vendredi 21 janvier 2022

Petite généalogie des familles spirituelles bouddhistes

Chinese Lotus Sutra scroll with Tibetan divination texts on the back (Shelfmark: Or.8210/S.155" Lotus Project British Library

Jusqu’au IV-Vème siècle, le bouddhisme mahāyāna n’était pas très répandu en Inde, et n’était pas soutenu par les élites[1]. Même dans les régions qui sont censées être son berceau, à l’ouest de la région du Bassin de Tarim. C’est là que le traducteur Dharmarakṣa (ca 233-ca 311) de Dunhuang, peut-être d’origine Yuezhi, partit pour chercher les sūtra Vaipulya (mahāyāna) selon sa biographie écrite au début du VIème siècle par Sengyou. Ce serait la prospérité de la Chine (les royaumes oasis du Bassin de Tarim) entre le Ier et IIIème siècle[2], qui aurait attiré les premiers missionnaires du mahāyāna, qui ne trouvaient d’ailleurs pas beaucoup d’écho dans leurs propres régions[3]. En Chine, le mahāyāna trouva sa première terre d’accueil. La traduction du Sūtra du Lotus (par Dharmarakṣa) connut un succès immédiat[4].

Ce qui suit est une réflexion suite à ma lecture de l’article The Lotus Sūtra and Japanese Culture, par Matsumoto Shirō dans Pruning the Bodhi Tree, où celui-ci exprime ses différences avec l’opinion universitaire japonaise en général sur le Sūtra du Lotus (SdL) et avec celle de son collègue (Bouddhisme critique) Hirakawa.

Il est généralement considéré que le SdL introduit la notion de “véhicule unique” (ekayāna), unifiant les trois véhicules de son époque, à savoir les véhicules des auditeurs (śrāvaka), des Bouddha solitaires (pratyekabuddha) et des bodhisattvas. Il affirme que “tous les êtres atteindront l’état de Bouddha”. Le culte des stūpa est considéré au Japon comme la base de la formation du SdL.

Selon Matsumoto, le SdL prédate le Māhaparinirvāṇa Sūtra, qui affirme que “tous les êtres ont la nature du Bouddha (Buddha-dhātu)”, ce qui n’est pas la même chose que l’affirmation du SdL. Le SdL a entre autres comme projet de sauver les adeptes des véhicules inférieurs, en les incluant dans le “véhicule unique”. Cela implique qu’ils passent au grand véhicule. Selon le chapitre VI sur les expédients, le Bouddha aurait enseigné la Gnose du Bouddha (buddha-jñāna) en un seul véhicule au monde, et les divers véhicules ont été enseignés comme un expédient (upāya)[5]. Le véhicule unique est enseigné par le SdL, et c’est l’audition/l’étude du SdL qui opère la conversion[6]. Ceux qui ne croient pas en le SdL n’atteindront jamais l’état de Bouddha[7].

Tous les êtres peuvent atteindre l’état de Bouddha”, mais le terme “élément du Bouddha” (buddha-dhātu), ou un équivalent, ne figure pas dans le SdL. Selon Matsumoto, le terme buddha-dhātu du Yogācāra[8], que certains ont et d’autres n’ont pas (voir les filiations spirituelles - gotra- associées à l'Élément), introduit un élément discriminatoire, que n’a pas l’affirmation plus universelle du SdL.

Il s’agit d’un développement progressif. Le Māhaparinirvāṇa Sūtra et le Śrīmālādevī Sūtra vont plus loin que le SdL en introduisant un “élément de Bouddha” (Buddha-dhātu) ou une Matrice de Tathāgata (tathāgatagarbha), mais préservent la production et la dissolution (des trois véhicules) de, et dans l’élément. Dans la théorie du Gotra du Yogācāra, il ne reste plus que la production/déploiement, ce qui a pour résultat trois véhicules fixes et différents qui co-existent dans le super-locus, tout en étant ontologiquement ancrés dans un locus unique réel, qui est le dhātu. Matsumoto appelle ce type de “buddha-vādathéorie du Gotra”, qu’il considère comme une idéologie de discrimination, et qu’il compare à l’idéologie des kula (clans) et des vaṃṣa (filiation) dans la société indienne[9]. Matsumoto tente de montrer ce développement à l’aide de deux diagrammes (reproduits ci-dessous).


