Tāranātha (1575–1634) était un détenteur de l’école Jonang et l’école Shangpa. Il a écrit un manuel d’instruction (tib. khrid yig) sur "Le réliquaire du sceau universel" (tib. phyag chen ga'u ma), également appelé « Le triple état naturel » (tib. rang babs rnam gsum). Ce petit texte est selon Jamgon Kongtrul (1813–1899) un chant vajra que Vajradhara adressa à Nigouma, et que celle-ci avait tranmis à Khyoungpo Neldyor, le fondateur de l’école Shangpa, qui l’aurait gardé le restant de sa vie dans un reliquaire qu’il porta sur son cœur.[1] Ce texte fut traduit par le traducteur glan dar ma blo gros (XI-XIIème s.). Dans son commentaire, rédigé 500 plus tard, Tāranātha mentionne l’apport spécifique de chacun des maîtres principaux de Khyoungpo Neldyor.
Tāranātha fait précéder l’introduction (tib. ngo sprod) par une phase préparatoire qui commence par les pratiques préliminaires communes et non-communes, et qui est suivie par une série d’exercices de repos mental (śamatha) et une autre de la vision directe (vipaśyanā). La préparation bouddhiste commune.
Le corps de la pratique de cette instruction est une introduction (tib. ngo sprod), en trois parties :
1. Comme préparation les trois sortes de repos naturels,
2. Comme corps de pratique, le denouement naturel des quatre défauts
3. Comme conclusion, l'instruction de l'émergence naturelle du triple corps.
Tāranātha explique que Lama Khyoungpo et Nigouma sont les auteurs principaux de la préparation (1), Maitrīpa celui du dénouement naturel des quatre défauts (tib. skyon bzhi rang grol) (2) et Sukhasiddhi celui de la conclusion (3).
La phase préparatoire de Lama Khyoungpo et Nigouma consiste en un rituel d’offrandes de torma au maṇḍala de Cakrasaṁvara, aux lamas de la lignée et à Nigouma. A la fin du rituel, le maṇḍala se fond en lumière en le disciple, qui se recueille dans la perception ordinaire aussi appelé l’état naturel (tib. tha mal shes pa'am rang babs zhes bya ba yin pas). Cette phase préparatoire s’intercale entre la phase préparatoire habituelle, suivie par la pratique du repos mental (śamatha) et de la vision directe (vipaśyanā), juste avant l’introduction à la nature de l’esprit. Elle a pour but de recueillir les siddhis que seul un maṇḍala tantrique peut conférer. Cette préparation tantrique est donc l’apport spécifique de Lama Khyoungpo et Nigouma.
La pratique principale est l’introduction à la nature de l’esprit, dont Tāranātha dit qu’elle remonte à Maitrīpa. C’est la partie correspondant aux instructions du sceau universel, où les quatre défauts se denouent naturellement (tib. rang grol). Vous trouverez la traduction de cette partie ci-dessous.
La conclusion consiste en la reconnaissance (tib. ngo ‘phrod) du triple corps, ainsi que les méthodes pour stimuler l'expérience et pour surmonter les obstacles. Ce serait l’apport de Sukhasiddhi selon Tāranātha. La méthode pour stimuler l’expérience consiste en trois parties : développer une dévotion sans bornes, développer une compassion sans bornes et stimuler l’expérience par des méthodes particulières. Les méthodes particulières sont des exercices de type kāyasādhana (l’édification d’un corps immortel ), associés à la pratique du prāṇāyāma, du corps subtil divin, de kuṇḍalinī (± tib. gtum mo), de karmamudrā…
Pour resumer, Lama Khyoungpo et Nigouma pour la partie tantra (Cakrasaṁvara), Maitrīpa pour l’introduction à la nature de l’esprit, et Sukhasiddhi pour la partie kāyasādhana. Les parties relatives à Lama Khyoungpo et Nigouma, et à Sukhasiddhi, faisant intervenir des cercles divins, doivent être transmises dans le cadre d’une consécration tantrique par un vajrācārya. L’introduction à la nature de l’esprit peut être donnée par un ami spirituel (kalyāṇamitra). Si on prenait la partie préparatoire commune avec seulement l’introduction à la nature de l’esprit de Maitrīpa, on aurait en gros la méthode du sceau universel telle qu’elle devait être transmise par Gampopa, qui transmit le sceau universel en dehors du cadre des consécrations. C’était comme cela pour Mokchogpa (1110-1170). Dans la biographie de Mogchokpa[2], celui-ci rencontra Gampopa environ deux ans après la mort du yogi de Khyungpo (1135/1140)[3]. C'est une rencontre émotionnelle, puisqu'ils auraient été maître et disciple pendant plusieurs vies et que Gampopa commença à se demander s'il allait encore le revoir... (p. 181).
