vendredi 28 janvier 2022

D'un phénoménisme vide vers un substantialisme pas si vide que ça

Nāgārjuna selon l'école Shingon (XIII-XIVème s.)

L’article Critical Buddhism and Returning to the Sources de Dan Lusthaus fait partie des essais dans Pruning the Bodhi Tree. Un des intérêts de l’article est de donner un bref résumé de l’histoire de l’établissement du bouddhisme en Chine[1], et notamment les tensions entre l’approche madhyamika/yogācāra classique du bouddhisme Indien et la formation d’une idéologie bouddhiste plus compatible avec la culture (dhātu-vāda) du périmètre chinois dans l’Asie du Sud-est, notamment à partir du VIIIème siècle.

Ce moment correspond selon Lusthaus au rejet de la présentation d’idées bouddhistes indiens par Hsüan-tsang (Xuanzang, 600 ou 602 – 664) et à un retour à l’idéologie bouddhiste yogācāra de Paramārtha (Kulanātha 499 - 569). Selon Lusthaus, ce revirement s’est joué par l’introduction et l’appréciation graduelle de textes importants, qui ont posé les jalons d’une idéologie substantialiste dhātu-vāda. A commencer par l’introduction de l’idée d’un Soi ou Esprit éternel (shen) dans certaines formulations des écoles dites “Prajñā primitives[2]. Puis Hui-yüan (334-416), un contemporain de Kumārajīva, qui a écrit sur “l’Esprit éternel[3]. L’excitation causée par la diffusion du Māhaparinirvāṇa Sūtra (traduit au Vème siècle par Dharmakṣema), qui confirmait de façon canonique les idées d’un substrat métaphysique que les premiers bouddhistes chinois avaient cherchées à confirmer. La destitution de la pensée Nāgārjunienne du madhyamaka par le volumineux Ta chih tu lun ( zhìdù lùn), attribué au même Nāgārjuna, traduit en français par Etienne Lamotte sous le titre “Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse”, mais présentant des tendances dhātu-vāda. L’attribution de ce texte à Nāgārjuna donnait aux bouddhistes chinois l’impression que celui-ci était au fond un penseur essentialiste, “dhātu-vādin”.

Lusthaus mentionne encore la confusion très courante entre “esprit”, “mahāyāna”, et “Tao” et la notion dominante au VIème siècle d’une conscience ou Esprit (“Mind”) pur et éternel, les systèmes dhātu-vādin assumés des écoles T’ang et Sung (Hua-yen, Ch’an, Terre pure, le tantrisme chinois[4] qui n’a pas duré longtemps, et en moindre mesure l’école T’ien-t’ai). Au VIIIème siècle la tendance dhātu-vāda du bouddhisme chinois était devenue décisive.

L’idée dominante étant celle du “retour à la source”, le retour à une “source” métaphysique sous jacente, invariable et universelle, plutôt qu’aux sources de la pensée bouddhiste indienne d’origine, représentée par le traducteur Hsüan-tsang, qui fut le premier à traduire des textes de logiciens bouddhistes (Dignāga). A cause de ce tournant en Chine, les textes des autres logiciens (Dharmakīrti, Candrakīrti, et Śāntarakṣīta etc.) ne furent jamais traduits en chinois, et cet aspect de la “pensée” bouddhiste y fait défaut. Ces textes ne furent traduits en tibétain que durant la renaissance tibétaine[5]. Lusthaus observe que malgré les traductions de Dignāga par Hsüan-tsang, vers la fin du VIIIème siècle celles-ci furent oubliées à cause de la logique indienne si difficilement accessible aux chinois. Vers la fin de Hsüan-tsang, Fa-tsang (Fazang 643-712) l’avait rejoint. Comme ce dernier était tout imprégné des “idées fausses” de Paramārtha et d’autres, il considéra Hsüan-tsang comme un “révisionniste”, le quitta et trouva un allié dans son rejet auprès de Chih-yen (602-668) de l’école Hua-yen. A la mort de Hsüan-tsang en 664, son élève K’uei-chi (632-682) lui succéda, et devint à son tour la cible des attaques. 

