemment le démembrement d'Osiris. Les membres étaient tous retrouvés par Isis à l’exception du phallus, dont elle aurait fait une imitation en bois selon Plutarque. Les membres furent gardés dans un coffre. Selon Hérodote, ce serait un prêtre du nom de Mélampous qui aurait introduit en Grèce la procession du Phallus (Phallophories), probablement célébrée au moment du printemps.
« Le contexte mythique de la fête [des Phallophories] réside dans l’épisode du démembrement de Dionysos. Le dieu est mis en pièces par les Titans et dévoré, et seul un organe est sauvé et caché de Pallas Athéna. Cet organe, qui dans le mythe est appelé « cœur » selon Kerényi[3], est une métaphore pour indiquer sa partie la plus importante, c’est-à-dire le phallus, vrai symbole de la ζωή / zôế, la vie indestructible. Dans le rite, on sacrifiait des béliers et on en cachait le phallus. Ensuite, dans les processions, il lui était substitué un simulacre en bois de figuier. » (wikipédia)
Apollonios le Sophiste, l’auteur des Méditations Dionysoniennes (Ta Arkhaiotera Dionysia) décrit le déroulement des Anthestéries, célébrées en l'honneur du dieu Dionysos, à la fin de l’hiver. Je ne donne pas de compte-rendu complet ici, il s’agit juste de soulever les détails significatifs pour notre série de billets sur la ville de Purī. Les Anthestéries sont à la fois une fête de la fin de l'hiver et une fête des morts. Rappelons aussi à cet égard que la fête des morts chrétienne originellement célébrée au début du printemps (le 13 mai) fut déplacée en 837 par le pape Grégoire IV au début de l’hiver, au 1er novembre et devint la commémoration de tous les saints. C’était le jour où en France les celtes célébraient leur nouvel an. Ils croyaient que la veille du nouvel an (ici le départ du soleil), les frontières entre le monde des vivants et celui des morts était suspendues. Le Samain est une fête de transition — le passage d’une année à l'autre — et d’ouverture vers l’Autre Monde, celui des dieux. La fin de l’hiver marque aussi la période où les morts et les vivants peuvent se communiquer.


L’élément principal des Anthestéries est le deuxième jour (Khoes) quand « on assiste en grande liesse à l’arrivée de Dionysos sur un char naval ». Le soir de la deuxième journée, les hommes boivent, tandis que les quatorze (deux fois sept) Gerarai (Grec : Γεραραί) organisent l’hiérogamie de Dionysos et la femme de l'archonte-roi. « Quatorze femmes de bonne naissance, qualifiées de γεραραί en grec, assistent l’épouse de l’archonte-roi et accomplissent les rites sur autant d'autels. Dans cette hiérogamie s’accomplissait un ancien rite d’alliance avec les forces de la vie. On utilise des moyens apotropaïques pour se prémunir contre les influences maléfiques, car dès le coucher du soleil, les morts reviennent hanter les vivants ».[4]

Le troisième jour des Anthestéries (Khýtroi) est consacré aux morts. « Les âmes des morts reviennent ce jour-là. On prie pour les mourants. Hermès Psychopompe, conducteur des âmes, reçoit des offrandes de gruau de graines (en grec παγκαρπία) que l’on ne devait pas consommer. La cérémonie des hydrophoria consiste à offrir aux morts des libations d'eau, versées dans des excavations. À la fin de la fête, on congédie les morts, avec cette formule : « Allez-vous en, Kères, finies les Anthestéries ». Tout se passe comme si leur association avec les vivants durait pendant la période d'hiver et se terminait avec elle. »[5]

L’arrivée de Dionysos dans son char naval fait tomber toutes les barrières : entre la sauvagerie et la vie civilisée, entre les vivants et les morts, c’est un brassage total. Quand la vie civilisée avec ses lois, ses préceptes et ses injonctions devient trop rigide et aride, il faut faire appel à Dionysos, le Seigneur du monde.