Le chapitre Bodhisattvabhūmi du Yogācārabhūmi (3.1-8) explique qu’il y a deux sortes de filiation spirituelle (gotra) : naturelle (prakṛtiṣṭha), présente depuis les temps sans commencement, et acquise (samudānīta) par les pratiques et le mérite accumulé dans les vies précédentes. Le gotra a pour synonymes semence (bīja), élément (dhātu) et origine/nature (skt. prakṛti tib. rang bzhin)[10]. Attendons-nous à l'apparition d'équivalents avec ADN, gène, etc. dans le nom.
Comme la sagesse des bouddhas imprègne la multitude des êtres,
Que sa nature immaculée est non duelle
Et que la filiation spirituelle [gotra] des bouddhas est une métaphore du fruit*,
Il est enseigné que tous les êtres sont porteurs
de la quintessence des bouddhas [buddha-dhātu]
.” (I.28)

Le fait de voir que le saṃsāra a pour défaut la souffrance
Et que le nirvāṇa a pour qualité le bonheur
Est dû à la présence de la filiation spirituelle [gotra] –
Ce n’est pas le cas chez ceux qui en sont dépourvus
[tib. rigs med dag skt. agotrāṇāṃ][11].” (I.41)

*La métaphore du fruit” (tib. 'bras nyer brtags) figure uniquement dans la version tibétaine. 

Cette filiation spirituelle “existe réellement” selon le Commentaire du Mahāyānottaratantraśāstra (OTS)[12] du cachemirien Sajjana, traduit par rNgog. Il est intéressant de noter que le vers I.28 de l’OTS explique en sanskrit que le Corps du parfait Bouddha (saṃbuddhakāya, donc au trikāya) “irradie” (skt. spharaṇā tib. ‘phro ba) dans tous les êtres, qui pourrait avoir un lien avec la fameuse “vibration” ou "frémissement" de l’école Spanda du sivaïsme du Cachemire. Dans les commentaires, et en général on trouve cependant plutôt la traduction “khyab pa”, qui signifie pénétrer, être (omni)présent, imprégner, envahir, se propager.

La double nature du gotra, une part immuable “naturelle” (prakṛtiṣṭha, rang bzhin gyis gnas pa) et une part acquise (samudānīta), pourrait aider à justifier la part parfaitement pure et naturellement lumineuse, dotée de qualités intrinsèques, mais recouverte d’impuretés adventices de l'Élément de la théorie gZhan stong (“vacuité extrinsèque"). Et là, il y aurait de nouveau une piste cachemirienne dans la personne de Parahitabhadra (XIème siècle), selon qui :
L’ālaya[13] naturellement présent (prakṛtiṣṭha) est équivalent à la filiation spirituelle naturelle (prakṛtiṣṭhagotra), et “l’ālaya adventice” est équivalent à la filiation spirituelle qui se déploie.” (extrait du Rgyud bla ma'i tshig don rnam par 'grel pa[14])
Suivi du Commentaire de Karl Brunnhölzl : “Ainsi, la filiation spirituelle qui se déploie disparaît progressivement au fur et à mesure que l’ālaya (ou gotra) naturellement présent devient manifeste.” Extrait de la partie Description de When the Clouds Part de Karl Brunnhölzl, qui contient la traduction anglaise du Commentaire de l’OTS attribué à un membre de la lignée de Marpa.

Cela nous donne beaucoup de termes équivalents, ou synonymes : buddha-dhātu ou parfois simplement dhātu, tathāgatagarbha, dharmakāya, “ālaya naturel”, “gotra naturel”, … le véritable Soi (mahātman ; chinois: 我大, daiwǒ, japonais: Daigo), qui sous les impuretés et obscurcissements adventices n’est autre que le Corps du parfait Bouddha, ou du moins ce qui “irradie”, “vibre” ou “frémit” dans la part correspondante du Māhabuddha en tous les êtres.

Et au niveau de “la filiation spirituelle” adventice, qui se déploie, cela donne cinq semences (bīja), cinq familles (gotra), parmi lesquelles une semence qui ne peut conduire à aucun fruit bouddhiste. La deuxième semence dite “incertaine” (anityagotra), peut conduire au parfait état de Bouddha, si toutes les bonnes conditions sont réunies. Les semences des auditeurs (śrāvaka) et des Bouddhas-par-soi (pratyekabuddha) ne peuvent conduire au mieux qu’au fruit imparfait du petit nirvāṇa[15]. Et les semences des bodhisattvas conduiront infailliblement au Parfait état de Bouddha.

