lundi 14 février 2022

Abdications avortées et dons de soi interrompus chez des monarques bouddhistes

L'empereur Wu faisant ses dévotions (Dunhuang)

Dans le cycle hagiographique des 84 mahāsiddha[1], on trouve le récit de rois qui abdiquent leur trône en faveur de la pratique siddha. Le roi Indrabhūti d’Oḍḍiyāna abdiqua pour pratiquer le Naturel (sahajasiddhi) en suivant l’exemple de sa soeur Lakṣmīṅkārā (Sahajasiddhi-paddhati[2]).
Celui qui s'appelait ainsi[3] fut le roi Indrabhūti, qui, ayant hérité du trône et abdiqua [par la suite]. C'est Śrī Lakṣmī qui l'incita à abdiquer son trône. Il se fit alors appeler Śākya bhikṣu. Ayant renoncé à son royaume, comme à un crachat, il alla au monastère pour se faire moine. Il revêtit la robe de safran, étudia avec des upādhyāya et des ācārya. Et quand il fut [de nouveau] vénéré et suivi par les ministres et prêtres brahmanes, etc., il interrompit [également] sa carrière spirituelle.” (Sahajasiddhi-paddhati)
Lvavapa
Dans la version d’Abhayadatta :
Ma sœur a trouvé l’accomplissement, pensa Indrabhûti, et c’est une bonne chose. Mais moi, je n’ai pas encore trouvé la paix”. Il se dit que sa petite sœur avait donné un véritable sens à sa vie. “Le règne, pensait-il, présente peu d’avantages et beaucoup d’inconvénients. Je devrais y renoncer et pratiquer !” Il confia alors le royaume à son fils, se retira dans un palais pour pratiquer et, douze ans plus tard, atteignit l’accomplissement du Grand Sceau.
A la cour, cependant, nul n’en savait rien. Mais un jour, le fils du roi, ses proches et le peuple décidèrent d’aller prendre de ses nouvelles. Ils allaient entrer quand une voix tomba des cieux :
– N’ouvrez pas ! Je suis ici.
Ils levèrent les yeux et virent le roi Indrabhûti qui trônait dans l’espace. Ravis comme s’ils accédaient à la terre de Joie Suprême, ils eurent foi en lui et se prosternèrent. Ils se rassemblèrent alors et, sept jours durant, Indrabhûti qui trônait toujours dans les airs leur prodigua d’innombrables enseignements vastes et profonds. Après quoi, suivi de sept cents disciples, il partit dans son corps pour les champs de l’espace
.” Mahasiddhas: La vie de 84 sages de l'Inde, Padmakara
Ḍombī-Heruka et sa ḍombī "laveuse" chevauchant une tigresse (détail Himalayan Art 228)

Abhayadatta raconte aussi la vie d’un autre roi, Cakravarman, qui deviendrait le futur siddha Ḍombī-Heruka (du Hevajra-Tantra). Un autre roi qui abdique pour se consacrer pendant douze ans à la pratique tantrique avec une mudrā de la caste des ḍombī.
Mais son royaume alla de mal en pis et son fils n’arriva plus à contrôler ses sujets. Une délégation fut expédiée à Ḍombī-Heruka pour lui demander de revenir pour sauver son royaume. Il refusa en disant qu’il était (désormais) de basse caste (de par son alliance avec la ḍombī). Il proposa à la délégation de les incinérer, lui et son partenaire, pour qu’il puissent renaître du feu purificateur, et donner suite à leur demande. Le feu brûla pendant sept jours et on pouvait percevoir Hevajra et Vajravarāhī dans les flammes. Au bout de sept jours, Ḍombī-Heruka ressortit des flammes en disant qu’il acceptait leur demande s’ils étaient capables de faire ce qu’il avait fait. Comme ses sujets en furent incapables, il répondit qu’il s’en irait dans un royaume de dharma, et il s’envola (khecarī)[4].”
Dans le bouddhisme ésotérique vajrayāna, l’abdication semble définitive, malgré la requête des sujets qui tentent de faire revenir leur roi. Un pays sans roi, cela porte malheur, et tout ne peut aller alors que de mal en pis. D’où le thème des sujets qui veulent faire revenir le roi sur sa décision. Même si le roi abdique en faveur de son fils, cela ne suffit pas toujours pour avertir la misère du pays et des sujets.

