jeudi 27 mars 2014

Points de vue



Une des doctrines caractéristiques du jainisme est sa théorie relativiste de la connaissance ou des points de vue (naya) multiples (anekāntavāda). Le fameux exemple des six (5 sens & mental) ou sept (les sept naya ou les sept bhaṅgi ?) aveugles décrivant un éléphant (la réalité) selon la partie de l’éléphant qu’ils touchent vient d’ailleurs des jains. Cette doctrine est exposée notamment dans le Sūtra Tattvārtha attribué à Umasvati, qui daterait du IIème siècle au plus tard. Cette doctrine est appelée encore nayavāda, naya signifiant « point de vue ». Elle enseigne sept catégories de points de vue. Toute connaissance est pragmatique et s’appuie sur l’évidence sensorielle et les abstractions.

Voici comment McEvilley[1] présente les sept points de vue.

(1) Naigamanaya ou le point de vue téléologique : une personne qui allume un feu ne dit pas « j’allume le feu », mais « je fais à manger ».

(2) Saṃgrahanaya, le point de vue du général qui souligne l’universel tout en excluant le particulier. Un jain critiquerai la Théorie des idées de Platon comme accordant trop d’importance au point de vue catégoriel, tout comme il le fait pour de nombreuses théories des Upaniṣads.

(3) Vyavāhāranaya, le point de vue du particulier ; toute forme de réalisme, comme celle des « Materialistes » (carvaka), qui refuse de dépasser les données sensorielles, pour aboutir à des généralités déduites, est un exemple de l’erreur qui consiste à mettre l’accent sur le point de vue particulier.

(4) Ṛjusūtranaya, le point de vue du moment ; ce point de vue ne considère une chose telle qu’elle apparaît à un moment donné, sans égard au passé et au futur. Par exemple, un acteur qui joue le roi, sera pris pour le roi. La doctrine bouddhiste de l’instantanéité est considérée comme un cas où trop d’importance est accordée à ce point de vue.

(5) Śabdanaya, le point de vue des synonymes. Il s’agit de confondre un sens ou usage d’un mot avec un autre. Cela ressemble à l’idée de Wittgenstein d’utiliser ou d’interpréter un mot qui se prête à un certain jeu de langage, tout en ayant l’impression de jouer un autre jeu de langage. Ce point de vue avait été formulé comme une critique des Śabdadvaitavādins.

(6) Saṃabhirūdhanaya, le point de vue étymologique : il consiste à considérer les synonymes comme étant distincts, puisque l’on perçoit leur étymologie comme étant distinct.

(7) Evaṃbhūtabhūtanaya, le point de vue de conformité. Si le même objet adopte une autre attitude dans différentes circonstances, il devrait être désigné de manière différente. Par exemple quand un héros cesse de se comporter comme un héros, il devrait être désigné différemment.

Le nayavāda, comme une sorte de philosophie critique, considère que quasiment toutes les disputes philosophiques sont le résultat d’une confusion de points de vue et que les points de vue que nous adoptons, même si nous nous n’en rendons pas compte, sont le résultat des objectifs que nous nous sommes fixés. Cette théorie semble assez proche du madhyamaka de Nāgārjuna, où il s’agit également de ne pas s’investir dans aucun point de vue (sarva-dṛṣṭi-prahāṇāya), qui ne peut être que partiel.

Cette théorie des sept points de vue constitue une panoplie d'outils intéressants, qui permet la critique de toute exacerbation des points de vue de l'universel, du particulier, du moment présent...  

Le nayavāda utilise aussi une série de sept affirmations (« sept vêtements de la réalité »), qui semblent être un développement du septième naya ci-dessus.

« Ainsi, lorsque l'on décrit une chose, on peut faire, sur la base du sapta-bhaṅgi-naya qui est la formulation du concept des points de vue multiples: le nayavāda. Ainsi sept affirmations ou propositions, qui paraissent et contradictoires, peuvent être faites en parlant de la même substance. L'humain peut dire :
« par certains côtés, c'est »: cette affirmation est le syād-asti,
« par certains côtés, ce n'est pas »: cette négation est le syād-nāsti,
« par certains côtés, c'est et ce n'est pas »: cette affirmation et cette négation sont le syād-asti-nāsti,
« par certains côtés, c'est indescriptible »: ce résumé est le syād-avaktavya [T. brjod du med pa],
« par certains côtés, c'est, et, c'est indescriptible »: une combinaison de deux propositions précédentes, appelée; le syād-asti-avaktavya,
« par certains côtés, ce n'est pas et c'est indescriptible »: une autre combinaison, le syād-nāsti avaktavya,
« par certains côtés, c'est et ce n'est pas, et c'est indescriptible »: une combinaison de trois propositions précédentes: le syād-asti-nâsti avaktavya.
Ces diverses propositions peuvent être comprises au moyen d'un exemple : un homme est le père, n'est pas le père, et est les deux, sont des énoncés parfaitement intelligibles, si l'on comprend le point de vue à partir duquel ils sont exprimés. Par rapport à un certain garçon, cet homme est le père, par rapport à un autre il n'est pas le père, et par rapport aux deux, pris ensemble, il est le père et il n'est pas le père. Comme les deux idées ne peuvent s'exprimer par des mots en même temps, on peut dire qu'il est indescriptible, etc.

Ces sept propositions peuvent être exprimées à propos de la nature de la Terre, de l'identité et de la différence, etc. et de n'importe quel objet. Les philosophes jaïns estiment que ces sept façons d'affirmer donnent ensemble, une description adéquate de la réalité.

L'anekantavada vise à coordonner, à harmoniser et à synthétiser les points de vue individuels dans un énoncé d'ensemble : comme la musique, il mêle les notes discordantes pour réaliser une parfaite harmonie dans un but d'éclairer l'esprit du croyant vers ce qui est véritable. Le croyant doit ainsi adopter une attitude où la tolérance prévaut
. » Source : Wikipedia


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[1] Auteur de "The Shape of Thought". En s’appuyant sur A Comparative Study of the Jaina Theories of Reality and Knowledge de Y. J. Padmarajiah.

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