« Le règne d’Avantivarman, le premier souverain de la dynastie Utpala, inaugure une nouvelle période de grandeur, après la dégénérescence et l’extinction de la dynastie Kārkota au milieu du IXe siècle. Le Kaśmīr se trouvait alors réduit à la vallée de la Vitastā. Mais la tâche la plus urgente était de rétablir l’ordre intérieur et de restaurer l’économie kaśmīrienne ; Avantivarman s’y consacra et il y fut aidé par un ministre qui était en même temps un ingénieur, et dont les admirables travaux rendirent aux paysans kaśmīriens la prospérité. La richesse de l’État à cette époque est prouvée par les fondations nombreuses d’Avantivarman et de Suyya, et aussi par le patronage de poètes et de savants ; c’est l’époque de Ratnākara, d’Ānandavardhana, de Bhaṭṭa Kallaṭa et « d’autres siddha descendus sur terre pour le bien du peuple »[1].
Le successeur d’Avantivarman, Śaṅkaravarman [env. 883-902], s’employa, lui, à restaurer l’autorité du Kaśmīr sur les districts montagneux environnants, en y incluant sans doute le Trigarta ; Śaṅkaravarman aurait même disputé au souverain des Gūrjara un district nommé Ṭakka, dont la localisation est assez incertaine. Il semble, d’après la discrétion de Kalhaṇa, qu’une expédition contre les Sāhi n’ait été qu’un demi-succès. Mais cette politique de conquêtes exigeait des ressources, que Śaṅkaravarman obtint en organisant un système de taxations et de corvées qui lui valurent une sinistre réputation. De roi fut tué d’une flèche, peut-être un an après la mort identique rencontrée par Glang Dar-ma, ou bien soixante ans plus tard.
Son fils étant trop jeune pour exercer la royauté, ce fut son épouse, Sugandhā, qui prit en mains les affaires politiques, avant de régner personnellement. C’est alors que commencèrent à manifester leur turbulence des corps militaires, qui prirent l’habitude d’intervenir trop fréquemment dans la vie politique du Kaśmīr : ekānga et tantrin n’hésitèrent pas à résoudre les conflits de tendances par des interventions militaires, désastreuses pour le pays. Bientôt, ce sont les grands propriétaires terriens, appelés ḍāmara, qui interviennent à leur tour militairement, et le Kaśmīr vit dans un état de guerre civile latent jusqu’à l’avènement de Yaśaskara (939-948), qui parvient à restaurer l’autorité [101] de l’État, sans en abuser, et qui fonda, entre autres, un établissement d’intérêt culturel, un maṭha, destiné aux étudiants des autres régions indiennes. » (Jean Naudou, Les bouddhistes kaśmīriens au Moyen Age, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, pp. 100-101)
Pendant cette période turbulente, les rois du Kaśmīr s’appuyaient sur les corps militaires rivaux ekānga et tantrin (garde prétorienne). Les tantrin faisaient et défaisaient des rois au gré de leurs intérêts financiers. À l’intérieur de l’armée, les soldats de castes divers (brahmane ou ḍomba) pouvaient tous accéder au rang de ḍāmara (grand propriétaire terrien féodal - sāmanta). Des mariages intercastes étaient courants au Kaśmīr à cette époque. La mère du roi Śaṅkaravarman fut la fille d’un marchand de vin de basse caste. Et le roi Cakravarman irait même plus loin en faisant de la fille d’un saltimbanque (ḍomba) sa reine…
Quand le roi Cakravarman (923-933) avait été demi de sa fonction pour la deuxième fois[2] par les tantrin, il fit un pacte avec le ḍāmara Saṁgrāma qui le fit remettre sur le trône (936) avec l’aide d’autres ḍāmara. Les tantrin furent exterminés, le roi s’étant distingué pendant la bataille en capturant et exécutant son rival, et les ḍāmara devinrent très influents. Cependant, le roi Cakravarman tomba amoureux d’une des filles (Hamsī) d’un saltimbanque (ḍomba) qui se produisit à la cour. Suite à ce mariage, les ḍomba gagnèrent en influence à la cour ce qui déplut fortement aux ḍāmara qui organisèrent un complot. En 937, le roi, surpris dans les bras de sa ḍombī, est assassiné. Il fut succédé par le roi « Avanti le fol », Unmattavanti, qui régna brièvement (937-939) et qui est considéré comme le pire roi de cette période. L’épisode du roi Cakravarman ci-dessus est basé sur les Chroniques des rois du Kaśmīr (Rājataraṃgiṇī) de Kalhaṇa (12ème s.).
