Bouddha du Gandara, 1-2ème s. après J.C. |
Christopher I. Beckwith, Greek Buddha: Pyrrho's Encounter with Early Buddhism in Central Asia.
Dans son livre sur le « Bouddha grec », Pyrrhon, Beckwith émet l’hypothèse que le « bouddhisme ancien » (early Buddhism) que présente la tradition ne serait pas la forme la plus ancienne du bouddhisme, mais celle que Beckwith désigne sous le nom de « bouddhisme normatif ». En revanche la sagesse des gymnosophes etc. que Pyrrhon avait ramené de l’Inde lors des conquêtes d’Alexandre le grand contient l’essentiel du bouddhisme primitif de l’époque. Pour les justifications, je renvoie à Greek Buddha.
La doctrine de Pyrrhon se résume (selon son disciple Timon de Phlionte) par les trois caractéristiques négatives des « choses » (G. pragmata), à savoir : les choses sont in-différentes (G. adiaphora), im-mésurables (G. astathmēta) et in-décidables (G. anepikrita). « C’est pourquoi ni nos sensations, ni nos jugements (G. doxai), ne peuvent, ni dire vrai, ni se tromper. »[1]
« Par suite, il ne faut pas leur accorder la moindre confiance, mais être sans jugement (G. adoxastous), sans inclination d'aucun côté (G. aklineis), inébranlable (G. akradantous), en disant de chaque chose qu'elle n'est pas plus qu'elle n'est pas, ou qu'elle est et n'est pas, ou qu'elle n'est ni n'est pas [tétralemme].L’objectif ultime est le bonheur à l’échelle humaine :
Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, dit Timon, c'est d'abord l'aphasie (l’impossibilité de dire, non-discours : « le fait de ne pas dire l’être »[2]), puis l'ataraxie (non-agitation). » (texte d'Aristoclès dans Eusèbe, préparation évangélique XIX, 18, 1-4).
« Timon son disciple dit que celui qui veut être heureux à trois points à considérer : d'abord quelle est la nature des choses ; ensuite dans quelle disposition nous devons être à leur égard : enfin ce qui en résultera pour ceux qui sont dans cette disposition. »[3]Ce que Conche résume par 1. Le primat de l’éthique, 2. Le primat de la pratique et 3. l’importance primordiale de l’éducation (« Comment peux-tu guider les hommes ? »).[4]
Voici ce qui, selon Beckwith, aurait pu ressembler au bouddhisme primitif, que Pyrrhon aurait rencontré lors de ses voyages, dont la teneur se résumait par les trois caractéristiques (sct. trilakṣaṇa).
1. Toutes les choses (sct. dharma) sont impermanentes (P. anitya), 2. Toutes les choses sont insatisfaisantes (P. duḥka) et toutes les choses sont sans identité propre (P. anātman).
1. Impermanentes, c’est-à-dire changeantes, non figées. 2. Insatisfaisantes, c’est-à-dire malaisées, instables. Beckwith se base sur le sens ancien de duḥka (dush-kha, en tant que l’opposé de su-kha « aisée »[5]). 3. Sans identité propre, c’est-à-dire sans cœur, noyau ou essence, qui soit l’un des extrêmes bon-mauvais, vrai- faux, être-non-être etc. « Toute chose n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou elle est et n’est pas, ou elle n’est ni n’est pas. »
Le problème, selon Beckwith, est que nous connaissons les religions (zoroastrisme, brahmanisme, bouddhisme…) dans leurs formes actuelles et que nous projetons sur leurs formes primitives. Ainsi le zoroastrisme normatif n’est pas le zoroastrisme primitif, ni le bouddhisme normatif le bouddhisme primitif. Il reprend la thèse de Bronkhorst que les upaniṣad ne prédateraient pas le bouddhisme. Le zoroastrisme primitif fut la religion de l’empire perse. Le brahmanisme et le bouddhisme sont tous les deux le résultat direct de l’introduction du zoroastrisme dans le Gandhāra oriental par Darius I. « Zoroastre fut le premier à enseigner les doctrines du Ciel et de l’Enfer, de la résurrection future du corps, et de la vie éternelle du corps et de l’âme réunis. ».[6] Ainsi que de l’accumulation de bons et mauvais actes, déterminant la renaissance dans les cieux. Le sage des Scythes (Sakamūni) n’aurait pas été en réaction au brahmanisme, mais à « l’absolutisme » et le « perfectionnisme » du zoroastrisme primitif.