On sent quand-même la tension monter au fur et à mesure que les théories du mahāyāna se développent, en s’appuyant les unes sur les autres. Les śrāvaka et les pratyekabuddha n’avaient pas voulu du mahāyāna, et de sa supériorité. Au début, les bodhisattvas le leur avaient dit gentiment, puis plus directement, puis ils leur en avaient voulu, et puis basta, si c’est ça que voulez… Au moins qu’on resserre les rangs en empêchant les siens d'aller voir (Ehi passiko) en dehors du véhicule unique. De toute façon, vous êtes maudits !

Par conséquent, seules deux filiations (filiation incertaine et bodhisattva) parmi les cinq ont la possibilité d’atteindre le parfait éveil, complet avec l’option trikāya. Vimalakīrti rappelle les śrāvaka et pratyekabuddha à plusieurs reprises qu’ils sont des losers et que leur semence est déficiente[16]. Selon Matsumoto, le Vimalakīrtinirdeśa postdate le Sūtra du Lotus à cause de son “anti-hinayisme” prononcé (p.395). Des maîtres plus tardifs ou le néobouddhisme ont beau vouloir atténuer ce message éternaliste, triomphaliste et élitiste en le recentrant sur un bouddhisme universel d’amour, la pensée de classification est tellement présente dans les théories et les pratiques du bouddhisme qu’il semble impossible de renverser la vapeur sans faire de la casse axiologique.

Les bouddhistes des castes supérieurs ont depuis toujours eu la main lourde sur le bouddhisme, et quoi qu’en aurait dit le Bouddha, la pensée des castes et toute l’idéologie éternaliste qu’elle implique a perduré dans l’évolution du bouddhisme.

Quelques blogs "critiques" :

Le Bouddha en bon gestionnaire 06/03/2012
Une idéologie méritocratique 31/01/2017
Être, être déterminable et ne pas être 30/01/2018
Deuxième précepte sur le vol et la propriété 21/05/2018
Jeux d'ombres et de lumières 05/09/2018
Poussières d’étoiles, sémences divines et fluides universels 7/11/2019
La femme a-t-elle la nature de Bouddha ? 07/02/2021
Les premiers de cordée du rêve réincarnationnel 18/02/2021
Être grand avant même la naissance 24/02/2021

***

[1] Dharmaraka and the Transmission of Buddhism to China, Daniel Boucher

[2]Zürcher noticed that a remarkable population explosion occurred at oasis kingdoms in the Tarim Basin between the demographic reports contained in Hanshu (ca. first century bc) and Hou Hanshu (ca. early second century ad).84 In several cases city-state populations grew by a factor of four or five, and at some sites, by much more. Such a population upsurge in premodern times could only have been possible through a significant increase in agricultural production, which, if Zürcher is correct, may have been made possible by the expansion of Chinese military agricultural colonies (tuntian) in the region during the intervening years. Once these oasis towns developed sufficient agricultural surplus, they could attract and support a parasitic monastic community on a permanent basis.” Daniel Boucher

[3]We are left then with the impression that these so-called missionaries may have come to China precisely because they found little support for their religious persuasion in their native lands. And this may also explain why early Chinese translations are predominantly of Mahāyāna orientation.” Daniel Boucher

[4]Dharmarakṣa clearly ranks as one of the most prolific translators; by reliable count, he and his teams were responsible for 154 translations over a forty-year period, many of which are as sophisticated as they are sizeable. Moreover, his translations enjoyed considerable prestige. By all accounts his translation of the Lotus Sūtra was an immediate success, and it would be impossible to understand the emergence of fourth-century Chinese exegesis of śūnyatā (emptiness) thought without his translation of the Perfection of Wisdom in 25,000 Lines.” Daniel Boucher

[5] The Lotus Sūtra and Japanese Culture, par Matsumoto Shirō dans Pruning the Bodhi Tree, pp. 388-389

[6] Matsumoto rappelle que l’expression bouddhiste chinoise “se détourner de l’inférieur pour entrer dans le grand” (eshō nyūdai) exprime cette idée. p. 390

[7] P. 390. Matsumoto cite la traduction de Kumārajīva (datant de 406)

Afin d’enseigner la Gnose du Bouddha (buddha-jñāna)
Le Bouddha est venu au monde.
C’est la seule raison qui est la vraie,
Les deux autres ne sont pas vraies.
C’est pour cette raison même qu’il n’a pas utilisé le véhicule inférieur
Pour faire traverser les êtres
.”

