jeudi 13 janvier 2022

Essentialisme et méritocratie de façade

They live, we sleep, John Carpenter

Il y a plusieurs billets[1] dans mon blog qui ont abordé une sorte de “brahmanisation” du bouddhisme, notamment par les tenants du Yogācāra et des doctrines de type “garbha” (tathagatagarbha, etc.). J’ai également abordé le sujet du “bouddhisme critique”, apparu dans les années 1980 au Japon[2].
Selon nos deux compères [Hakayama Noriaki et Matsumoto Shirô], la doctrine de la nature de Bouddha (tathāgatagarbha) contredirait la caractéristique d’impersonnalité (anattā) et la théorie de la coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda) et elle poserait un substrat, une base (« locus ») à partir duquel tout émergerait. À ce substrat, ils ont donné le nom « dhātu » (Élément) et à la doctrine qui affirme l’existence d’un locus/topos (dhātu) le nom « dhātu-vāda ». Le plus grand désavantage du « dhātu-vāda » est selon eux qu’en posant une même réalité sous-jacente pour toute chose, sans distinguer entre bien et mal, riche et pauvre etc., il n’y a plus aucune incitation à réparer les injustices ou de défier le status quo[3]. La réalité sous-jacente du dhātu-vāda, où tout est foncièrement égal, produit ou cautionne ainsi en surface de la discrimination et de l’injustice.” Blog Élaguer l'arbre de Bodhi (2014)
Ce qui semble procéder de l’égalité foncière et aspirer à une sorte d’universalisme produit en fait inégalité et injustices. Matsumoto cite[4] le Mahāyānasūtrālaṃkāra (tib. mdo sde rgyan), qui déclare à la fois “tous les êtres ont la Matrice du tathāgata” (IX.37), tout en mentionnant “ceux auxquels la cause fait défaut (”hetuhīna”) (III,11), qui est glosé[5] comme “ceux à qui la filiation (gotra) pour le nirvāṇa fait à jamais (atyantā) défaut[6]”. Matsumoto rappelle également que le Sūtra de Lotus avait déclaré que “tous les êtres atteindront l’état de Bouddha”. Le Mahāparinirvāṇa Sūtra déclare à la fois que tous les êtres ont la nature de Bouddha (buddha-dhātu), et affirme l’existence des icchantika (tib. rigs chad), des êtres définitivement incapables d’atteindre l’état de Bouddha. Il s’agirait de hédonistes, de matérialistes, qui n’ont pas foi en la loi du karma (lisons en la religion et les religieux), qui sont hostiles au mahāyāna, etc. La tradition bouddhiste a ajusté sa position par rapport à l’incapacité d’atteindre l’état de Bouddha, en précisant que ce serait extrêmement long et/ou difficile[7].

Le bouddhisme śūnyavādin enseigne l’union des deux vérités, souvent dites “ultime” et “conventionnelle”. Il n'y en a pas une qui procède de l’autre, ou qui est le siège de l'autre. Il y a la “coproduction conditionnée” (pratītya-samutpāda), ou encore la vacuité, qui empêche la réification du procès causal. Quand les phénomènes sont dits être “vides” ou “vacuité”, la “vacuité” n’est pas “l’élément”, d’où procèdent les phénomènes. Le “tathāgata” est également “vide”, vide d’essence (MMK 22.10[8]). Concevoir un “élément” (dhātu), un “locus” (ou “siège”) des phénomènes (dharmadhātu) ou du Bouddha (buddhadhātu) semble donc être en contradiction avec la thèse śūnyavāda de Nāgārjuna. Dire des phénomènes qu’ils sont vides d’essence (voir les trois caractéristiques) et désigner un “siège” comme leur source[9] contredit le concept d’absence de base (skt. āśraya tib. gzhi med). Dire des cinq filiations (gotra) des êtres, qu’ils ont tous l'Élément de Bouddha (buddhadhātu) comme “nature” ou “essence” est en contradiction avec la thèse śūnyavādin. On pose en fait, en dernière ligne, à la fois une essence pour le Sujet (Buddho” = ce qui connaît) et pour l’Objet (Dharma, les phénomènes).