« Mogchok présente une offrande (T. phyag rten) dans la chambre de Gampopa et lui dit : "Quand mon maître, le grand Shangpa, est mort, j'ai pratiqué (T. dge sbyor) et j'ai eu telles expériences du chemin des techniques, corps illusoire, rêve et claire lumière. Je suis venu demander si j'étais arrivé au bout ou pas. Mais comme le maître de Shang est décédé et que vous n'êtes pas mon maître, je ne peux pas vous demander (T. bla ma khyed min pa zhu sa mi bdog). Il me faut maintenant demander la transmission complète (T. khrid tshar gcig) des six yogas." Gampopa repondit : "Vous avez eu de bonnes expériences. Mais vous devez ajuster (T. thag chod) votre vue." Et il lui donna les huit vers de la Mahāmudrā (T. phyag rgya chen po'i tshig rkang brgyad[4]) et les Cinq introductions (T. ngo sprod lnga pa)[5], suite à quoi Mogchokpa eut confiance en sa perspective de la vue (T. lta ba'i phyogs). Ensuite Gampopa dit : "Etudiez plutôt le cycle des six yogas (T. chos drug tshar gcig) avec Gomtshul (T. sgom pa tshul khrim snying po 1116-1169). J'ai personnellement fait le vœu de ne pas enseigner les sādhana et les six yogas[6] »Cette dernière phrase de Gampopa est d’ailleurs très intéressante et revèle l’inconfort de l’hagiographe. Pourquoi Gampopa, qui disposerait de la transmission complète de la mahāmudrā sūtrayānique et tantrique (les 6 yogas de Nāropa etc.), ne la ferait pas passer à un pratiquant chevronné[7], avec qui il aurait un lien très fort, comme Mogchokpa ? Pourquoi aurait-il fait le vœu de ne pas enseigner la mahāmudrā tantrique et siddhique ? Peut-être tout simplement parce qu’elle n’existait pas encore, ou que Gampopa ne l’avait pas reçue…
Approximativement à partir de l’époque de Karma Lingpa (XIVème siècle), un bardo de réalité transcendante (tib. chos nyid kyi ‘od gsal) avait été intercalé entre le bardo de la mort et le bardo du devenir, afin de permettre la réintégration de toutes les pratiques « mésocosmiques ». A l’époque de Maitrīpa/Advayavajra et de son disciple Vajrapaṇi, ces instructions n’existaient probablement pas comme des pratiques bouddhistes. A la mort, il y avait ou bien libération, ou bien passage au bardo du devenir. La pratique recommandée étant p.e. celle expliquée dans le Discours sur la gnose du trépassement (scr. Ārya-ātajñāna-nāma-mahāyāna-sūtra tib. 'phags pa 'da' ka ye shes zhes bya ba theg pa chen po'i mdo). Selon les hagiographes et historiens ultérieurs, Maitrīpa et ses disciples, ne disposant pas des instructions « mésocosmiques » n’ont donc pas obtenues les réalisations que permettraient celles-ci.
De même, le sceau universel qu’enseigna Gampopa était le système de Maitrīpa, sans intervention ou invocation de mésocosme, et qui se passa directement entre deux hommes, maître et disciple. Avec l’essor des pratiques « mésocosmiques », la transmission du sceau universel est encadrée (préparation et conclusion) par des éléments « mésocosmiques ». En principe, le sceau universel transmis par Khyoungpo lama (contemporain de Gampopa), était également celui de Maitrīpa. Est-ce que c’est Khyoungpo lama lui-même qui y avait ajouté les éléments « mésocosmiques » pendant son vivant ? Est-ce que cela avait été fait plus tard ?
Quoi qu’il en soit, Tāranātha indique l’apport de chaque maître dans cette introduction au sceau universel, et la partie principale, l’introduction proprement dite, est l’apport de Maitrīpa. Voici la traduction de la présentation de sa méthode par Tāranātha.
« II Partie principale
La préparation de la session est comme précédemment.
On se recueille par l'attention vigilante à tout état statique et dynamique [de la pensée]. On développe l'intention [de la pratique], et lorsque la pensée est stable pendant la partie principale de la méditation, elle est tournée vers l'intérieur, et se reconnaît elle-même.
Elle reste dans un mode sans aucune fabrication. En cas de manifestations sensorielles ou imaginaires, sans spécifiquement refuter ou confirmer, accepter ou refuser celles-ci, on reste en état de recueillement en reconnaissant tout ce qui émerge comme naturel. Sans interrompre les constructions mentales, on maintient un état de luminosité limpide.
Aucune [manifestation] n'est laissée sans la reconnaître. Sans arrêter de les reconnaître, on les laissera désormais mouvoir si elles se meuvent. Si elles s'en vont d'elles-mêmes, on les laisse s'en aller, sans spécifiquement réactiver l'attention vigilante.
Il n'y pas la moindre once de méditation en ce [mode]. Impossible de se distraire, ne serait-ce qu'un instant, est-il dit. En ce mode (tib. tshul), on est également introduit à quatre défauts qui disparaissent d'eux-mêmes.
1. Trop proche, le visage originel (tib. rang ngo) n'est pas reconnu,
2. Trop profond, il n'est pas identifié,
3. Trop facile, on n'en est pas sûr,
4. Trop bon, on n'arrive pas à le concevoir.
On se libère ainsi de ces quatre défauts.
1. le visage originel n'est pas reconnu.
