Quand on vient de la tradition bouddhiste tibétaine, où les sources sur les débuts du bouddhisme au Tibet sont rares, et noyées dans une légende dorée tibétaine, il est très rafraîchissant de prendre connaissance de sources chinoises plus sobres et assez nombreuses sur les débuts du bouddhisme en Chine. Pour l’instant, je me plonge dans des oeuvres de Paul Magnin (La vie et l’oeuvre de Huisi), de Erik Zürcher (The Buddhist Conquest of China), et de Chun-chieh Huang (The Debate and Confluence between Confucianism and Buddhism in East Asia), où je trouve des témoignages de l’accueil et l’implantation du bouddhisme en Chine, avec tous les doutes, hésitations, refus, persécutions, mais aussi de l'enthousiasme, de l’assimilation, d’adaptations, etc. Le tout décrit en détail.
Quand on a vécu l’arrivée du bouddhisme, et notamment du bouddhisme tibétain, en Occident, ces informations sont précieuses et même un peu familières. Nous savons par expérience que, même après les Lumières, la séparation entre l'État et la religion, avec la liberté de religion (laïcité), l’accueil d’une religion étrangère n’est pas une chose simple. Surtout dans une période, en apparence favorable, au renouveau spirituel (New Age). Après la période de lune de miel, les malentendus de part et d’autre, les abus inévitables, ainsi que le refus de les admettre et de prendre les mesures qui s’imposent, certains arguments des confucianistes, légistes, taoïstes ou athées chinois contre le bouddhisme font désormais davantage écho.
Paul Magnin (La vie et l’oeuvre de Huisi) présente les critiques du bouddhisme par Fan Zhen et de Xun Ji, qu’il résume ainsi :
“Si on analyse l'ensemble des attaques lancées par ces lettrés contre le bouddhisme, on constate qu'elles répondent à deux préoccupations essentielles: l'une d'ordre socio-économique, l'autre d'ordre doctrinal. Dans le premier cas, le bouddhisme est considéré sinon comme étant anti-naturel, du moins comme allant à l'encontre du cours naturel des choses: il interdit la procréation mais pratique l'adultère et l'infanticide, tandis que par une sorte de compensation, il ne cesse de façonner des statues et porte un respect maladif à la vie des insectes. Il dénigre ainsi les bases mêmes de toute société, en particulier de la cellule initiale, la famille. Par ailleurs, les bouddhistes sont des improductifs; ils vivent en parasites. Non contents de vivre aux dépens des autres, ils sont avec astuce, ils entraînent les gens à gaspiller leur d'une indicible cupidité: fortune au culte du Buddha, pour mieux s'approprier eux-mêmes ces richesses. Ils appauvrissent les gens et minent l'économie du pays, en le privant de main d'oeuvre, en réduisant ses ressources. Enfin, au niveau politique, le bouddhisme s'arroge tous les privilèges impériaux. Coupable pour ses atteintes à la stabilité politique et économique du pays, le bouddhisme l'est encore et surtout parce qu’il se prétend supérieur à l'ordre moral chinois: le bouddhisme est tout une éthique inutile parce qu'inefficace et inférieure à l'éthique chinoise confucéenne en particulier. De plus, les bouddhistes possèdent un art consommé de la dissimulation, de la tromperie, de la complication. Ils rendent abstrus ce qui est simple, lointain ce qui est proche.” La Vie et l’Oeuvre de Huisi, Paul MagninCes attaques, ainsi que de façon plus directe le mémoire contre le bouddhisme de l’ex-bouddhiste Wei Yuansong (衛元嵩), un document très intéressant, et les écrits du taoïste Zhang Bin, ont conduit à la suppression du bouddhisme entre 574 et 577 par l’empereur Wu des Zhou, avant de tolérer le bouddhisme, mais en le plaçant à la troisième place après le confucianisme et le taoïsme.
Pour survivre en Chine, le bouddhisme indien dut faire des concessions.
“Sous les Han, l'intérêt pour le bouddhisme se concentre de prime abord sur l'immortalité de l'âme ainsi que sur le cycle des renaissances et le karma. Ces notions sont d'abord comprises dans le contexte de la mentalité religieuse taoïste en termes de « transmission du fardeau » : le bien ou le mal commis par les ancêtres étant susceptible d'influencer la destinée des descendants, l'individu est passible de sanctions pour des fautes commises par ses ascendants. Mais alors que les taoïstes s'attachent au caractère collectif de la sanction, la responsabilité individuelle introduite par la conception bouddhique du karma apparaît comme une nouveauté.A cause des différences culturelles, la résistance des cultes établis, les attaques sur le bouddhisme (indien), celui-ci a du s’adapter à son nouveau milieu.
Les Chinois éprouvent d'abord quelque difficulté à concevoir des réincarnations successives sans supposer l'existence d'une entité permanente pour les sous-tendre. D'où l'idée d'une « âme spirituelle » et immortelle (shenling) qui transmigre à travers le cycle des renaissances, alors que le corps matériel se désintègre à la mort. Cette idée ne fait que reprendre la croyance taoïste en un au-delà spirituel - voire physique - du corps.” (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Points essais, p. 357-358)
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