mercredi 5 février 2020

Annonce du futur projet Dohākoṣagīti


Śavaripa en compagnie de deux amies

Au cours de ma retraite de trois ans (1984-1987), le maître de retraite m’avait donné un petit texte qui s’intitulait “do ha mdzod brgyad ces bya ba phyag rgya chen po'i man ngag gsal bar ston pa'i gzhung”. Ce texte contenait huit “trésors de distiques” (dohākoṣa) attribué à des grands maîtres bouddhistes considérés comme des mahāsiddha. J’étais tout de suite frappé par le contenu, le style et la forme de ces vers, et j’en avais ébauché une traduction en français. Huit ans plus tard, Jacques Cathrin (l’actuel lama Sherab Namdreul de Yogi-Ling) qui avait édité et publié d’autres traductions que j’avais faites, me demandait s’il pouvait publier ces “trésors de distiques”. J’étais d’accord, mais je voulais vérifier la traduction une dernière fois. Cette “dernière” vérification a duré très longtemps, car elle m’avait lancé dans des recherches plus poussées dans l’univers des dohākoṣa, de Saraha, Śavaripa et Advayavajra/Maitrīpa. Ces recherches m’avaient fait découvrir de nombreux autres textes intéressants sur le même sujet, c’est-à-dire l’introduction à la nature de l’esprit, dont j’avais également entamé la traduction. Le livre des huit “trésors de distiques” est finalement sorti en 2015 sous le titre “Chants de plénitude”.

Page de garde du Do ha mdzod brgyad 

Pendant mes recherches sur les dohākoṣa, j’avais rapidement remarqué une différence d’approche en lisant ceux que l’on trouve dans la collection des Chants de Plénitude, le Dohākoṣagīti de Saraha d’un côté, et par exemple le dohākoṣa de Kāṇha, Tailopa et d’autres de l’autre. Pour le dire schématiquement, on pourrait dire que les premiers sont plutôt “rājayoguiques” et “sūtriques” et les derniers plutôt “haṭhayoguiques” et tantriques (Cāryagīti), ce qui n’empêche pas que l’une et l’autre catégorie peuvent partager des éléments des deux catégories. J’avais observé la même différence en comparant le Sahajasiddhi attribué à Indrabhūti et le Sahajasiddhi attribué à Dombi Heruka. 

En lisant le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (Dohakoṣahṛdayārthagītāṭīkā D2268, P3120) du Dohākoṣagīti de Saraha et le commentaire du Sahajasiddhi d’Indrabhūti (avec le commentaire de Lakṣmīṅkārā, voir Le Guide du Naturel), on est dans l’univers du Naturel (sahaja) sans artifice. Tandis que le Sahajasiddhi attribué à Dombi Heruka et les dohākoṣa de Kāṇha, Tailopa etc. évoluent dans l’univers d’un Naturel avec des observances (s. cārya) et des pratiques haṭhayoguiques. L’introduction à la nature de l’esprit (t. ngo sprod) du Naturel sans artifice n’a pas forcément lieu dans le cadre d’une initiation tantrique (s. abhiṣeka) et se fait à l’aide de symboles et de métaphores, tandis que l’approche du Naturel tantrique ne peut pas se faire sans initiation et tous les engagements qui y sont associés pour préserver l'expérience.

Ce qui m’avait plu dans la collection des huit dohākoṣa, dans le Sahajasiddipaddhati et dans le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120) du Dohākoṣagīti de Saraha était l’approche “rājayoguique” en accord avec les prajñāpāramitā bouddhistes, avec juste ce qu’il faut de tathāgatagarbha

Cette distinction n’est pas évidente à faire, parce que depuis l’apparition de ces textes au Tibet, le bouddhisme tibétain a énormément évolué. C’est la tendance tantrique et haṭhayoguique qui domine désormais très nettement. L’approche des dohākoṣa rājayoguiques a été intégrée dans le cadre tantrique, et ils sont désormais interprétés à la lumière des dohākoṣa du Naturel, dont l’approche s’inscrit dans un cursus tantrique normatif. A cause de cette lecture nouvelle, les dohākoṣa rājayoguiques peuvent perdre en force. Leurs critiques très claires des méthodes tantriques et de toute méthode seront réinterprétées ou atténuées, “oui, mais…”.