Le yogācāra de K’uei-chi fut jugé trop “phénoméniste” comparé au “vrai bouddhisme” sinitisé de Fa-tsang, qui focalise sur la nature des phénomènes (fa-hsing, dharmatā). C’est Fa-tsang et son idéologie qui obtinrent les faveurs de l'impératrice Wu Zetian. Dans cette idéologie, seul l’Esprit-Un (“One Mind” ou “True Mind”, yīxīn, “toutes les choses ne font qu'un”) est le fondement de la réalité (wei-hsin), et la Matrice du Bouddha en est un synonyme. Selon Lusthaus, le yogācāra indien rejette cette vision, mais pour Fa-tsang l’expertise du yogācāra indien se limitait uniquement à l’aspect dynamique (manifeste, expérience) de l’Esprit unique, qui viendrait du Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule (Dasheng qixin lun), attribué à Aśvaghoṣa, mais en réalité un apocryphe chinois, qui date du milieu du VIème siècle.

Dans la traduction française (Paramārtha) de Catherine Despreux, le terme “Esprit-Un” ou “Esprit unique” (yīxīn) n’apparaît pas, mais le “Mahāyāna” y est considéré comme un “élément”, qui n’est autre que “l’esprit de la multitude des êtres, lequel embrasse toutes les choses mondaines et supra-mondaines[6]”. Une autre caractéristique importante est la notion de “l’éveil foncier” ou "originel" (benjue, J. hongaku), marqué par “la pureté du savoir”, où la marque de l’ignorance n’est pas indépendante de la nature d’éveil”, et “l’activité inconcevable” (“production de domaines merveilleux et supérieurs”).

Pendant les premiers temps de l’époque T’ang (VII-VIIIème siècle), il y eut un effort délibéré (de la part de Fa-tsang, Tsung-mi et d’autres[7]) pour séparer le bouddhisme chinois des développements en Inde, en passant des śastra (traités "humains") aux sūtra (textes canoniques) plus autoritaires du mahāyāna, composés cinq siècles ou plus après la mort du Bouddha, parmi lesquels des apocryphes chinois, ouvrant la voie à un bouddhisme chinois plus indépendant, et davantage dhātu-vādin… Lusthaus rappelle que ce sont justement les écrits de Dharmakīrti, Candrakīrti, et Śāntarakṣīta etc. qui permettaient de mettre à mal une vision dhātu-vāda dans le bouddhisme indien, mais qui faisaient totalement défaut en Chine, et également au Tibet avant la renaissance tibétaine. On peut s’étonner avec Lusthaus que tous les missionnaires bouddhistes arrivant en Chine au XIIIème siècle n’avaient jamais pris l’initiative de traduire les plus grandes oeuvres bouddhistes indiennes apparus depuis le VIIème siècle.

