La pendaison, Jacques Callot (1592–1635) |
Dans les pratiques visionnaires (Kalacakra, le Chemin et le Fruit, les transmissions aurales, le thod brgal etc.), qui sont davantage tantriques[1], il s’agit de transformer une réalité « impure » en une réalité « pure », ou de retrouver la réalité « pure ». La réalité authentique recouverte par une réalité qui n’en serait que le reflet déformé. Les maṇḍala sont des représentations de la réalité pure, qui est une réalité divine. Les éléments impurs de la réalité impure sont les reflets impurs de la réalité pure. Le travail de transformation de la réalité impure en réalité pure s’appelle sādhana. A travers le sādhana, on reconstruit visionnairement le maṇḍala de la réalité pure. Cela contribue à se détacher de la réalité impure, à imaginer la réalité pure, à s’y identifier et, selon certains, à la reconnaître et la réintégrer quand la réalité pure se présente à la conscience délivrée de toute matérialité, et ainsi à la libérer définitivement.
On pourrait considérer la première partie du travail visionnaire comme une thérapie, un expédient (upāya), qui aide à se détacher de la réalité impure, mais la partie post-mortem de la pratique visionnaire est plus problématique. La réalité pure y n’est pas présentée comme un expédient, mais comme la réalité vraie. Karma Lingpa la nomme même dharmatā (tib. chos nyid). Le maṇḍala de la réalité pure n’est pas un expédient, mais c’est ce qui sous-tend (Base, tib. gzhi) notre réalité impure, qui n’en est que le reflet déformé. A certains moments, dans certains états de conscience, elle se révèle à nu et est plus facilement reconnaissable. L’adepte s’entraîne pour ces moments et tentera de la reconnaître et de la réintégrer à ces moments cruciaux.
Amitābha tirant un moine dans sa terre pure contre son gré (photo Jeffrey Kotyk) |
Cela pose plusieurs problèmes ou effets pervers d’un point de vue bouddhiste. On pose de cette façon une dualité pur-impur, réalité-irréalité, Base-reflet, et on invite l’adepte à s’investir dans un extrême de cette dualité : le pur, le réel, la Base. C'est de « l'extrémisme »... La vie ordinaire d’un être humain se déroule cependant ici-bas. Les pratiques visionnaires lui conseillent de se détacher de tout ce qui concerne la réalité impure et de se consacrer entièrement à la réalité pure, que l’on rencontrera après la mort. Le « deux que tu auras » semble y prévaloir« le un tiens », pour corriger le proverbe.
Il est certain que cela aide à s’en détacher et à en prendre une certaine distance. Dans ce sens-là, c’est assez habile. Mais cela peut conduire à négliger totalement la réalité ici-bas et de ne rien faire pour l’améliorer : la « vraie » vie est ailleurs ! Occupons-nous de ce qui importe réellement et de ce qui peut vraiment nous sauver (tshe ‘di blos thongs). C’est vrai que cela peut procurer une certaine quiétude ou tranquillité. Regardons plus loin, tout en épuisant notre mauvais karma ici-bas. Ne serait-ce d’ailleurs pas mieux de vraiment laisser pourrir la situation ici-bas, pour que l’on ait encore plus envie de là-haut ?
Autre effet pervers, à moins qu’il ne soit souhaité… Le maṇḍala que l’on conçoit et la terre pure que l’on décrit sont des images, et les images nous déterminent (Lakoff). Elles s’impriment en nous, et assimilés, s’impriment sur tout ce que l’on perçoit. L’aspiration au maṇḍala de réalité pure et aux terres pures équivaut une idéologie. Ils nous servent de modèle, ils constituent un monde idéal comme dans la Cité de Dieu de Saint Augustin. Si seulement notre terre était comme cela… Et en fait, le maṇḍala, tout comme la Cité de Dieu, peuvent servir d’exemple ici-bas. On peut s’en inspirer. Et on l’a fait.
La métaphore du maṇḍala est une métaphore impériale (sāmantamaṇḍala, cercle des feudataires). Au centre du maṇḍala trône la divinité principale, le rājādhirāja (suzerain), dont tout émane, y compris le maṇḍala. Et en effet, les institutions bouddhistes devenaient les fiefs des abbés et des moines. Les monastères tenaient leurs terres du roi, qui y maintenait la loi. Les grands monastères (mahāvihāra) développaient des branches qui dépendaient d’eux.[2]
« The mature esoteric synthesis that arose then [from the seventh century] was emblematic of the new formulation: it insisted on an immutable master-disciple bond, employed royal acts of consecration, and used elaborate maṇḍalas in which the meditator was to envision himself as the Buddha in a field of subordinate Buddhas. Proponents of the System composed a new class of scriptures that taught the transmission and recitation of secret mantras. Calling themselves “possessors of mantras or scepters” (mantrin /vajrin), they developed rituals (particularly fire sacrifice) for the purpose of a codified series of soteriological and nonsoteriological acts and ultimately institutionalized this material in Buddhist monasteries where texts were copied, art produced, and rituals performed. In this regard, the self-description of mature esoteric Buddhism as the way of secret mantras (guhyamantrayāna) is analogous to the Mahāyāna’s self-description as the way of the bodhisattva (bodhisattvayāna). »[3]Un sāmanta est un vassal, qui tient son fief de du rājādhirāja (suzerain), et qui est lié à lui par un lien féodal (samaya). Dans son livre, Davidson compare la terminologie d’une consécration (abhiṣeka) et du couronnement royal, et les ressemblances sont frappantes.