Or, sur le site du Karmapa, on peut lire qu’il s’avère de « recherches historiques » que le roi Cakravarman serait identique au siddha Ḍombī-Heruka, qui aurait joué un rôle fondamental dans la diffusion du Hevajra-Tantra. L’hagiographie de Ḍombī-Heruka est racontée dans les Vies des 84 mahāsiddhas (caturaśīti-siddha-pravṛtti[3]) racontées par Abhayadattaśrī, traduite en tibétain par le moine tangoute smon grub shes rab, sans doute à partir du XIIème siècle. On y apprend que Ḍombī-Heruka fut un roi de Magadha, initié par Kṛṣṇācarya (version tibétaine, Keith Dowman et James B. Robinson traduisent « Virūpa ») dans le maṇḍala de Hevajra. C’était à toute évidence un excellent roi...
Un beau jour, un groupe de chanteurs (T. glu mkhan) de basse caste arrivent en ville et chantent et dansent devant le roi. Un des chanteurs avait une fille ravissante de douze ans, et le roi lui demanda de la lui donner[4]. Dowman ajoute que le roi décida de la prendre pour « partenaire spirituel » et qu’il demanda en secret au chanteur de la lui donner.[5] Le chanteur répond qu’ils étaient de caste différente et qu’il ne pouvait pas donner suite à cet ordre. Le roi insista et emporta la fille de force en laissant au père son poids en or.[6] Pendant douze ans, il l’utilisa comme mudrā, tout en la cachant aux autres. Quand cela fut découverte, l’union intercaste fut généralement désapprouvée et le roi abdiqua, laissa le royaume à son fils et aux ministres et partit avec son partenaire vivre dans un lieu solitaire, où ils pratiquèrent pendant douze ans « leur yoga tantrique » ajoute Dowman. Mais son royaume alla de mal en pis et son fils n’arriva plus à contrôler ses sujets. Une délégation fut expédiée à Ḍombī-Heruka pour lui demander de revenir pour sauver son royaume. Il refusa en disant qu’il était (désormais) de basse caste (de par son alliance avec la ḍombī). Il proposa à la délégation de les incinérer, lui et son partenaire, pour qu’il puissent renaître du feu purificateur, et donner suite à leur demande. Le feu brûla pendant sept jours et on pouvait percevoir Hevajra et Vajravarāhī dans les flammes. Au bout de sept jours, Ḍombī-Heruka ressortit des flammes en disant qu’il acceptait leur demande s’ils étaient capables de faire ce qu’il avait fait. Comme ses sujets en furent incapables, il répondit qu’il s’en irait dans un royaume de dharma, et il s’envola (khecarī).[7]
Ḍombī-Heruka est le nom de l’auteur de la Démonstration du Naturel (Sahajasiddhi), qui reprend quasi textuellement un tiers du Hevajra Tantra. Est-ce Ḍombī-Heruka qui a repris le texte du Hevajra Tantra (dans quel intérêt ?), ou plutôt le Hevajra Tantra qui est une élaboration du Sahajasiddhi de Ḍombī-Heruka ? Certains pensent que Ḍombī-Heruka pourrait même être le rédacteur (humain) du Hevajra Tantra.
Est-ce que Cakravarman et Ḍombī-Heruka sont la même personne ? Rien n’est moins sûr. Est-ce que l’hagiographie de Ḍombī-Heruka s’est inspirée de la vie de Cakravarman racontée par Kalhaṇa ? Peut-être, mais en remplaçant la fin dramatique par un happy end. Heruka est un titre donné à Cakrasaṁvara et Hevajra, ou à tous ceux qui les prennent pour modèle. Ḍombī-Heruka est donc le Heruka de la caste des ḍomba, ou le Heruka avec la partenaire ḍombī.
