mercredi 19 janvier 2022

Une non-dualité moniste

Deux clés pour l'Un ?

La “non-dualité”, qui s'inscrit dans le Milieu par excellence (madhyamaka), est le plus souvent abordée de trois façons. Négativement, par le non-investissement dans les extrêmes, et/ou des formes de non-engagement mental (voir aussi Mental et non-mental). Positivement, en fixant, et/ou en s’identifiant avec une essence unique (Un) des extrêmes, et en affirmant que ces extrêmes (multiple) aient une source partagée en l’Un, et sont par essence l’Un. Le multiple (l’univers) devient dans ce cas comme un épiphénomène de l’Un. L’un étant la véritable Identité (Soi, Sujet, Conscience), et tout ce qui relève du multiple - aux fragments duquel on s’identifierait par ignorance - un faux soi éphémère, ou un soi d'expérience.

Je dirais que la première approche est d’ordre “mystique” (et peut faire suite à un travail intellectuel, philosophique, ou “spirituel”), la deuxième d'ordre ascétique ou yoguique, et la troisième d'ordre Gnostique, et alors plutôt moniste que non-duelle. Si la non-dualité négative ne s’investit dans aucun extrême du couple être et non-être, sujet et objet, la “non-dualité” moniste s’investit par choix (la foi) dans l’être et dans le Sujet, en leur faisant englober la "non-dualité". Seul l’être et le Sujet existent réellement, et il n’y a donc, en Lui, pas de dualité possible, qui ne soit pas le résultat d’une ignorance, d’une illusion, ou d’une inconnaissance, dont on sort par une Gnose, avec la réintégration d'un petit soi (et d'un non-soi dégradé, qui serait son contraire) dans un grand Soi. L'adjectif "grand" (skt. māha) préfixé aux termes bouddhiste est l'indicateur de ce type d'opération. Le grand Soi, le grand nirvāṇa, le grand désir, etc., la même chose se reproduisant plus tard avec le préfixe vajra.   

La troisième approche de la non-dualité (qui est au fond un monisme), peut être stratégique, voire prosélyte, et sert le plus souvent de pont, pour faire passer des transfuges d'une approche négative vers une approche moniste et divine/théiste, ou, nettement plus rare, en sens inverse. C’est alors une non-dualité de façade, qui cherche à dissoudre la dualité dans l’Un, sortant par là du Milieu par excellence, ou transformant ce Milieu par excellence en "Māhamadhyamaka".

Dans le “Dhāraṇī de la quintessence vajra[1]”, sont énumérés des couples de dualités axiologiques bouddhistes, considérés équivalents, car partageant la même essence ou nature. L'adepte qui suit le Dhāraṇī de la quintessence vajra, n’a plus besoin d’autre chose, n’a plus besoin de pratiquer un “extrême” de “bouddhisme” (śrāvakayāna ou śūnyavāda), car le dhāraṇī le conduit directement à une non-dualité moniste. Ce dhāraṇī est non-conceptuel (tib. mi rtog pa) et immanent (tib. yang dag par ‘du ba[2]) à tous les êtres et phénomènes. On pourrait dire métaphoriquement que “la vacuité” est immanente à tous les êtres, ou encore la même chose des trois caractéristiques…, mais en les utilisant de façon positive de la sorte, on réifie évidemment ces termes qui sont censés nous aider à ne pas les réifier. En outre, on attribue des qualités inhérentes à cette vacuité/non-dualité, qui devient ainsi un “élément” (dhātu) doté/porteur de qualités. Tous les phénomènes auxquels “le dhāraṇī de la quintessence vajra” est “immanent” sont appelés des “bases du dhāraṇī” (tib. gzungs kyi gzhi). Puisque tous les phénomènes sont des “bases du dhāraṇī”, ils sont en tant que telles libres de défauts, “lumineux”, non-produits, toujours quiescents (en état de quiescence, nirvāṇa)[3], déjà entièrement libérés[4].

Ce type d’affirmation se trouve aussi dans le Mahāparinirvāṇa Sūtra (traduit en chinois au Vème siècle, Dharmakṣema, Taishō 374). Le nirvāṇa ordinaire n’est pas le grand nirvāṇa (Mahānirvāṇa), puisqu’il n’est que l’élimination des passions (skt. kleśa), sans avoir vu le Buddha-dhātu, qui est "permanent, le Soi, bienheureux et totalement pur". Le "grand nirvāṇa" aussi a huit attributs inhérents : cessation de la souffrance (nirodha), bien-être (śubha), vérité (satya), réalité (bhūta / tattva), immuabilité/éternalité (nityatā), bonheur (sukha), Soi (ātman) et pureté (pariśuddhi)[5]. Et dans le chapitre Corps du Tathāgata (ch. V) du même sūtra, il est dit que le Tathāgata a un "corps éternel, indestructible et adamantin, libre de limitations, permanent, bienheureux, Soi, pur, sans restrictions physiques ni psychiques, doté des huit maîtrises (skt. ṛddhi)". Le simple accès au "grand nirvāṇa", à travers les phénomènes, n’importe lesquels, donne également accès aux qualités inhérentes au grand nirvāṇa et à lessence du Bouddha (Buddha-dhātu).