Le clergé tibétain n’avait pas apprécié lenseignement du Dohākoṣagīti de Saraha par Atiśa (980-1054), en craignant qu’il pourrait saper la foi des tibétains.
"Quand [Atiśa] arriva à mNga' ris, il commença à enseigner les distiques de Saraha tels "A quoi servent les lampes à beurre ? A quoi sert le culte des dieux ?" Il les expliquait de façon littérale et de peur que les Tibétains s'avilissent, on lui demanda de ne plus les réciter. Cela lui déplut, mais on dit qu'en dépit de cela il ne les avait plus enseignés depuis."[1]
Cette première introduction du Dohākoṣagīti de Saraha ne se fit donc pas en public, mais circulait néanmoins sous le manteau. Il n’est pas impossible que le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120, ci-après le Commentaire avec un majuscule C) en contienne des traces. Ces découvertes m’ont conduit à aborder différemment la traduction du Commentaire. J’avais remarqué (voir l’introduction des Chants de Plénitude) que certains vers de dohākoṣa bouddhistes reprennent les même thèmes et images que dans des distiques (dohā) d’autres traditions, notamment Jaïn et Vedanta. Les noms “gīti” ou “gīta” dans les textes bouddhistes de la Collection des traités tibétains sont sans doute des indications d’une culture partagée. Il me semble aussi qu’un texte comme l’Amanaska a beaucoup de points en commun avec l’approche du Dohākoṣagīti. Tout cela est à étudier de plus près.

J’étais en train de retravailler la traduction du Commentaire, mais j’ai dû le laisser de côté provisoirement pour des raisons professionnelles. Plusieurs personnes m’ont récemment demandé des nouvelles de l’avancement du livre. J’ai eu l’idée de publier en ligne la version actuelle de la traduction et de la retravailler au fur et à mesure. Cela présente plusieurs avantages à mon avis. Ma traduction et mes recherches (imparfaites) seront immédiatement disponibles à ceux qui s’y intéressent et demandent d’y avoir accès. Les lecteurs auront la possibilité de signaler des erreurs, signaler des informations, faire des suggestions, avoir des échanges, etc. Notamment avec des experts en d’autres traditions où des idées et images similaires existent et qui ont pu influencer l’auteur du Commentaire, ou en sens inverse qui ont subi son influence. La forme d’un livre en ligne permet à celui-ci d’évoluer et d’indiquer des liens vers d’autres sources. Une fois le livre terminé, une version définitive en papier sera publiée.

Il me reste de trouver l’outil et le format qui permettra tout cela. Je pense à un site web avec des pages Google Docs partagées, où les échanges sont possibles. Il y aura d’un côté la traduction intégrale telle qu’elle existe maintenant, disponible en ligne, et d’un autre côté, des petites sections du texte retravaillé des distiques et de leur commentaire sous la forme d’articles de blog, publiés sur le site web.

D’habitude, un livre est publié et les échanges font suite à sa publication. Ici, les échanges auront lieu avant sa publication, permettant à ceux qui le souhaitent d’y apporter leur touche. Cela peut être un projet collectif. Ce qui m’importe c’est que ce texte, important à mon avis, sera connu et débattu. La traduction et le site seront libres d’accès, à ceux qui y souscrivent. En principe, j’accepterai tous les inscrits.

Pour l’instant ce projet Dohākoṣagīti n’existe pas et doit encore être organisé et finalisé. Ceux qui sont intéressés par le projet et la traduction du Commentaire peuvent signaler leur intérêt à hridayartha[AT]gmail.com (participation and exhanges in English will also be accepted). Je vous informerai alors du lancement du projet.

***

[1] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer p. 61. Comme nous venons de voir, ils ne les a plus enseigné publiquement, mais il avait continué à les traduire avec 'Brom et d'autres.

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