Avant l’invitation d’Atiśa au Tibet (1042), il y avait différents zones d'influence au Tibet[4]. Des moines de la branche du vinaya mūlasarvāstivādin, aussi appelé "le vinaya oriental", ayant survécu la période de persécutions et s'étant installé dans la province d'Amdo commencèrent à récupérer et à restaurer des temples au Tibet central. Ils ordonnaient des moines (le fameux groupe de dix premiers moines de la deuxième propagation) à qui ils laissaient la charge des temples. Des réseaux de temples et de monastères étaient ainsi constitués, où les temples affiliés devaient un impôt (T. sham thabs khral) à leurs maisons-mère respectives. Les textes principaux étudiés à part le vinaya, étaient les Prajñāpāramitā sūtra et le Yogācāra-bhūmi. Il y eut des frictions avec les communautés de mantrins laïques qui suivaient les enseignements anciens (T. rnying ma).
Après les conquêtes de Genghis Khan en 1227, celui-ci publia un édit qui exemptait les moines tibétains des impôts et du service militaire et il leur accordait des privilèges. Les différents sièges (Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa…) envoyèrent des représentants à différents princes mongols et reçurent des terres avec des ménages qui tombaient dorénavant sous leur administration. En 1260, c’est le prince mongol Kublai, connu par Marco Polo, qui monta sur le trône. Kublai Khan (1215–1294) considérait le sakyapa ‘Phags pa (neveu de Sakya Pandita) et Karma Pakshi (K2) (en moindre mesure) comme ses instructeurs spirituels.
L’empereur fit promulguer un édit qui stipulait la liberté de religion à condition de faire des prières de longévité pour l’empereur (BA p. 487). Le détenteur de Sakya reçut treize myriades de ménages « wen-hu » et l’école Sakyapa garda le monopole sur le Tibet jusqu’en 1349, quand des conflits internes divisaient les maisons (T. bla grang) sakyapa. L’administrateur d’une myriade était appelé « myriarque » (T. khri dpon). Les détenteurs des différents sièges Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa avaient à la fois le rôle de chef spirituel et de « myriarque ».
A ces époques médiévales, les liens féodaux furent la norme. Les cercles concentriques de pouvoir autour d’un suzerain ne devaient choquer personne : tel dans le ciel, tel sur la terre. Mais pour nous, qui avons eu la chance de vivre un petit intermède démocratique (durera-t-il ?), le « modèle céleste » ne va pas de soi, et il vaudrait peut-être mieux de ne pas l’implémenter ici-bas. Les théocraties n’ont pas été de francs succès et les tentatives théocratiques actuelles n’enchantent guère.
Peut-être le système féodal était adapté à ces temps-là, mais il n’est certainement pas adapté au notre. Alors, aspirer à des terres pures dirigées par des monarques aussi éclairés soient-ils, entourés de leurs vassaux, ou les prendre pour modèle afin de les instaurer ici-bas, en ce qui me concerne, non merci ! Pas de Denys le tyran assisté du philosophe Platon, de Confucius, d’un mandarin, voire d’un grand lama tibétain pour moi.
L’entraînement proposé par un apratiṣṭhānavādin comme Gampopa me semble très bien convenir à notre époque. Si son approche fut surtout destinée à des moines, ou à des laïques qui voulaient bien y consacrer tout leur temps, en se détournant des dharmas mondains, elle pourra peut-être être amendée et adaptée aux conditions de la vie moderne. Si elle était trop quiétiste et désengagée, elle pourrait devenir plus engagée. S’intéresser davantage au monde et à ses souffrances et essayer d’y remédier concrètement. Alléger les souffrances ici-bas, et tenter de rendre la réalité humaine moins « impure », sans chercher à instaurer une théocratie féodale. Suivre la même intuition que celle des mantrins et vajrins à l’époque féodale, mais en s’adaptant au monde tel qu’il est maintenant ou tel que nous voulons qu’il soit et aux réalités d’aujourd’hui, avec sagesse, car l'enfer est pavé de bonne intentions.
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[1] C’est-à-dire qui se pratiquent dans le cadre d’un tantra, un ensemble de croyances et de pratiques associées à une divinité centrale, et qui se transmet dans le cadre d’une consécration (abhiṣeka) d’un maître (guru) à un disciple.
[2] Indian Esoteric Buddhism, a social history of the tantric movement, Ronald M. Davidson, p. 106 etc.
[3] Indian Esoteric Buddhism, p. 117
[4] Tibetan Renaissance: Tantric Buddhism in the Rebirth of Tibetan Culture, Ronald Davidson p. 92
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