Ne pas oublier que le mot “phénomène” (dharma) désigne aussi l’objet de la faculté mentale, au même titre que les formes, etc., désignent l’objet de la faculté visuelle, etc. Les phénomènes sont donc aussi les objets du mental. On pourrait penser que le buddhadhātu est l’essence des gotra/êtres, et le dharmadhātu celle des phénomènes, et que les deux ont donc une essence/substance, ou élément. Cette essence partagée pourrait sembler établir l’égalité foncière (samatā) des êtres d’un côté, et des phénomènes de l’autre. L’essence de cette dualité serait alors la non-dualité, prête à être réifiée à son tour. L’avantage de cette approche positive est qu’elle permet toutes sortes d’édifices, dans la confiance, tandis que construire sur “l’absence de base” (āśraya), ou dans le vide apparaîtrait beaucoup plus malaisé.

L’approche positive permet une prolifération de positivité. En essence, au niveau du dhātu, tout va bien. Ultimement, on est déjà sauvé, on est déjà Bouddha, on évolue dans le dharmadhātu, dans la félicité pour les initiés, et la Terre est déjà une Terre pure, du moins pour ceux qui n’ont pas de poussière dans les yeux, qui fixent le dhātu, ou qui ont la vision pure (tib. dag snang). Les autres, empêtrés dans la vérité conventionnelle, travaillent encore sur leur dhātu, ou n’en ont absolument rien à faire.

Là où dans le śūnyavāda de Nāgārjuna, et son union des deux vérités, l’altruisme est une urgence (et Nāgārjuna propose un programme concret), dans le Yogācāra, la bonne nouvelle enlève l’urgence, relativise les inégalités et les injustices, et il s'agit donc surtout à faire de la pédagogie en répandant la bonne nouvelle. Le bouddhisme devient ainsi un partenaire fréquentable pour les élites, un conseiller apprécié à la cour, et un meneur d’hommes sans pareil. Le Bouddha était un peu dur avec le système de castes ; le Yogācāra propose les filiations spirituelles, y compris une filiation a-spirituelle (agotraicchantika), compatible avec les caṇḍālamangeurs de chien, et exclus du nirvāṇa. Il donne un coup de pousse au réincarnationnisme et instaure une méritocratie spirituelle de façade. Les différences entre les êtres, les inégalités et les injustices apparentes sont non seulement dû au karma, mais aussi à la filiation spirituelle, inscrite dans le dhātu, maousse costaud. Le changement est peut-être possible dans la coproduction conditionnée, mais essayez de changer des essences inscrites dans du marbre.

Oui, nous sommes tous égaux par le dhātu, et éveillés (J. hongaku shisô tib. ye nas sangs rgyas pa) de surcroit, il faut sans cesse le rappeler à ceux qui sont trop distraits par la vérité conventionnelle. Qu’importent les différences passagères d’une existence ? Non seulement, ceux en haut de la roue de la fortune ont mérité leurs privilèges par des actes vertueux dans leurs vies passées, mais en plus leur naissance dans les meilleures conditions est la preuve même de leur excellente filiation spirituelle (gotra ou caste). Et cela d’autant plus dans les théocraties, la main spirituelle dans la main séculière, ou vice versa. Les tulkus, ces brahmanes tibétains, sont les êtres les plus excellents dans l’univers, les meilleurs fils des meilleures familles (kulaputra).

