jeudi 20 février 2020

Le non-fondement est la mahāmudrā*

Blog publié sur le site Saraha chante.

Mañjuśrī coupant les lianes des imaginations fausses pour libérer la Belle au bois dormant 

La vue philosophique à laquelle semble adhérer Advayavajra est celle que l’on pourrait appeler “Apratiṣṭhāna-Madhyamaka” (tib. dbu ma rab tu mi gnas pa). Il existe une oeuvre portant le titre “Apratiṣṭhānaprakāśa” (tib. rab tu mi gnas pa gsal ba) et qui fait partie des 22 oeuvres (parfois assez scolastiques) de lAdvayavajrasaṁgraha publié par Haprasad Shastri, aussi connues sous le nom “Amanasikāra” (tib. yid la mi byed pa’i skor). Elles sont toutes attribuées à Advayavajra. Il y a d’autres nombreuses références à cette vue dans les oeuvres attribuées à Advayavajra et à ses étudiants.

Dans l’Apratiṣṭhānaprakāśa, Advayavajra explique que le non-fondement de la conscience peut être considéré comme l’entier patrimoine d’un bouddhiste, lorsqu’en le réintégrant sans effort on fasse le bien des êtres. Quand celui-ci se produit à travers l’exclusion et l’affirmation, on se fonde sur les notions d’existence et de non-existence. Avec la non-production et la non-destruction à tout instant, la production et la destruction sont des expressions futiles[1]. Mais cette vue va jusqu’à ne pas affirmer (l’existence) d’un être ou des êtres.
Si l’expérience de soi (tib. rang rig) est une cognition valide, cette expérience affirmerait [l’existence] des êtres. En s'abstenant de toutes les apparences, les êtres n’ont pas de réalité.”[2]
Comment faire le bien des êtres en s’abstenant de toutes les apparences ? C’est un sujet débattu en long et en large par les bouddhistes Indo-Tibétains, et qui fait intervenir diverses vues philosophiques, qu’Advayavajra tenta de réfuter ou affirmer dans les oeuvres qui lui sont attribuées. La vue Apratiṣṭhāna-Madhyamaka était assez répandue au X-XIIème siècle.

Il faut préciser ici que ceux qui traitent la vacuité comme une sorte de néant inerte, ou un nihilisme comprennent mal ce concept. La même chose vaut pour ceux qui veulent faire de la vacuité une autre vue sur laquelle se fonder (Nāgārjuna, MMK, 13,8[3]). Dans le bouddhisme, les vues ne peuvent être que des positions provisoires. “La vacuité” ne détruit que les “filets d’imaginations fausses”. Dans le bouddhisme “détruire” c’est s’abstenir de créer les causes des productions douloureuses, ne pas s’engager dans les filets d’imaginations fausses. Chandrakirti :
"La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité d’être une vue nihiliste : ] Vous qui interprétez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations [spros pa'i drwa ba], ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[4]
La “vacuité” n’a pas non plus besoin d’être associée à la “luminosité”, à la “félicité” ou à une “gnose” (jñāna), comme si ces expériences lui feraient défaut et qu’ “elle” serait incomplète sans celles-ci. Comme s’il y avait besoin de “quelque chose”[5] d’extérieure à elle (et qui ne serait pas “elle”) pour la connaître. Le terme clé ici est prapañca (ou vikalpa), souvent traduit par “élaboration”, “imagination fausse”, “idées discursives”, “vues”, “opinions”, “spéculations”, etc. Dans les textes pāli, on retrouve aussi les expressions “filets de plantes rampantes” ou “bosquets épais” de l’ignorance[6], à trancher avec l’épée de la sagesse.
"Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies…"
Montaigne, Apologie de Raymond de Sebonde
Nous n’avons pas de nouveau langage, donc il faudrait faire avec l’ancien, en prenant des précautions. En tranchant les “bosquets épais”, la vacuité “nue”, ou le dharmadhātu “purifié” se révèlent “tels quels”. Au fond, rien ne change. La “vacuité” et “l’élément réel”, le dharmadhātu, sont “les mêmes”. Comme les apratiṣṭhānavādins ne prennent pas position et ne se fondent sur rien, ils ne réifient ni la vacuité, ni l’élément réel, ni l’expérience de celui-ci. Tout en pratiquant les tantras, ils ne parlent donc pas trop d’une gnose autogénérée, d’une sagesse auto-émergente (rang byung ye shes), ni de deux, trois, quatre ou cinq sagesses etc. et ne s'investissent pas dans des spéculations à leur sujet.