Autre élément significatif par rapport aux festivals de Purī, est la symbolique de la balançoire expliquée par Apollonios le Sophiste. Charles-François Dupuis raconte l’histoire d’Icare (Boetès), sa fille Erigone (la Vierge) et le chien fidèle Moera (la Canicule ou Procyon) dans Origine de tous les cultes ou religion universelle[6]. Amenée par le chien de son père Icare le laboureur à l’arbre où il est mort et enterré, Erigone se pend à une branche de l’arbre.
« Cependant une foule de filles Athéniennes se pendaient tous les jours parce qu’Erigone en mourant avait demandé aux Dieux, qu’elles mourussent de la même mort, dont elle était morte elle-même, si l’on ne vengeait sa mort. Ce fut en conséquence de cela que, guidés par l’oracle d’Apollon, ils instituèrent des fêtes, où l’on se balançait dans l’air, comme avait fait le corps d’Erigone. Ce sacrifice solennel, adopté par les particuliers et par l’état se nomma Alêtis, parce qu’Erigone, cherchant dans la solitude avec son chien le père qu’elle avait perdu, ressemblait aux Mendians que les Grecs nommaient Aletides. »
Redonnons la parole à Apollonios le Sophiste :
« C’est pourquoi, pendant la fête des balançoires, (les garçons et les filles) se balancent telle Erigone sur balançoires dans des arbres près de leurs maisons. L’orâcle de Delphi nous a dit de le faire pour apaiser l’esprit d’Erigone. C’est aussi la raison pour laquelle nous pendons des figurines et des masques dans les arbres, pour qu’ils se balancent dans le vent. Cela portera bonheur dans la direction dans laquelle où ils regardent.

Aussi, les parents installent leurs enfants sur des balançoires au-dessus de jarres de vin à moitié enterrés (pithoi), qui sont les ouvertures du monde souterrain. Ainsi, ils se balancent entre le monde et le monde souterrain, telles Erigone et Ariadne, qui descendirent dans le monde des morts et remontèrent dans les cieux. Quelquefois ils se balancent au-dessus d’encensoirs et se purifient par l’élément air en se balançant. Hormis cela, c’est amusant de se balancer et un autre thème du festival est la joie en elle-même. Comme le vin, le balancement nous emporte vers les cieux. En se balançant, les filles participent à la tragédie d’Erigone. En se secouant la tête comme les Ménades (krata seisai), le balancement peut amener du plaisir érotique, et faire partager aux jeunes filles l’extase de la mariée de Dionysos. C’est pourquoi nous voyons quelquefois les Silènes pousser des balançoires. »[7]
Les éléments dionysiaques que nous soulevons sont le retour du dieu au printemps, son entrée en char naval avec toute sa suite de bacchantes, les branches (bakchoi) agitées, la procession du phallus, l’hiérogamie avec la femme du roi, l’ouverture du monde souterrain, les offrandes aux morts, le jeu de la balançoire, l’absence des barrières voire l’inversion des rôles : le roi qui fait office de balayeur. La confusion des genres. Les divinités qui traversent la ville, recevant des offrandes de tout le monde : ce ne sont plus les officiants qui font les sacrifices. Le langage obscène des charretiers. L’importance de la dance et le côté théâtrale. Les masques (de Gaṇeśa). Les amusements du dieu et de sa suite.



***

[1] Wikipédia

[2] Cela pourrait être un symbole de la production du vin. Alain Danielou, Shiva et Dionysos, p. 195.

[3] Károly Kerényi, Dionysos, Adelphi, Milan, 1992

[4] Wikipedia

[5] Wikipedia

[6] Origine de tous les cultes ou religion universelle, Volume 3, Charles-François Dupuis, p. 107
Apollonios le Sophiste : « Some say Father Eleuthereus (Freedom, i.e., Dionysos) transformed Ikaros, Êrigonê and Maira into stars. But in truth, Ikaros and Êrigonê were Iakkhos and Ariadne disguised as wandering strangers; the tree grew from the body of the Slain God, whereby He was reborn in the vine that grew around it, which the faithful Dog brought to light. »

[7] Source

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