Selon la tradition tibétaine ultérieure, la princesse chinoise Wencheng (-680), épouse du roi Songtsen Gampo (Tsenpo Qi Zunglongzan, c. 617-649/50), aurait introduit le bouddhisme (chinois) au Tibet en emportant dans sa dot de nombreuses fascicules parmi lesquels des sūtra, ainsi que la fameuse statue Jowo du Jokhang[8]. Les sources tibétaines les plus anciennes, les “Anciens annales tibétains” (écrits sur le dos d’un manuscrit du Sūtra du Lotus[9]) couvrent la période de 650 à 748 et de 743 à 765. On y apprend notamment le rôle joué par la Tri Malö, mère de l’empereur Tridu Songtsen (mort en 704), qui gérait les affaires après la mort de son fils, et organisa le mariage (1710-1711) de son petit-fils Gyel Tsukru/Tri Detsuk-tsen (712-755) avec la princesse chinoise Jincheng Gongzhu (-739)[10]. Celle-ci promeut le bouddhisme et établit une communauté monastique avec des moines du Khotan. En 755, un groupe de nobles tibétains anti-bouddhistes mirent fin au règne du roi Tri Detsuk-tsen par un coup d’état. C’est son fils de 13 ans Tri Songdetsen (mort en 797) qui prit la suite[11]. Trisong Detsen aurait déclaré le bouddhisme religion d'État et commencé une répression de l'ancienne religion tibétaine (le bön). Autour de 792-794 aurait eu lieu le “Concile de Lhassa” au sujet de l’adoption du bouddhisme chinois ou indien. La tradition le fait choisir le bouddhisme indien, mais selon certaines sources, le roi aurait décidé en faveur du bouddhisme chinois.”[12]
Le manuscrit 4646 du Fonds Pelliot chinois de la Bibliothèque Nationale de Paris, est intitulé Préface de la ratification des vrais principes du grand véhicule d’éveil subit et a été rédigé par Wang Si à la demande de maître Mahāyāna. Il y est écrit que le grand maître de Dhyāna Mahāyāna « conféra de secrètes initiations au Dhyāna » et que « l’impératrice, de la famille Mou-Lou (‘Bro[13])…aussitôt prise d’une dévote ardeur, fut illuminée d’un seul coup. » Elle se rasa la tête, se couvrit du vêtement foncé et prêcha la Loi du Grand Véhicule. En 794, « fut enfin promulgué ce grand édit : « La Doctrine du Dhyāna qu’enseigne Mahāyāna est un développement parfaitement fondé du texte des sūtra ; il n’y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s’exercer selon cette Loi ![14] » Extrait du blog L'approche simultanée au Tibet du 18/11/2011
Dans cette “première période de propagation” du bouddhisme au Tibet, quoi qu’en dise la tradition ultérieure, l’apport du bouddhisme chinois, comme celui des régions au Nord du Tibet et de l’Asie centrale, fut sans doute déterminant. Un bouddhisme davantage substantialiste “dhātu-vāda”, renforcé par le bouddhisme ésotérique.

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[1] Titre de la section Decisiveness of the seventh and eighth centuries for Chinese Buddhism

[2] The early prajñā schools, especially "hsin-wu," reconsidered, Whalen W. Lai, Philosophy East and West 33 (1):61-77 (1983)

Before the Prajna Schools: The Earliest Chinese Commentary on the Aṣṭasāhasrikā; Whalen Lai

[3] Early Madhyamika in India and China, Richard H. Robinson, Motilal Banarsidass (1967)

[4] Voir Michel Strickmann, Mantras et mandarins. Le bouddhisme tantrique en Chine, 1996

[5] P.e. par Ngok Lotsāwa Loden Sherab(1059 - 1109).

[6] Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Catherine Despreux, Fayard, p. 108

Cet Esprit-Un a trois grandeurs que sont son Essence, ses Marques “car le réceptacle de l’Ainsi-venu (tathāgatagarbha) est pourvu d’innombrables et excellentes qualités”, ainsi que la grandeur de son Activité, “car il peut engendrer les causes et les effets de tous les biens mondains et supra-mondains”, lesquels trois grandeurs correspondent ainsi assez bien à la trinité des trois Corps, le deuxième correspondant au Corps symbolique (saṃbhogakāya). L’accès n’est cependant pas triple, mais double, par l’essence ou par l’activité. Dans l’ainsité (bhūtatathatā), l’essence (t’i) et l’activité (ou fonction, yung) sont unies, comme l’union naturelle de śamatha et vipaśyanā.

[7] Premier chapitre de Tsung-mi and the Sinification of Buddhism, Peter Gregory.

[8] Sources of Tibetan Buddhism, Columbia University Press, p.11

[9] https://en.wikipedia.org/wiki/Tibetan_Annals#/media/File:Pelliot_Tib%C3%A9tain_1288_(Tibetan_Annals)_page_1.jpg

[10] Sources of Tibetan Buddhism, Columbia University Press, p.47

[11] Sources of Tibetan Buddhism, Columbia University Press, p.16

[12]Chronologie de lhistoire du Tibet”, Alice Travers

[13] Peut-être Changchub Drön (འབྱང་ཆུབ་སྒྲོན་, byang chub sgron) du clan Dro (འབྲོ་, 'bro), une des cinq femmes selon la tradition tibétaine.

[14] Concile de Lhassa, Demiéville, 1987, p. 42

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