Dans Rong-zompa’s Discourses on Buddhology, Orna Almogi écrit fait un recensement de maîtres indiens et tibétains, connus pour avoir suivi la même vue que Rongzompa, c’est-à-dire la vue “Apratiṣṭhāna-Madhyamaka”. Rongzompa en avait cité deux, à savoir Madhyamaka-Siṃha (11ème siècle), considéré comme un disciple d’Atiśa, et Mañjuśrīmitra (T. 'jam dpal bshes gnyen)[7]. A ces deux, Almogi ajoute Atiśa, Candraharipāda (10-11ème siècle), un Bhavya tardif qui n’est pas le Bhāviveka du 6ème siècle et Gampopa. On peut ajouter Maitrīpa[8] à cette liste. Dans l’Histoire de l’école Kadampa (T. bka’ gdams chos ‘byung)[9], Kunga Gyeltsen considère Atiśa comme un adepte de la vue apratiṣṭhānavāda, ce qui semble en effet être le cas[10].

Cette vue peut expliquer pourquoi les auteurs de cette époque (X-XIIème) aient pu favoriser lavoie de la connaissance, plutôt que les voies de transmutation (sgyur lam), haṭhayoguiques, gnostiques, ou visionnaires (snying thig) des tantras. Dans le Commentaire, Advaya-Avadhūtipa prend très clairement partie pour la voie de la connaissance, tout en critiquant les méthodes “tantriques” (pas nommément) comme ne donnant pas accès au Naturel, en écho au Sahajasiddhipaddhati.

C’est la voie tantrique ou des vidyādhara qui a eu la préférence du bouddhisme tibétain, et les maîtres ultérieurs n’ont eu de cesse de sauver ces maîtres anciens de leur relative “incomplétude”, par le biais de hagiographies, dapocryphes et de pseudépigraphes, de ré-interprétations, etc. Ainsi, Mipham Gyatso (T. mi pham rgya mtsho 1846-1912) est venu à la rescousse de Rongzompa en affirmant dans un catalogue des œuvres complètes de Rongzompa[11] que cette vue lui avait été attribuée à tort. Mipham explique que ce que voulait dire Rongzompa était que seule la gnose développée au niveau du chemin n’existait pas au niveau d’un Bouddha, et qu’il n’était pas question de la non existence de la gnose naturellement présente (T. rang byung ye shes).

Il faudrait donc essayer de lire les oeuvres des maîtres connus pour être des apratiṣṭhānavādins par les lunettes de l’ “Apratiṣṭhāna-Madhyamaka” et comme une “voie de la connaissance”, plutôt que par d’autres vues ou comme une voie tantrique à interpréter comme toute autre voie tantrique.

Une dernière chose sur la notion de l’ “autoconsécration” ou “autobénédiction” dans l’Apologie du non-engagement (Amanasikārādhāra), que Klaus-Dieter Mathes traduit par “A Justification of Non-conceptual Realization”. Ce texte comporte plusieurs définitions, justifications et interprétations du terme “non-engagement mental” (amanasikāra). Une des définitions explique que la syllabe “A” correspond à l’adjectif lumineux ou clair (prabhāsvara), et “manasikāra” au terme sanskrit “svādhiṣṭhāna”, traduit en tibétain par “bdag la byin gyis brlab pa”.

Dans le contexte bouddhiste ésotérique, “l’autoconsécration” est une des phases de la réalisation d’une divinité tantrique. Ainsi, l’autoconsécration est une des phases (krama) du Guhyasamāja Tantra (ch. 6 du Caryāmelāpakapradīpa). Elle est aussi appelée phase de la vérité conventionnelle et correspond à la concentration semblable à une illusion (māyopama-samādhi)[12]. Elle est encore un synonyme du corps illusoire. La dernière phase des cinq phases (pañcakrama) est celle de l’union (skt. yuganaddha, tib. zung ‘jug), où le corps illusoire s’unit à la Luminosité. Ce à quoi semble vouloir référer cette interprétation.

