dimanche 24 mai 2015

"Le Tibet entier aurait été rempli de saints"



« La pensée-en-soi naturelle (sct. sahajika) est le Corps réel (sct. dharmakāya). Les apparences naturelles sont la lumière (sct. saṃbhogakāya) du Corps réel. Les représentations naturelles sont le rayonnement (sct. nirmāṇakāya) du Corps réel. Leur indissociabilité naturelle (sct. svabhāvikakāya) est le sens du Corps réel. »[1]

Voilà, comment Gampopa explique le triple corps comme étant le processus fondamental de la réalité (tib. dngos po’i gnas lugs). Cette explication se base dur le Ratnagotravibhāga, également connu sous le nom de Uttaratantraśāstra, le « Traité mahāyāna de la continuité insurpassable », qui attribue à la pensée quatre qualités empruntées au soleil.

1. L’intellect ultime, supra mondain et non-représentationnel (sct. lokottaranirvikalpā-yāḥparamajñeya). Telle la lumière du soleil, il déchire l’obscurité qui empêche de voir l’essence de tout ce qui peut se connaître (sct. prajñāyā).

2. L’intuition de tous les connaissables (sct. sarvajñajñānasya) qui procède (sct. pṛṣṭhalabdhasya) du premier. Telle la diffusion (sct. spharaṇa) du filet (sct. jāla) des rayons de lumière (sct. raśmi),elle pénètre toutes les représentations (sct. sarvākāra) de tous les connaissables.

3. La liberté (sct. vimukta) de la nature de la pensée (sct. cittaprakṛti), support des deux [précédents], est comparable par son absence de souillure et par sa luminosité à la pureté parfaite du disque du soleil (sct. arkamaṇḍalaviśuddhi).

4. La nature (sct. svabhāvata) indissociable (sct. saṃbheda) de l’élément des qualités (sct. dharmadhātva) de ces trois est comparable à l’indissociabilité des trois qualités [du soleil].[2]

Les trois qualités inhérentes au soleil, à savoir la lumière, son rayonnement et sa pureté sont indissociables[3]. Cette indissociabilité même constitue la quatrième qualité. On y retrouve les trois/quatre qualités du triple/quadruple Corps (sct. trikāya).

Ce processus fondamental se déploie naturellement et peut être (re)connu par la voie de la connaissance, grâce à une introduction (tib. ngo sprod).

Après le XIIème siècle, commence une période d’essor des voies de l’effort (yoga) et de la transformation (tantra), que l’on fait remonter à Matsyendranāth et Gorakṣanāth). Leurs méthodes spécifiques, qui ont sans doute leur origine en dehors du milieu bouddhiste, bien que des théories bouddhistes aient eu leur part d’influence, sont également intégrées par les milieux bouddhistes en Inde, au Népal, au Tibet… Ces méthodes ont pour but l’édification d’un corps immortel (sct kāyasādhana) à travers différentes méthodes. Une des méthodes consistent à réintégrer le « corps immortel » déjà présent dans le corps matériel. Un des termes clé des méthodes intégrées par les bouddhistes (notamment les yogi et les mantrika) sera le corps-vajra (sct. vajrakāya ou vajradeha), qui correspond au triple/quadruple corps d’un parfait Bouddha, naturellement présent, et qui demande à être éveillé par des méthodes de vajrayoga.

Ce corps « caché » est le corps subtil, qui consiste en un ensemble de canaux, d’énergies, de cakra

Dans l’œuvre complète de Phamodroupa (1110-1170), on trouve un petit texte sur le corps-vajra, intitulé Nature du corps-vajra (rdo rje lus kyi gnas lugs) qui lui est attribué (dge slong rdo rje rgyal gyis sbyar ba’o) et qui commence par un hommage à Tailopa et Nāropa. Yang dgon pa (1213-1258 ou 1287)[4] est l’auteur de l’Explication du corps-vajra caché (rdo rje lus kyi sbas bshad). Dans les systèmes de ces deux maîtres, on trouve quatre cakras. Au sommet de la tête le mahāsukhacakra, à la gorge le saṃbhogacakra, au cœur le dharmacakra et au nombril le nirmāṇacakra. On y retrouve notre triple/quadruple corps du parfait Bouddha.

