Les lignées se réclamant de Réchungpa ne disposent pas seulement d’une filière « siddhique » descendant de Tailopa, mais aussi de Saraha, en passant par Maitrīpa et de nouveau Tipupa. La transmission « siddhique » de Saraha et Maitrīpa est résumée dans un petit texte qui s’intitule « Exposition des sessions de méditation » (tib. thun ‘jog), ou « Exposition des sessions de méditation de Lama Réchungpa » (tib. bla ma ras chung pa'i bsam gtan thun 'jog). Ce texte fait partie de l’œuvre complète de Phamodroupa. L’inventaire des instructions kagyu (bka’ brgyud kar chag) explique qu’il s’agit d’un ensemble d’instructions de Maitrīpa, éditées par le siddha Ling (Lingchen Repa Pema Dorje, 1128-1188 ?).[1]
Iconographiquement, on reconnaît le Saraha « siddhique » à la présence des deux vidyā (tib. rig ma), qui sont les deux corps formels émanés du corps d’arc-en-ciel de Saraha[2]. Le texte consiste en une série d’exercices qui ont pour but l’édification du triple corps. A chaque corps correspond une série d’exercices. Le triple corps est comparé par analogie aux trois sommets de la Montagne de gloire au sud de l’Inde, lieu de résidence du Saraha « siddhique » et de Śavaripa « le sauvage », souvent confondus.
Les trois sommets de la montagne (du triple corps) sont respectivement le sommet du Repos mental (Cittaviśrāma), qui correspond au corps créationnel (nirmāṇakāya), le sommet de la montagne de Gloire au sud (Śrī Parvata) correspondant au corps de délectation (saṃbhogakāya), et le sommet de la Défaite du mental (Manobhaṅga), correspondant au corps réel (dharmakāya). La montagne au trois sommets est la représentation géographique de Saraha (dharmakāya) et ses deux vidyā (corps formels ou corps mystique).
Le compte-rendu de Padma Karpo de la quête de Maitrīpa est allégorique. Cela se confirme par ce texte, qui prédate sans doute Padma Karpo (1527-1592), le quatrième détenteur droukpa.
Le texte ouvre par ailleurs en expliquant que tous les êtres font naturellement l’expérience de de plénitude (tib. bde ba), de luminosité (tib. gsal ba) et de non-représentation (tib. mi rtog pa), qui correspondent respectivement au corps de délectation (sct. saṃbhogakāya), au corps créationnel (sct. nirmāṇakāya) et au corps réel (sct. dharmakāya). Le triple corps est donc naturellement présent comme la base de notre expérience.
La pratique proprement dite est précédée de pratiques préliminaires qui consistent en des exercices (yantra) physiques, verbaux et mentaux pour assouplir le corps, des exercices de respiration et l’imagination de la divinité yidam. Tipupa explique pourquoi cela est nécessaire (nous avions rencontré le même cas de figure dans la pratique du triple état naturel de Khyoungpo Neldyor).
« Si l’on pratique de manière disjointe la phase de génération et d’achèvement, on sera comme un unijambiste essayant de suivre un parcours, ou comme un oiseau avec une seule incapable de se déplacer dans le ciel. De même, sans la phase de génération, les deux corps formels ne pourront pas se produire[3]. Et sans la phase d’achèvement, le corps réel (sct. dharmakāya), qui est son propre bien, ne pourra se produire.[4] C’est pour cette raison qu’il convient de pratiquer la divinité yidam, sans disjoindre les deux phases. Après avoir terminé les grande sessions (tib. thun), on ne préserve que le souvenir (de la divinité) durant les intersessions. »[5]On a besoin des trois aspects, des trois corps, des trois pratiques, afin de pouvoir agir en éveillé.
Triple expérience
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Plénitude
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Luminosité
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Non-représentation
|
Triple corps
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Saṃbhogakāya
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Nirmāṇakāya
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Dharmakāya
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Triple sommet
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Śrī
Parvata
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Cittaviśrāma
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Manobhaṅga
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Triple pratique
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vipaśyana
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śamatha
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mahāmudrā
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Triple monde
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Formes
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Sensible
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Sans forme
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Le colophon, contrairement à l’introduction, explique que ces instructions que Maitrīpa avait reçues de Śavaripa (donc pas Saraha) ont rempli « le vase du cœur » de Tipupa et comblé Lo ro (= Réchungpa). Il précise également que certains disciples de Tipupa avait combiné des pratiques de ce texte avec des pratiques des quatre mudrā.
Cette version particulière du thun ‘jog aurait été éditée par Phamodroupa.
Le texte comporte de nombreuses citations de Saraha et de Maitrīpa, dont certaines sont connues, d’autres non. Il comporte également des instructions habituellement attribuées à Maitrīpa.[6] Mais, l’accent est mis ici sur l’idée que les corps formels sont à édifier, ce qui va à l’encontre des instructions habituelles de Maitrīpa et de Gampopa sur la mahāmudrā. C’est peut-être dû à l’apport sakyapa des lignées Phamodroupa ?
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[1] bsam gtan thun 'jog ni / mnga' bdag mai tri pas mdzad pa yin la / de'i sgrub thabs khrigs su bkod pa grub thob gling gis mdzad pa'o //
[2] Voir l’hommage du thun ‘jog
[3] Contrairement à Gampopa et Rongzompa, où les deux corps se déploient naturellement.
[4] Chez Gampopa, le corps réel est naturellement présent et doit être reconnu comme tel. Il n’est pas « à produire ».
[5] bsam gtan thun 'jog, p. 525
[6] P.e. Dans la tradition orale, les cinq expériences qui sont l'agitation, le recueillement, l'accoutumance, la stabilité et la stabilité parfaite, sont illustrées par des exemples.
Selon la Tradition qui suit les Instructions, le développement de śamatha se résume en cinq expériences, et il est important de connaître l'image qui illustre chacune d'elles :
1. Le flux du mental (T. sems gyo ba) est comparé à une cascade de montagne ;
2. Le recueillement (T. thob pa) est comparé à une rivière qui coule entre des gorges ;
3. L'accoutumance (T. goms pa) est comparée à un fleuve qui coule avec nonchalance ;
4. La stabilité (T. brtan pa) est comparée à un océan sans vagues ;
5. La perfection de la stabilité (T. brtan pa mthar phyin) est comparée à une lampe à huile dont la flamme immobile, claire et brillante n'est jamais troublée par le vent. Source shes bya kun khyab ou shes bya mdzod
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