Le terme “lumineux” peut renvoyer à un sens de la Luminosité/Claire lumière. Toujours selon le Guhyasamāja Tantra, il y a une Luminosité objective, qui correspond à la vacuité, et une Luminosité subjective qui établit la vacuité par le biais d’une image conceptuelle (Luminosité métaphorique), ou bien directement (Luminosité propre)[13]. Cette division a pour effet de créer un pôle vacuité-objet, qui serait différent de la Luminosité subjective qui connaît la vacuité, et qui serait une gnose. Le clivage de la vacuité et le fondement d'une gnose (ouverte à toutes les spéculations) fait sortir de l'approche plutôt mystique du non-fondement pour se lancer dans des aventures gnostiques. Voir aussi mon blog Le sixième, en plus des cinq pour un développement similaire (l'ajout d'un sixième, support des cinq skandha).   

C’est à partir de la "lumineuse" explication de l’Amanasikārādhāra que Klaus-Dieter Mathes a créé la traduction “Non-conceptual Realization”[13a]. La traduction “réalisation” suggère qu’il y a quelque chose à réaliser, probablement à travers “l’autoconsécration” et les autres phases (krama), mais de façon non-conceptuelle. En ce qui me concerne, cela semble en contradiction avec les notions du Naturel (sahaja), de non-méthode, de méditation naturelle etc., dont parle le Commentaire. Cette traduction va plutôt dans le sens de la Mahāmudrā post-classique. Elle recouvre une des interprétations (tantriques) possibles du terme amanasikāra, mais ce serait une erreur de l'utiliser partout où ce terme est utilisé. Ce mélange ("a perfect blend") n'est pas si parfait à mon avis. Mais je suis plutôt un apratiṣṭhānavādin...

Je vois le rôle de l’Amanasikārādhāra en effet plutôt comme une justification qu’une véritable explication. Il y a un indéniable effet de “name-dropping” tantrique dans ce texte (Hevajra, Nairatmyā, Luminosité/corps illusoire, ...)[14], qui a sans doute pour but de rassurer ceux pour qui la pratique des Yogatantras supérieurs est nécessaire à l'Éveil[15]. Le Commentaire nous fait voir un Advaya Avadhūtipa nettement moins défensif (de son propre système), et critiquant jusqu’aux pratiques des Yogatantras supérieurs.


*Titre : citation du Sekanirdeśa attribué à Advayavajra. (SN 29) kun la gnas pa ma yin la// phyag rgya che zhes grags pa yin// En anglais, on voit le plus souvent la traduction “non-abiding”. En français, on pourrait traduire par non-demeure, non-fondement, non-assise. L’idée de base est de ne pas s’appuyer sur un des extrêmes (être, non-être etc.), de ne pas s’y installer, investir etc.


Lire aussi Le rab tu mi gnas pa’i rgyud, un tantra introuvable ?


***


[1] Littéralement des bruits de victimes sacrificielles (paśor vacaḥ). Dans le Chant des distiques, l’insulte “asservi” revient régulièrement. Des concepts avec lesquels on se fait du mal inutilement.

[2] gal te rang rig tshad ma na// rig de sems can ‘dod pa yin// snang ba thams cad spangs pa’i phyir// sems can bden pa ma yin no// Voir DKG n° 35 et le Commentaire.

[3] “13, 8. Les Victorieux ont proclamé que la vacuité est le fait d'échapper à tous les points de vue. Quant à ceux qui font de la vacuité un point de vue, ils les ont déclaré incurable.” Guy Buguault, Stances du milieu par excellence, p. 173

[4] INTRODUCTION TO THE MIDDLE WAY: Chantrakirti's Madhyakāvatāra, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336 Ce passage semble correspondre plutôt au Mūlamadhyamakavṛtti-Prasannapadā (tib. dbu ma rtsa ba'i 'grel pa tshig gsal ba Toh 3860), et plus précisément le passage où Candrakīrti réfute la reproche que la vacuité des Madhyamika est comme le néant des nihilistes (S. nāstika tib. med pa pa).
’dir kha cig dbu ma pa ni med pa pa dah khyad par med pa yin te / gah gi phyir dge ba dan mi dge ba’i las dah / byed pa po dah / ’bras bu dah (N. 132 B) / ’jig rten thams cad rah bzin gyis ston par smra ba yin la / med pa pa 2) dag kyan de dag med do zes Smra bar byed pa yin pa de’i phyir / dbu ma pa ni med pa pa dah khyad par med do zes bya bar byed do // de Itar ni ma yin te / dbu ma pa dag ni rten cin 'brel par 'byuh ba smra ba yin la / rten cin 'brel par 'byuh ba'i phyir ’jig rten 'di daii / Jjig rten pha roi la sogs pa thams cad ran bzin med par smra bar byed do // med pa pa dag gis ni de ltar rten cin 'brel par 'byun ba yin pa'i phyir / ran bzin gyis (P. 135 A) ston pa nid kyi sgo nas 'jig rten pha roi la sogs pa dnos po med par rtogs pa ma yin te / '0 na ci ze na / 'jig rten 'di'i dnos po’i rnam pa ran bzin gyis dmigs na de 'jig rten pha roi nas 'dir 'oh ba dan / 'jig •rten 'di nas 'jig rten pha roi tu 'gro bar ma mthoh nas 'jig rten 'dir dmigs pa'i dnos po dan 'dra ba'i dnos po gzan la skur pa 'debs par byed pa yin no // [tr. p. 25 1. 24] JAN WILLEM DE JONG ] CINQ CHAPITRES DE LA PRASANNAPADA 1949 ( Chapitre XVIII , XIX, XX, XXI, XXII )
MKV, 24.7, p. 491/ Chatterji p. 336