2. Avant la mort et au moment où l’on perd ses forces, il y a de nombreuses façons pour montrer clairement le visage originel, mais on n'aura pas moyen de le connaître tant que l'on n'ait pas été introduit par les instructions du guide.
3. Les docteurs aveugles n'arrivent pas à faire confiance au non-agir.[8]
4. Ils ne peuvent pas concevoir que la nature de l'esprit est l'Éveillé. Si l'on reconnaît tout état statique et dynamique [de la pensée] comme son visage originel, sa nature existe en tant que la vacuité manifeste. De ce fait, il est inutile de réagir à ce qui se manifeste.
Quand on comprend qu'en dehors de cette nature lumineuse et vide, il n'y a pas de saṃsāra et de nirvāṇa, on s'est affranchi des quatre défauts. »[9]
***
[1] Les chants de l’immortalité, éd. Claire lumière, pp. 55-56
[2] volumes shangpa KA, p. 180 et suivantes. Ou en ligne sur TBRC
[3] Chronological Conundrums in the Life of Khyung po rnal ’byor: Hagiography and Historical Time, Matthew T. Kapstein
[4] Très probablement les huit vers de Marpa, dont le commentaire fait partie de l'oeuvre complet de Gampopa (W23439-1750-eBook.pdf p. 35) mar pa'i tshig bcad brgyad ma'i 'grel pa
[5] 1. les apparences sont la pensée en s'appuyant sur l'analogie du sommeil et du rêve
2. l'indissociabilité des apparences et de la vacuité à travers l'analogie de l'eau et de la glace
3. la pensée-en-soi (T. sems nyid) étant vide en s'appuyant sur l'analogie du ciel vide
4. la revelation de la saveur unique de la multiplicité à travers l'analogie de la saveur d'un gateau sucré
5. la revelation de la continuité du corps réel (dharmakāya) par l'analogie de la continuité d'un fleuve
ngo sprod lnga ste/
gnyid dang rmi lam gyi dpes snang ba dang sems su ngo sprad/
chu dang chab rom gyi dpes snang stong dbyer med du ngo sprad/
nam mkha' stong pa'i dpes sems nyid stong par ngo sprad /
bu ram ril bu'i dpes du ma ro cig tu sno sprad/
chu bo rgyun chags kyi dpes chos sku rgyun chags par ngo sprad do//
[6] ngas sgrub thabs dang chos drug 'di mi bshad pa'i dam bca' gcig byas yod gsungs pas p. 182
[7] Si l’on en croit les hagiographes et la logique de la transmission ininterrompue qu’ils préconisent, Mogchokpa aurait déjà reçu et pratiqué les six yogas de Niguma. En effet, il était le successeur de Khyoungpo Neldyor.
[8] mkhas rmongs thams cad byar med la blos ma khel ba'o// C’est assez ironique dans le contexte de ce qui arrive à cette introduction de Maitrīpa.
[9] gnyis pa ni/
thun gyi sngon 'gro sngar ltar la/ gnas 'gyu thams cad du dran pas zin pa zhig bya'o//
zhes yang yang 'dun pa byas nas/ dmigs pa'i dngos gzhi la sems gnas pa'i tshe/ kha nang log tu rang ngo shes pa tsam byas nas/ bzo bcos med pa'i tshul du bzhag//
yul snang gi 'char sgo'am/rnam rtog gi 'char sgo ci byung yang ched gtad dgag sgrub blang dor mi bya bar gang shar de rang ngo shes tsam gyi ngang la mnyam par bzhag pas rnam rtog kho rang ma 'gags bzhin du gsal sing nge ba de'i ngang bskyang/ ngo mi shes su gcig kyang ma shor bar bya/
ngo shes dang ma bral phyin chad 'gyu na'ang 'gyu ru bcug// rang log tu 'gro na'ang 'gro ru bcug dran pa la ched gtad du 'bad/ 'di la bsgom du rdul tsam med/ yengs su skad cig kyang med ces bya/
de nyid la skyon bzhi rang grol bar ngo sprad de/
nye drags pas ngo ma shes/
zab drags pas ngos ma zin/
sla drags pas yid ma ches/
bzang drags pas blor ma shong
zhes pa'i skyon bzhi las grol ba ste/
dang po ni rang ngo ma shes pa/
gnyis pa ni/ sngar 'chi ba dang shugs chad kyi nyams la sogs pa'i dus su tha mal shes pa rang ngo gsal bar ston pa mang du byung mod kyang/ bla ma'i gdams ngag gis ngo ma sprad pa de srid thabs gang gis kyang ma shes pa'o//
gsum pa ni/ mkhas rmongs thams cad bya ra med la blos ma khel ba'o//
bzhi pa ni/ sems kyi rang bzhin sangs rgyas yin pa blor ma shong pa'o//
de la gnas 'gyu thams cad rang ngo shes tsam na rang bzhin stong gsal du 'dug//
des na gang shar la bzo bcos byed don med/ rang bzhin gsal stong 'di las logs su 'khor 'das gang yang med par shes tshe skyon de bzhi rang grol ba yin//
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