Le Yogācāra fait beaucoup de pédagogie pour expliquer que les bodhisattvas se manifestent ici-bas par compassion, dans des positions sociales, où ils peuvent guider au mieux le plus grand nombre d’êtres, s’il faut comme un tyran, tel le roi Anala du Gaṇḍavyūha sūtra.
« Fils de famille, c'est pour éduquer ces personnes, et pour les amener à maturité, pour leur parfaite édification, et pour leur propre bien, et surtout avec la plus grande compassion qu'ils sont amenés ici, et que des simulacres de tortionnaires sont omniprésents sur le territoire de mon royaume[10]. »
« Ce sont des simulacres de tortionnaires, qui saisissent des simulacres de condamnés à mort, afin de les exécuter. Ce sont des simulacres de juges, qui prononcent divers jugements contre des simulacres de personnes ayant commis les dix actes négatifs. Et ce sont des simulacres de souffrances insupportables, causées par des mains, des pieds, des oreilles, de membres, de doigts et de têtes tranchées qui sont déployées par magie. En voyant tout cela, les habitants de mon royaume, renoncent à leurs fautes et développent la force du regret, la frayeur et la crainte. Ils renonceront ainsi aux actes négatifs et deviendront vigilants. Fils de famille, cet expédient a pour effet de faire renoncer ces êtres aux fautes et à leur inspirer la crainte, et le regret, afin qu'ils se détournent des actes négatifs[11]. »

« Fils de famille, que penses-tu ? Ces simulacres de pécheurs (pāpaka) confrontés au fruit de leurs actes, existent-ils réellement ? Ces simulacres de corps splendides, existent-ils vraiment ? Ce simulacre de la cour, existe-il vraiment ? Ce simulacre de grand luxe, existe-t-il vraiment ? Ces simulacres de mon statut de monarque et d’un grand pouvoir, existent-t-il vraiment ? Non, dit Sa Majesté, cela n'existe pas vraiment. Il poursuivit: Fils de famille, je suis un bodhisattva libéré (vimokṣika) avec des pouvoirs magiques[12].”
Ceux qui ne le voient pas ainsi sont malheureusement emprisonnés dans les illusions de la vérité conventionnelle, oubliant leur véritable essence, et ne voient pas les actes inconcevables des grands bodhisattvas.
Les enfants des Vainqueurs ont réalisé l’immuable essence du réel [dharmatāṃ],
Mais ceux que l’ignorance aveugle
Les voient [toujours] naître, vieillir, tomber malades et mourir
N’y a-t-il pas là quelque étonnante merveille
?” Mahāyānottaratantraśāstra I.69
Dans la vision du monde du śūnyavādin Nāgārjuna, le changement est possible, et il propose au roi d’améliorer le sort de ses sujets par un programme concret. Dans la vision du monde des bodhisattvas illuminés comme le tyran Anala, toutes les souffrances de ses sujets, y compris celles qu’il leur inflige lui-même, ne sont que des simulacres. L’existence de hors-castes n’est qu’un autre simulacre, naturel. Cela ne sert à rien de vouloir changer les choses superficiellement, mieux vaut tourner son attention vers le dhātu, qui est vraiment vrai et la source du vrai bonheur[13].
Ici, il n’y a rien à enlever
Et rien à ajouter.
Regardez réellement le réel [bhūtaṃ] !
Quand vous le verrez, vous serez libres
.” (I.154)
***

[1] Le Mahāyāna, un retour au Brahmanisme ? 21/02/2021
Être grand avant même la naissance 24/02/2021
La Matrice du Bouddha 09/01/2022
Astika et Nastika 11/07/2016
La femme a-t-elle la nature de Bouddha ? 07/02/2021
Sur la rareté dune naissance humaine 23/02/2021
Être, être déterminable et ne pas être 30/01/2018
Les premiers de cordée du rêve réincarnationnel 18/02/2021

[2] Élaguer l'arbre de Bodhi 10/02/2014
Les thèmes du bouddhisme critique japonais 11/01/2022
Illuminer le monde 02/122020

[3] Paul L. Swanson, Why they say Zen is not Buddhism, dans Pruning the Bodhi-Tree, p. 6-7

[4]Tathāgata-garbha is not Buddhist”, Pruning the Bodhi-Tree, p. 167

[5] Mahāyānasūtrālaṃkāra-bhāṣya, ad III.11)

[6] Aussi appelés “aparinirvāṇagotraka”.