Tout comme dans la doctrine de Gampopa et du Ratnagotravibhāga, le triple corps (embryon du Bouddha) est toujours naturellement présent dans tous les êtres, mais il est devenu un « corps subtil » immortel présent dans le corps matériel périssable. Il ne s’agit plus de reconnaître le triple corps suite à une simple introduction (tib. ngo sprod), mais de réintégrer par du yoga, des pratiques visionnaires, etc. le corps-vajra qui est le triple/quadruple corps d’un Bouddha, et de devenir ainsi un parfait Bouddha. Ce triple corps est à échelle microcosmique, ce qu’est l’univers à l’échelle macrocosmique. Il contient les mêmes mondes divins, avec les mêmes cercles de dieux, les mêmes haut-lieux (sct. piṭha) etc. Les instructions relatives à cette réintégration du triple corps sont données et pratiquées (sct. sādhana) dans le cadre d’un tantra, qui impose la consécration du disciple par un gourou et l’observation du lien (sct samaya) associé. Les tantras sont des systèmes venants d’un dieu ou un être surnaturel, transmis à un être humain, puis véhiculés dans des lignées ininterrompues de maîtres et disciples.

Quand on compare les deux systèmes, voie de connaissance et voie de transformation, la deuxième est plus complexe et a beaucoup plus de contraintes. On constate aussi un degré de « concrétisation » accru. Au départ, l’embryon du bouddha (sct. tathāgatagarbha) présent en tous les êtres, était la simple possibilité d’éveil de ceux-ci. Quand s’est développée la notion de différents corps d’un Bouddha, après la mort du Bouddha historique, cet « embryon » est devenu le triple corps virtuel du Bouddha. La notion de « corps », qui signifiait corpus dans le sens d’un « ensemble » est devenu plus « corporelle », et quand sont arrivées les méthodes (d’origine nāth et kula) d’édification d’un corps immortel ou vajra, le « triple corps virtuel » est devenu le triple corps réel, qui ne demande qu’à s’éclore, comme l’oiseau garuḍa confiné dans un œuf. Cette métaphore date d’ailleurs de la période où le kāyasādhana était en plein essor.

En outre, l’image d’un corps subtil dans un corps matériel évoque l’idée d’une âme enfermée dans un corps. Elle en est libérée au moment de la mort, mais en fonction du karma ou de sa connaissance des instructions ésotériques, elle pourra remonter à sa source et se libérer définitivement du cercle des naissances. Sinon, elle se trouvera de nouveau enfermé dans un corps matériel.

En important des « méthodes » (sct upāya) d’immortalité, le bouddhisme (tibétain) a aussi importée des éléments des doctrines où elles sont nées, notamment celle d’une âme avec une certaine corporéité, qui transmigre, et que l’on peut atteindre, maîtriser et « purifier » par des postures physiques (tib gzhugs gtang), des regards (tib gzigs stangs), le yoga sexuel etc.

Il ne s’agit pas d’une science obtenue empiriquement, mais d’une « science » dérivée d’éléments doctrinaires, basés sur la théorie millénaire de la dualité corps-esprit/âme. Le corps est représenté par la semence du père, l’ovule de la mère et « l’âme corporelle » qui l’anime. Ces trois sont représentés au niveau physique subtil par les trois canaux. C’est la part du « corps ». Ces trois canaux (part physique) « traversent » quatre cakra (le triple/quadruple corps du Bouddha) qui représentent « l’âme » (part spirituelle). C’est ainsi qu’est représenté schématiquement l’union du corps et de l’esprit, jusqu’au moment de la mort.