Il y a dans le bouddhisme une tension entre le renoncement (du roi) et le rôle du roi dharmarāja faisant prospérer son royaume, conformément au Dharma du Bouddha. Selon le Buddhacarita, Bouddha Śākyamuni ne se préoccupa ni de ses parents, ni de sa femme, ni de son fils, ni de son royaume. Le renoncement était total. Dans le bouddhisme mahāyāna, on peut toujours s’arranger, et dans le bouddhisme ésotérique, le pouvoir royal est même un objectif et une nécessité. Il y a comme une évolution graduelle entre un renoncement total, un renoncement en fin de carrière, un renoncement en pleine carrière, pour devenir un mahāsiddha et amener ses sujets au khecarī.

Jātaka du lapin se jetant dans le feu (Himalayan Art 50196)

Dans le chapitre XII (Devadatta) du Sūtra du Lotus, le Bouddha raconte comment il abdiquait pendant ses très nombreuses existences royales, en offrant richesses, femmes, enfants, servants, son corps, sa vie, ...  C'est sans doute ce qui a dû inspirer une variante intéressante en Chine, plus ancienne que les versions ésotériques auxquelles nous venons de faire allusion.
"Abandon de la personne" (sheshen 捨身, “jeter le corps”). Par cet acte, le fidèle faisait don de sa personne à un monastère, pour y servir les besoins de la communauté. C'était une sorte de mise en esclavage. Les empereurs dévots, tels que Wu des Liang, pratiquèrent cette forme d'acte pieux. On pourrait y voir une réplique des coutumes traditionnelles selon lesquelles l'empereur devait à certaines périodes de l'année sacrifier au Ciel, ou encore ouvrir les saisons. Après un ou plusieurs jours, parfois même un mois, les hauts dignitaires de la Cour venaient supplier l'empereur de retourner à son trône; (on imagine les problèmes que pouvaient soulever de telles absences). Après quelques refus, l'empereur acceptait, mais il devait être racheté à prix d'or pour gagner sa liberté. Cette coutume assura une bonne part de la fortune de l'Eglise bouddhique. C'est ainsi que l'empereur Wu des Liang pratiqua lui-même cette coutume en 528, en 546 et en 547.”[5] Paul Magnin, Vie et oeuvre de Huisi
Une note (27) explique :
Par la pratique du sheshen, on abandonne un grand nombre de biens au profit de la communauté dans laquelle on entre. Ainsi l'empereur Wu des Liang s'est donné plusieurs fois de suite aux Trois Joyaux. Le Fozu tongji, k. 37, p.350b, rapporte: "La première année datong (529), comme il y avait une grande épidémie, l'empereur institua en faveur de son peuple un banquet bouddhique (zhai) au palais Chongyun pour y demander la fin du fléau. Il s'offrit en personne dans ses prières. Il se rendit de nouveau au monastère Tongtai où il institua une grande assemblée ouverte à tous... Il prit un lit simple, de la vaisselle en poterie et monta sur un petit char... Ses ministres le rachetèrent avec cent-mille myriades de sapèques. Il institua pour les religieux et les laïcs, un grand banquet bouddhique de cinquante mille personnes" (cité par J. Gernet dans Aspects Économiques du Bouddhisme en Chine, p.235). Comme le fait remarquer J. Gernet, les lettrés ne manquèrent pas de souligner l'illogisme de ces sacrifices simulés: "D'ailleurs on ne voit pas trop comment l'acte de l'empereur Wu fut une cession de sa personne. Il renonça 'à 'ses trésors, à ses femmes et à ses enfants: c'était là céder ses biens, non sa personne. S'il s'était vraiment donné, le Buddha aurait dû le prendre, ce dont on ne voit pas trace. Appeler ce qu'il fit cession de sa personne (sheshen) est donc illusion mentale et abus de mots" (J. Gernet, op. cit. p.235).
Le sacrifice des biens symbolise quant à lui l'offrande de la personne elle-même en même temps qu'il figure le rachat de celle-ci et de ses péchés
.” Paul Magnin, Vie et oeuvre de Huisi
Self-Immolation 2012, Tashi Norbu