Les histoires racontées dans les 84 vies des mahāsiddhas ont clairement une portée symbolique. Les utiliser à d’autres fins et leur attribuer une réalité historique serait sans doute manquer leur cible.
***
[1] R.T., V, 66.
[2] D’abord Partha fut demis, et Cakravarman et Suravarman (933-934) furent successivement intronisé puis détrôné. Partha (906 -921) fut remis sur le trône, mais rapidement échangé par Cakravarman qui promit davantage de biens aux tantrin, puis fut demis une deuxième fois, ne pouvant pas donner suite et s’étant enfui dans les montagnes.
[3] grub thob brgyad cu rtsa bzhi’i lo rgyus PKTG 5091
[4] གླུ་མཁན་དེ་ལ་བུ་མོ་ལོ་བཅུ་གཉིས་ལོན་པ་འཇིག་རྟེན་གྱི་ཆོས་ཀྱིས་མ་གོས་པ་བཞིན་སྡུག་ཅིང་མདོག་ལེགས་པ་ལྟ་ན་སྡུག་ཅིང་ཡིད་དུ་འོང་བ་པདྨ་ཅན་གྱི་ཡོན་ཏན་ཐམས་ཅད་ཚང་བ་ཞིག་འདུག་པ་ལ། རྒྱལ་པོས་རིགས་ངན་གླུ་མཁན་དེ་ལ་གསུངས་པ་ཁྱོད་ཀྱི་བུ་མོ་དེ་ང་ལ་བྱིན་ཅིག
[5] Cela ne se trouve pas dans la version tibétaine, Masters of Mahāmudrā, p. 54
[6] རྒྱལ་པོས་གལ་གྱིས་བཅུན་ནས་རྒྱལ་པོས་བུ་མོ་དང་མཉམ་པའི་གསེར་བགར་ནས་ཕ་མ་ལ་བྱིན་ཏེ་བུ་མོ་རྒྱལ་པོས་ཁྱེར་རོ།
[7] རྒྱལ་སྲིད་ནི་མནོག་ཆུང་ལ་ཉེས་དམིགས་ཆེ་བར་འདུག་པས་ང་ནི་ཆོས་ཀྱི་རྒྱལ་སྲིད་བྱེད་པ་ཡིན། གསུངས་ནས་དེ་ཉིད་ནས་མཁའ་སྤྱོད་ཀྱི་གནས་སུ་འགྲོ་བའི་དོན་ལ་གཤེགས་སོ།
[4] གླུ་མཁན་དེ་ལ་བུ་མོ་ལོ་བཅུ་གཉིས་ལོན་པ་འཇིག་རྟེན་གྱི་ཆོས་ཀྱིས་མ་གོས་པ་བཞིན་སྡུག་ཅིང་མདོག་ལེགས་པ་ལྟ་ན་སྡུག་ཅིང་ཡིད་དུ་འོང་བ་པདྨ་ཅན་གྱི་ཡོན་ཏན་ཐམས་ཅད་ཚང་བ་ཞིག་འདུག་པ་ལ། རྒྱལ་པོས་རིགས་ངན་གླུ་མཁན་དེ་ལ་གསུངས་པ་ཁྱོད་ཀྱི་བུ་མོ་དེ་ང་ལ་བྱིན་ཅིག
[5] Cela ne se trouve pas dans la version tibétaine, Masters of Mahāmudrā, p. 54
[6] རྒྱལ་པོས་གལ་གྱིས་བཅུན་ནས་རྒྱལ་པོས་བུ་མོ་དང་མཉམ་པའི་གསེར་བགར་ནས་ཕ་མ་ལ་བྱིན་ཏེ་བུ་མོ་རྒྱལ་པོས་ཁྱེར་རོ།
[7] རྒྱལ་སྲིད་ནི་མནོག་ཆུང་ལ་ཉེས་དམིགས་ཆེ་བར་འདུག་པས་ང་ནི་ཆོས་ཀྱི་རྒྱལ་སྲིད་བྱེད་པ་ཡིན། གསུངས་ནས་དེ་ཉིད་ནས་མཁའ་སྤྱོད་ཀྱི་གནས་སུ་འགྲོ་བའི་དོན་ལ་གཤེགས་སོ།
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