Dans les hagiographies tibétaines, on voit souvent des références au « sud de l’Inde ». Le mot pour le sud comme direction (T. lho phyogs) en sanscrit est dakṣiṇā. Le dakṣiṇāpatha est la région du Sud, « la route du Sud de l'empire d'Aśoka » précise Gérard Huet, et qui correspond au Deccan, le plateau au sud de la rivière Narmada, donc finalement la plus grande partie de la péninsule indienne. Le véritable sud serait plutôt la région appelée « Tamilakam », qui correspond aux royaumes anciens de la période Sangam (-3ème au 4ème siècle) recouvrant Tamil Nadu, Kerala et le sud de l’Andhra Pradesh et du Karnataka. Ce territoire était partagé par trois dynasties (Chéras, Pandyas et Cholas de l’ouest vers l’est), dont on retrouve les protagonistes dans le Manimékhalaï, traduit en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer.
Ce texte, qui aurait été composé au 6ème siècle environ (selon Wikipédia, au 3ème selon Daniélou) par Sīthalai Sāttanār (que Wikipédia fait vivre au 2ème siècle ?) nous donne une excellente impression de la vie dans le sud, de l’état du bouddhisme à cette époque et des autres religions avec lesquelles il était en dialogue. L’intrigue du Manimékhalaï se situe avant la fin du 3ème siècle, puisqu’en 295 les Pallava s’installèrent dans l’Inde du Sud (à Kanchi, la région de Dignāga 440 – env. 520) et soumirent les trois royaumes de Chola, Pandya et Chéra, dont il est question.
Dans le conte, le prince de Chola, Udhayakumāra, tombe amoureux fou de la courtisane-danseuse Manimékhalaï (fille du marchand Kovalan et de la danseuse Mâdhavi), qui veut consacrer sa vie à la religion. Ses parents pratiquèrent le shivaïsme, mais elle se convertit au bouddhisme, après avoir retrouvé la mémoire de sa vie bouddhiste antérieure, précédente grâce aux pouvoirs magiques du piédestal du Bouddha dans l’île de Manipallavam et dont le sage Aravana Adigal (une sorte de Nāgārjuna) lui fournit les détails. Il lui donna pour mission de soulager les hommes de la faim grâce au bol magique « Vache d’abondance »[1] ayant appartenu au sage Aputra. Aputra était un roi descendant d’Indra qui avait abdiqué et qui vivait retiré dans la forêt comme un ermite[2]. A une autre occasion, Aravana Adigal donna une nouvelle mission à Manimékhalaï. « Si tu reviens vers moi lorsque tu auras étudié les enseignements des maîtres des diverses religions (à Vanji), je pourrai t’expliquer ce que sont les voies multiples de la connaissance. »[3] Sous un déguisement masculin, Manimékhalaï se rend à Vanji, où elle étudie les différentes doctrines, à savoir : le védisme (mīmāmsā), les moyens de preuve (pramāṇavādin), le shivaïsme, le brahmanisme (brahmā-vādi), les sectateurs de Vishnou, le védisme (veda-vāda), les ājīvika, les jains, le sāṃkhya, les vaiśeṣika (« scientisme ») et les matérialistes (bhūta-vāda). Elle se rend ensuite, toujours déguisé en garçon, à Kanchi, où elle fait construire un piédestal de Bouddha, sur lequel elle installe le bol magique, qui attire tous les pauvres et nécessiteux à lui. Après cela, elle renonce à son déguisement, va voir Aravana Adigal qui l’instruit, prend refuge et revêt l’habit monastique.
Le « sud de l’Inde » Tamilakam fait partie de ce que Johan Elverskog nomme « la méditerranée bouddhiste », traversée par les grandes routes maritimes (Sri Vijaya, Java, Cambodge (Champa), Chine…). On y trouve trois royaumes : Chéra (capitale Vanji), Pandya (cap. Madurai) et Chola, dont la capitale fut Uraiyur, alias Urandai ou Varanam et la deuxième capitale (portuaire) Puhâr (Kaveripattanam ou Champāpati) engloutie par un tsunami.
Dans le conte, les dieux jouent un rôle important, principalement en tant que messagers. On apprend qu’Amaravati (Vijayawada, à 500 km au nord de Kanchi), est la capitale d’Indra, construite par Viśvá-karman l’architecte des dieux. Kanchi (Kāñci-pura) était un grand centre d’études jains et bouddhiste entre le 1er et 5ème siècle. Vanchi Muthur (Vanji) était la ville où Manimékhalaï se rendit pour apprendre les doctrines des diverses religions. Il y avait aussi un temple dédié à Kannaki/Kannagi, la femme de son père Kovalan (sa mère étant une danseuse dont son père fut tombé amoureux). Manimékhalaï reproche à la statue de s’être vengée sur la ville de Madurai en l’incendiant, après que cette ville fit exécuter son mari. La déesse Madurapati, divinité protectrice de Madurai, se montra très compréhensive avec Kannaki en expliquant que tout ce qui était advenu était le résultat du karma… La ville de Puhâr (Kaveripattanam ou Champāpati) du royaume Chola a également un temple avec une divinité protectrice, Champou, ou Champāpati, qui est le nom tamoul de Pārvatī, l’épouse de Śiva. Tous ces dieux ont leur propre statue, et toutes ces statues parlent avec Manimékhalaï. Les représentations iconiques des dieux sont peut-être encore relativement nouvelles, car celle du génie Tuvatikan, gravé dans un pilier explique comment les humains arrivent à capturer les dieux dans leurs représentations. Dans le sud de l’Inde, il n’existe en revanche pas encore de représentations iconiques du Bouddha. On y vénère ou bien son piédestal ou ses empreintes de pied. Le piédestal auprès duquel Manimékhalaï retrouve sa mémoire de vie passée se trouve dans l’île Manipallavam (Nainathivu, près de Śrī Lanka) et avait été édifié par Indra en personne. A Kanchi, Manimékhalaï « s’employa aussitôt à faire construire, selon les mesures exactes de celui de Manipallavam, un piédestal du Bouddha pareil à celui qui lui avait révélé sa précédente existence. Elle fit aussi construire un temple avec des statues de Tivitilakaï [gardienne du piédestal de Manipallavam] et de la déesse [de la mer] Manimékhalā. »[4]
Il semblerait donc que les bouddhistes du sud de l’Inde et ailleurs (voir le cas de Śrī Lakṣmī/Gaja-Lakṣmī) pouvaient simultanément faire le culte de dieux locaux, toujours considérés comme des forces contrôlant la pluie, les inondations, les tsunamis etc. Ces dieux étaient représentés iconiquement tandis que les représentations du Bouddha étaient toujours aniconiques (piédestal, empreintes…).
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L'empreinte de pied du Bouddha à Adam's Peak.
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[2] L’histoire d’Indrabhūti que l’on trouve dans les Vies des 84 mahāsiddhas y fait écho.
[3] Daniélou, p. 200
[4] Daniélou, p. 255
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