Les phénomènes (vertueux, non-vertueux, etc.) qui sont les “bases du dhāraṇī” et les portes de dharma (skt. dharmamukha tib. chos kyi sgo), peuvent mener à des mines dormantes de qualités et de puissances, qui n’attendent qu’à être exploitées. Il suffit de trouver la bonne clé. C’est tout ou rien, “the winner takes it all”. Ou bien l’adepte cultive péniblement des qualités conditionnées et donc éphémères et fragiles dans la vérité d'expérience pendant des éons, ou bien, s’il est chanceux, dans une configuration auspicieuse, ou avec une Gnose adéquate il peut accéder d’un coup à des qualités réelles, inhérentes au Tathāgata et au nirvāṇa qu’il aurait atteint… C’est magique ! Il faut d'abord savoir ce que l'on cherche, et ensuite qui cherche trouvera.

On peut tourner autour du Mahānirvāṇa ou du Mahābuddha (Ādibuddha) pendant des éons, mais quand on perce le mystère, on a immédiatement accès à un statut insurpassable, dont on ne peut plus jamais retomber, même si pendant une mission sublunaire subséquente, on commettrait les pires atrocités, qui ne sont finalement que des “bases du dhāraṇī” et des “portes de dharma”, quiescentes depuis toujours, pour ceux qui les perçoivent de façon correcte comme des simulacres...

Ce type de “non-dualité” moniste, et inévitablement éternaliste et théiste, est très différent de celui de la non-dualité mystique et non-conceptuelle. Il ne s’agit plus ici de s’abstenir de s’engager, ou de s’identifier, mais, dans le cadre dune Gnose, de re-connaître, de réaliser, de réintégrer, de s’approcher (tib. bnyen sgrub), etc. d’un fruit - disons-le - divin, qui est déjà présent à la base, et qui se manifeste graduellement (skt. krama), comparable aux phases de la lune qui sont déjà en essence la pleine lune.

***

[1] Tib. ’phags pa rdo rje snying po’i gzungs zhes bya ba theg pa chen po’i mdo
Skt. Ārya­vajra­maṇḍa­nāma­dhāraṇī­mahāyāna­sūtra, bien qu’aucun texte en sanskrit n’ait survécu (ou existé ?).

[2] Chin kang ch’ang t’o lo ni ching 金剛場陀羅尼經 (Taishō no. 1345).

[2] Note de David Jackson
yang dag par ’du ba. Edward Conze (1973), s.v. samavasaraṇa, explains yang dag par ’du ba as “come together in.” The basic idea in our text seems to be that the nonconceptual ultimate nature (i.e., the dhāraṇī of the vajra quintessence) is immanent in all things. The Sanskrit samavasarati/samavasaraṇa is explained in F. Edgerton (1993) as having the meanings “comes together,” “unites,” and “associates.”

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[3] I.47 “Mañjuśrī,” replied the Blessed One, “all phenomena are free of stains and luminous. The fact that sentient beings are unable to make them into something polluted or something to be purified is the basis for the dhāraṇī of purity. Why is that? Mañjuśrī, because all phenomena are by nature unborn, they are always parinirvāṇa. That is the basis of the dhāraṇī through which the likes of mahoragas enter."

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[4] I.59 "Having seen that all entities are already fully liberated and are always parinirvāṇa, they will die with their minds dwelling in space. As soon as they die, they will pass into the realm of final nirvāṇa that is without remainder. That, Blessed One, is how I see the hell realms.”

chos thams cad shin tu grol ba dang /gtan tu yongs su mya ngan las 'das par mthong nas/ de dag sems nam mkha' la gnas te/ 'gum pa'i dus bgyis so// 'gum pa'i dus bgyis ma thag tu phung po'i lhag ma ma mchis pa'i mya ngan las 'das pa'i dbyings su yongs su mya ngan las 'da' ba de yang de dang 'dra ste/ bcom ldan 'das bdag gis sems can dmyal ba de ltar mthong lags so//


[5] On trouve la même idée dans l’apocryphe chinois Traité de la Naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Fayard, Catherine Despreux, pp. 131-132

Dès l'origine, la nature [de l'ainsité] est pourvue de toutes les excellentes qualités. Cela signifie que son essence est parée de l'éclat de la grande sapience ; elle illumine parfaitement le domaine de l'absolu (dharmadhātu) ; elle est la connaissance de la vraie réalité ; elle est l'esprit pur de par sa nature ; elle est l'éternité, la félicité, le Soi, la pureté ; elle est la fraîcheur, l'immutabilité, la souveraine liberté. Elle possède dans son intégralité les inconcevables qualités de l’éveillé aussi innombrables que les grains de sable du Gange, dont elle n'est ni détachée, ni séparée, ni différente. Elle est parfaitement ornée de ces qualités sans qu’aucune ne lui manque. Voilà pourquoi on l’appelle ‘réceptacle de l’Ainsi-venu’ (tathāgatagarbha) ou encore “corps de la Loi de l’Ainsi-venu”.”

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