[5] Le tathāgatagarbha est, selon Śrīmālādevī dans le Ratnakūṭa, “le Dharmakāya non-débarrassé des kleśa”.

[6] “"Vaccha, the position that 'the cosmos is eternal' is a thicket of views, a wilderness of views, a contortion of views, a writhing of views, a fetter of views. It is accompanied by suffering, distress, despair, & fever, and it does not lead to disenchantment, dispassion, cessation; to calm, direct knowledge, full Awakening, Unbinding.
MN 72 Aggi-Vacchagotta Sutta: To Vacchagotta on Fire, translated from the Pali by Thanissaro Bhikkhu

[7] Mañjuśrīmitra est considéré être un maître indien du Dzogchen, disciple de Garab Dordjé (T. dga’ rab rdo rje) de la tradition Dzogchen. Dates inconnues.

[8] Auteur de Léclaircissement de labsence totale de fondation (T. rab tu mi gnas pa gsal bar ston pa) D 2235

[9] Œuvre de Las chen kun dga’ rgyal mtshan (1432-1506)

[10] Je le soupçonne dêtre lauteur de lHymne au dharmadhātu attribué à Nāgārjuna.

[11] Rong zom gsung ‘bum dkar chag me tog phreng ba

[12] Naked Seeing: The Great Perfection, the Wheel of Time, and Visionary Buddhism In Renaissance Tibet, Christopher Hatchell.

[13] Paths and Grounds of Guhyasamaja According to Arya Nagarjuna, Yangchen Gawai Lodoe, p. 79

[13a] “This goal is achieved by “withdrawing one’s attention” (amanasikāra) from anything that involves the duality of a perceived and perceiver. The result is a “luminous self-empowerment,” Maitrīpa’s (986-1063)2 final tantric analysis of amanasikāra. In an attempt to reflect these two meanings, I translate amanasikāra as “non-conceptual realization,” but leave the term untranslated when it is not certain, whether this double meaning is clearly intended. Maitrīpa composed the amanasikāra cycle after returning from Śavaripa to a monastic milieu of late Indian Mahāyāna Buddhism. He thus considerably contributed to the integration of the new teachings and practices of the Mahāsiddhas into mainstream Buddhism.3 These texts of Maitrīpa are, together with Nāropa’s (956-1040)4 teachings, the main doctrinal source of the bKa’ brgyud lineages.“ (Perfect Blend)

[14] Voir p.e.Tāranātha (1575–1634) dans le dka’ babs bdun ldan (The Seven Instruction Lineages), traduit par David Templeman.

It is said that this ācārya, who lived in Mādhyadeśa, was in Samādhi, but there were some who did not believe in him. He explained to them extensively about the main sources on the essence of the practices. People would say, "These are not the thoughts of the tantras," and he would substantiate his upadeśas with quotations, mainly from the Hevajra and Guhyasamāja tantras. He was asked from whom did he obtain these teachings, and the Tibetans claim he said, “I, the powerful one, invented this teaching. I teach out of my experiences in a hermitage.

[15] Un des chapitres de Paths and Grounds of Guhyasamaja s’intitule “The Need of Highest Yoga Tantra for Enlightenment”, p. 15 Ce chapitre explique que le véhicule des Perfections permet de progresser jusqu’à la dixième bhūmi en une seule vie, mais que pour arriver au plein Eveil, il faudrait passer par les Yogatantras supérieurs.

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