Beckwith met en question[7] de nombreux éléments de la légende et de la doctrine normative (y compris les 4 nobles vérités[8]) du Bouddha, je renvoie à son livre. Il fait suite à John Marshall, André Bareau, Johannes Bronkhorst, Luis Gómez, Gregory Schopen etc. basant ses travaux plutôt sur l'archéologie, les sources historiques, les lectures comparatives, etc.
Je reviendrai sans doute sur sa théorie dans d'autres blogs. L’importance des trois caractéristiques (sct. trilakṣaṇa) est attestée par leur « intégration » dans « les quatre racines de la Loi » (tib. bka' rtags kyi phyag rgya bzhi).
« Tous les composés sont impermanents (P. sabbe saṅkhara annicā)
Tous les composés sont souffrance (P. sabbe saṅkhara dukkhā)
Tous les phénomènes (dharma) sont sans soi (P. sabbe dhammā anatta)
La destruction (de tous les liens), c’est le nirvāṇa (S. śantaṁ nirvāṇaṁ). »
Les trois premiers vers de ce quatuor se trouvent dans le Dhammapada[9]. Le quatrième vers est un ajout plus tardif (Phillip Stanley[10]).
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[1] Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, p. 60. Traduction du texte d’Aristoclès.
[2] Conche, p. 128
[3] Source Internet
[4] Conche, p. 44-47
[5] Ce qui se rapportait originellement aux roues d’un chariot, roulant bien ou roulant mal. (Monier-Williams)
[6] “Zoroaster was … the first to teach the doctrines of … Heaven and Hell, the future resurrection of the body …, and life everlasting for the reunited soul and body”. Mark Boyce (1979: 29).
[7] « The most important single error made by almost everyone in Buddhist studies is methodological and theoretical in nature. In all scholarly fields, it is absolutely imperative that theories be based on the data, but in Buddhist studies, as in other fields like it, even dated, “provenanced” archaeological and historical source material that controverts the traditional view of Early Buddhism has been rejected because it does not agree with that traditional view, and even worse, because it does not agree with the traditional view of the entire world of early India, including beliefs about Brahmanism and other sects that are thought to have existed at that time, again based not on hard data but on the same late traditional accounts. »
[8] « Hamilton (2000) stresses the centrality of the concepts in the Trilakṣaṇa, but also emphasizes the “Four Noble Truths” and the “Eightfold Path”. It is signicant that neither of the latter two lists mentions anitya ‘impermanent’ and anātman ‘lacking an inherent selfidentity’, and the Four Noble Truths are xated on duḥkha alone. It is pointed out by Bareau (1963: 178– 181; cited in Bronkhorst 1986: 101– 104), from contrastive study of Vinaya accounts of the Buddha’s first sermon with the accounts in the early sutras, that the Four Noble Truths are not even mentioned in the sutras. Moreover, it has since been shown definitively by Schopen (2004: 94) that the Vinaya versions we now have are actually dated or datable only to the fifth century AD. Because the Trilakṣaṇa seems to be attested in Pyrrho’s Greek version, it is datable to 330–325 BC, and is therefore three centuries earlier than the otherwise earliest known Buddhist texts—the Gāndhārī manuscripts— and nearly a millennium earlier than the attested Vinaya. In any case, the Four Noble Truths and the Eightfold Path are clearly developments of late, standardized Normative Buddhism, which spread far and wide and absorbed or replaced earlier forms of Buddhism in the Saka-Kushan period. »
[9] Vers n° 5, 6 et 7 de chapitre XX.
[10] D. Phillip Stanley,The Threefold Formal, Practical, and Inclusive Canons of Tibetan Buddhism in the Context of a Pan-Asian Paradigm (Doct.Diss.), University of Virginia, 2009, pp. 149-154, source : rigpawiki.
Patrick Carré a écrit un merveilleux roman sur Pyrrhon et ses rencontres avec les "sagesses orientales" ("Yavana", Phébus, 1991)
RépondreSupprimerainsi qu'un essai ("d'Elis à Taxila", Pauvert, 2000)