[7] Voir par exemple Gampopa dans Le précieux ornement de la libération, Padmakara, pp. 32-33

[8]Ainsi donc l'objet approprié et le sujet appropriateur sont complètement vides. Comment pourrait-on, au moyen de ce qui est vide, désigner le Tathāgata qui lui-même est vide ?Stances du Milieu par excellence, Guy Bugault, p.278

[9] Dans le bouddhisme ésotérique, le concept de “dharmadayo” (tib. chos ‘byung), “source des phénomènes”, et sa représentation sous la forme d’un tétraèdre sont utilisés dans les sādhana..

[10] Tib. de ltar rigs kyi bu nga ni sems can 'di dag gdul ba dang / yongs su smin par bya ba dang / shin tu dul bar bya ba dang / phan pa la dgod par bya ba'i phyir/ snying rje chen po mdun du byas te/ gsod pa'i gshed ma sprul pa rnams sa kun nas yog pa/

[11] Tib. gsod pa'i gshed ma sprul pa rnams gsad pa'i myir sprul pa rnams la/ gsod du gzung pa dang / chad pas gcod pa'i mi sprul pa rnams mi dge ba'i las kyi lam la spyod par sprul pa'i myi rnams la chad pa sna tshogs kyis gcod du gzud pa dang / rka lag dang sna dang rna ba dang /yan lag dang nying lag dang /mgo bcad pa las byung ba'i sdug bsngal mi bzad pa nyams su tshor bar gyur ba lta bu dag kyang yongs su ston pa byed de/ de mthong nas nga'i khams na gnas pa'i sems can de dag nyes pa gtong zhing skyo ba'i shugs thob par 'gyur ro// 'jigs pa skye zhing bag tsha ba skye bar 'gyur ro// de dag sdig pa'i las byed pa rnams gtong zhing bag byed par 'gyur ro// rigs kyi bu de ltar nga ni sems can 'di dag thabs des nyes pa stong zhing 'jigs pa'i sems dang ldan pa dang / skyo ba'i yid dang ldan par shes nas/ mi dge ba bcu'i las kyi lam las bzlog ste/

[12] Tib. rigs kyi bu ji snyam du sems/ cig sdig pa byed pa rnams la las kyi rnam par smin pa mngon par grub pa 'di lta bu yod dam/ lus phun sum tshogs pa 'di lta bu yod dam/ 'khor phun sum tshogs pa 'di lta bu yod dam/ skyid pa chen po phun sum tshogs pa 'di lta bu yod dam/ dbang phyug dang dbang chen po thob pa phun sum tshogs pa 'di lta bu yod dam/ smras pa 'phags pa de lta bu ni ma mchis so// des smras pa/ rigs kyi bu nga ni byang chub sems dpa'i rnam par thar pa/ sgyu ma'i rnam pa thob pa ste/ rigs kyi bu nga'i yul na gnas pa'i sems can 'di dag kyang phal cher srog gcod pa byed pa/ ma byin par len pa/ 'dod pas log par g.yem pa/ brdzun du smra ba/ phra ma can tshig brlang bor smra ba/ byung rgyal du brjod pa/ chags sems dang ldan pa/ gnod sems can/ log par lta ba/ sdig pa'i las byed pa/

[13] "[La bouddhéité] est permanente [nityaṃ] parce qu’elle n’est jamais née ;
Elle est stable [dhruvam] parce qu’elle ne cesse jamais ;
Elle est paisible [śivam] parce qu’elle n’a plus de dualités ;
Elle est éternelle [aśvataṃ] parce que l’essence du réel [dharmatā] persiste
." (II.34)

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