A ne pas confondre avec une autre pratique de “don de sa personne”, lauto-immolation (sheshen pian 捨身篇). En Chine, avant l’arrivée du bouddhisme, la croyance était apparemment répandue que l’auto-immolation d’une personne (importante) puisse faire tomber la pluie. Il n’est pas impossible, que l'empereur Wu des Liang était prêt à faire un pas, mais sans aller jusqu' au sacrifice définitif de son corps. James A. Benn explique que l’auto-immolation n’était pas condamné par le saṅgha, et pouvait même constituer une sorte de chemin “corporel” pour atteindre l’éveil et ultimement l’état de bouddha[6]. Je me demande si le don de sa personne au saṅgha, existait aussi pour des personnes ordinaires, une sorte d’asservissement volontaire, et que l’on utiliserait dans ce cas le même terme…

Le Sūtra du Lotus est utilisé (entre autres) pour justifier l’auto-immolation, les candidats-bodhisattvas chinois prenant modèle sur les exemples donnés dans ce sūtra. Benn mentionne qu’avant de s’auto-immoler en 1963, le moine vietnamien Thích Quảng Đức chantait ce sūtra quotidiennement[7].

***

[1] P.e. le Caturaśītisiddha-pravṛtti d’Abhayadattaśrī (XIIème s.), et le Sahajasiddhi-paddhati, attribué au roi Indrabhūti du pays légendaire d’Oḍḍiyāna, et à sa soeur Lakṣmīṅkārā.

[2] Voir la partie concernant 10. Guru Suptabhikṣu (Kambala ou Lvavapa), qui n’est autre que le roi Indrabhūti après l’abdication,

[3] Guru Suptabhikṣu (Kambala ou Lvavapa)

[4] Keith Dowman, Masters of Mahāmudrā, p. 54

[5] La vie et l’oeuvre de Huisi, Paul Magnin, p. 139. Ce passage se base sur l’ “Histoire” du bouddhisme au Moyen-âge chinois par Tang Yongtong (1893-1964).

[6]When we examine en masse the representations of selfimmolators, their motivations, and the literary crafting of their stories we discover that self-immolation, rather than being an aberrant or deviant practice that was rejected by the Buddhist tradition, may actually be understood to offer a bodily path to attain awakening and ultimately buddhahood.” Multiple Meanings of Buddhist Self-Immolation in ChinaA Historical Perspective, James A. Benn (McMaster University)

[7]My studies of auto-cremation have made it apparent to me that the somatic devotions of self-immolators are best understood not as aberrant, heterodox, or anomalous, but were in fact part of a serious attempt to make bodhisattvas on Chinese soil in imitation of models found in scriptures such as the Lotus Sūtra. As we have noted, selfimmolation resists a single simple explanation or interpretation and accounts of self-immolation were not simply recorded and then consigned to oblivion but continued to inspire and inform readers and listeners through history and down to today. Thích Quảng Đức, the distinguished and scholarly Vietnamese monk who burned himself to death in 1963, was conversant not just with the scriptural sources for self-immolation—he chanted the Lotus Sūtra every day—but also with the history of Chinese self-immolators who had gone before him.” James A. Benn

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