[8] Introduit par le Mahāparinirvāṇa-sūtra.

[9] p. 394

[10] The Idea of Dhātu-vāda, Yamabe Noboyoshi, Pruning the Bodhi Tree, p. 196

[11] Le Yogācāra a développé sa théorie du gotra en affirmant l’existence de cinq filiations spirituelles, à savoir : “le potentiel interrompu, le potentiel incertain [anityagotra], le potentiel des auditeurs, le potentiel des bouddhas-par-soi, et le potentiel du Grand Véhicule : ces cinq familles représentent tous les potentiels de l’Eveil.” trad. Padmakara, Le Précieux Ornement de la Libération, Gampopa, p. 32

Gampopa se base sur l’Abidharmakośa de Vasubandhu, IV, 80C, hormis le terme “rigs chad” ("potentiel interrompu"), qui semble être de lui. Ci-dessous le tibétain correspondant.
sems can sangs rgyas kyi snying po can yin pa'o// sems can thams cad la rigs yod pa zhes pa ni/ sems can rnams sangs rgyas kyi rigs rnam pa lngar gnas te/ gang zhe na/ sdom ni/ rigs chad rigs dang ma nges rigs// nyan thos rigs dang rang rgyal rigs// theg pa chen po'i rigs can te// lngas ni sangs rgyas rigs can bsdus// shes pa'o//

[12] Ratnagotravibhāgavyākhyā, ou en tibétain theg pa chen po rgyud bla ma'i bstan bcos rnam par bshad pa.
Tib. sems can thams cad la de bzhin gshegs pa'i chos kyi skus 'phro ba'i don dang / de bzhin gshegs pa'i de bzhin nyid rnam par dbyer med pa'i don dang / de bzhin gshegs pa'i rigs yod pa'i don gyis so/.

In brief, it is in a threefold sense that the Bhagavān spoke of "all sentient beings always possessing the tathāgata heart."[6] {D88b} That is, [he spoke of this] in the sense that the dharmakāya of the Tathāgata radiates in [or into] all sentient beings, in the sense that the suchness of the Tathāgata is undifferentiable [from the suchness of beings], and in the sense that the tathāgata disposition really exists[7] [in these beings].” Site Tsadra

[13] L’équivalence de l’ālaya(vijñana) et du tathāgatagarbha a été introduite par le Laṅkāvatāra-sūtra.

[14]An early Tibetan commentary on the Uttaratantra, both the śāstra and the vyākhyā, that purports to represent the teachings passed on by the Kashmiri Parahitabhadra to his Tibetan student Marpa, though it is not entirely clear whether this refers to Marpa Dopa or Marpa Chökyi Lodrö, both of whom were important early Kagyu masters and translators that travelled south to receive teachings which they imported and propagated in Tibet.”

Nous entrons ici dans un zone grise. Il est admis que la première traduction des vers-racine et du commentaire de l’OTS est l’oeuvre de rNgog, qui l’avait reçu de Sajjana. Il n’est pas impossible que dans le cadre du sauvetage de la lignée de l'exégèse (tib. bshad brgyud) Kagyupa, des (spin-)docteurs Kagyupa aient voulu rattacher leur propre transmission ininterrompue à un personnage proche de Sajjana, ici Parahitabhadra, qui l’aurait passée à un membre éminent de la lignée Kagyupa : Marpa le traducteur, Marpa Dopa Chökyi Wangchuk, un disciple de ce dernier, etc.

[15] L’exception étant les śrāvaka etc., qui apparaissent en tant que tels, mais qui sont en fait des bodhisattvas en mission. p. 396. Voir aussi mon blog La précieuse étoffe uniquement visible aux connoisseurs (vaijñānika)

[16] The Lotus Sūtra and Japanese Culture, p. 388

On a related point, we noted in commenting on a citation from Hirakawa earlier in this essay that he considers the Vimalakīrti Sūtra, which disparages the śrāvaka as “rotten seed,” to predate the Lotus Sūtra, attributing its origins to a period when there was pronounced confrontation between Hīnayāna and Mahāyāna. I would argue, however, that the Vimalakīrti Sūtra clearly postdates the Lotus Sūtra, both because it teaches an extremely discriminatory gotra theory and because its teaching is a form of dhātu-vāda.”

L’Enseignement de Vimalakīrti, Lamotte, pp. 154,162,163,258-259, 277, 291-292 et 345.

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