Tous les éléments des pratiques visionnaires peuvent -très probablement- être ramenés à des éléments théoriques. La théorie précède la pratique, détermine la pratique. Mais la théorie est ici une croyance en la dualité du corps et de l’esprit, où l’esprit est la part immortelle. Et cette croyance a été importée dans le bouddhisme (tibétain) en important les méthodes kāyasādhana, c’est-à-dire à partir du XIIème siècle environ, sur un terreau propice.

C’est évidemment une hypothèse. Fragile et qui peut être fausse. De l’autre côté, nous avons la version traditionnelle telle qu’elle est racontée par les hagiographies. En expliquant le bouddhisme (tibétain) en occident, nous avons commencé en nous appuyant sur la version traditionnelle, comme si elle était vraie. On se trouve alors confrontées à des contradictions qu’on ne peut résoudre, notamment d’ordre chronologique, en gardant cette version. Dans cette version, les méthodes de kāyasādhana et théories annexes étaient déjà connues et pratiquées au VIIIème siècle, voire enseignées par le Bouddha historiques dans des conditions atemporelles. Cela a conduit certains universitaires occidentaux, en s’appuyant sur des versions traditionnelles, à écrire qu’au XI-XIIème siècle, il y avait de la résistance de la part de maîtres monastiques kadampa, Gampopa etc. aux aspects non compatibles avec le vinaya, ou par une sorte de puritanisme. Et qu’ils avaient intégré ces méthodes en les adaptant et en les modifiant en des méthodes « lite ».

Les Annales bleues racontent « comme un démon avait pénétré le cœur du Tibet, Atiśa, qui y arriva en 1042, n'était pas autorisé (par son disciple 'Brom ston) d'enseigner le Vajrayāna, lorsque celui-ci commençait à enseigner les dohā » et ajoutent que s'il avait été autorisé de le faire, « le Tibet aurait été tout entier rempli de saints ! », reprenant ainsi les propos mis dans la bouche de Milarepa par Tsangnyeun Heruka.[5] Pour la même raison, les pratiques des divinités du système Kadampa ne contiennent que des divinités dans leur aspect de « veuf », c'est-à dire sans śaktī, donc sans puissance.[6]

Ce serait à cause d’une sorte de puritanisme déplacé, que ces maîtres auraient empêché « le Tibet entier d’être rempli de saints ». Et si, contrairement à ce que veulent faire croire les hagiographies des XIV-XVème siècles, ces méthodes (nāth et kula) étaient arrivées à partir du XIIème siècle ? Ce serait une très bonne explication pour certains faits. En plus, cela semble s’accorder avec les faits (David Gordon White). D’ailleurs, ces méthodes très populaires depuis, ne semblent pas avoir rempli le Tibet entier de saints pour autant. A qui la faute ?

***

[1]Rang sems lhan cig skyes pa chos sku dngos//
Snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od//
Rnam rtog lhan cig skyes pa chos sku'i rlabs//
Dbyer med lhan cig skyes pa chos sku'i don//
Extrait de : chos rje dwags po lha rje'i gsung*/ snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig bzhugs so/

[2] ’jig rten las ’das pa rnam par mi rtog pa’i shes rab ni shes bya’i de kho na nyid dam pa’i mun pa sel ba nye bar gnas pa’i phyir// ’od gsal ba dang chos mtshungs so/
de’i rjes la thob pa’i shes bya thams cad kyi ye shes ni shes bya’i dngos po ma lus pa’i rnam pa thams cad la ’jug pas na/’od zer gyi dra ba ’phro ba dang chos mtshungs so/
sems kyi rang bshin rnam par grol ba ni shin tu dri ma med cing ’od gsal ba nyid kyis nyi ma’i dkyil ’khor rnam par dag pa dang chos mtshungs so/

[3]gsum ka yang chos kyi dbyings dang dbyer med pa’i rang bzhin nyid kyis gsum po de rnam par dbye ba med pa dang chos mtshungs so/

[4] Disciple de Geutsangpa (rgod tshang pa mgon po rdo rje, 1189- 1258), fondateur de l’école droukpa supérieur.

[5] Blue Annals, p. 455-456, Deb sngon p. 396-397

[6] Blue Annals p. 456

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