Pour un lecteur moderne, la
vision vertigineuse de Sudhana a quelque chose de dérangeant et de
claustrophobe (Sartre parlerait sans doute de nausée), malgré la volonté
évidente de créer de l’infini. C’est que cet infini est créé avec « du
même ». Une monstruosité. C’est comme si la totalité de l’espace et du
temps sont à la fois comprimés et étalés en un seul instant et en un seul
endroit qui est une sorte de Las Vegas avec des miroirs partout. Ça sent le
fric, le pouvoir et l’étalage d’opulence. Les figures reproduites à l’infini
sont celles d’un bodhisattva qui imite à son tour (= est une reproduction de)
le bouddha et ses douzes actes emblématiques. Sudhana s’apprête à son tour de
participer à cette reproduction à l’infini. Dans cet infini, rien ne change
pourtant. Les êtres restent les êtres, les bouddhas des bouddhas, les souverains
cosmiques des souverains cosmiques, et leurs sujets des sujets. L’unique
objectif semble être de rejoindre cette reproduction de l’infini (comme un
arrêt sur image de l’infini), à l’infini. Il y a quelque chose de figé. Et en
effet, à un certain moment, Sudhana voit même
« les bustes les plus divers : des bustes de bouddhas, de bodhisattvas, de dieux, de nâgas, de yakshas et ainsi de suite jusqu’à : des bustes de protecteurs des mondes, de souverains cosmiques, de rois, de princes, de ministres, de fonctionnaires et ainsi de suite jusqu’à : des bustes de moines, de nonnes, de pratiquants et de pratiquantes laïques, les uns chargés de guirlandes de fleurs, les autres de collier et d’autres de bijoux ; certains se tenaient inclinés, les mains jointes avec respect et les yeux levés sans ciller ; certains encore chantaient des louanges et d’autres entraient en samâdhi ».
On dirait
presque le prince charmant rentrant dans le château de la belle au bois
dormant.
Tout y est construit, arrangé et sous contrôle. Ça manque de vie, de nature qui produit et reproduit à la sauvage, en improvisant. Ça manque de spontané et d’imprévu.
Tout y est construit, arrangé et sous contrôle. Ça manque de vie, de nature qui produit et reproduit à la sauvage, en improvisant. Ça manque de spontané et d’imprévu.
« Sudhana vit encore Maitreya servir ses amis de bien en les parant de tous les joyaux ; il le vit auprès de chacun de ses amis en train de lui faire des offrandes et de recevoir ses instructions pour les mettre en pratique jusqu’au niveau de la consécration finale. »
Cet arrêt sur image est comme le bleu (blueprint), bleu
lapis lazuli ?, d’un ciel imaginaire imprimé sur la terre, d’une société
bouddhiste idéalisée qu’essaiaient de réproduire les centres monastiques,
jusqu’à dans les moindres gestes et détails, dans leur fonctionnement quotidien, les rituels
et les cérémonies. Tout est imitation, reproduction et répétition. On y tourne
en rond. C'est partiellement à cause de la nature même des symboles qui ne peuvent être que figés. Par quelle grâce, par quel miracle, l’éveil (l'intuition) peut-il faire irruption au
milieu de ce monde figé et endormi, où « les pratiques
extraordinaires » semblent avoir pour seul but de le maintenir dans sa
fixité ? Qu’est ce qui fera qu’un dormeur se réveille ? Que « la vérité éclate dans l’événement et se propage comme une flamme poussée
par le souffle d’un effort subjectif inépuisable » ?[1] Le baiser de la vie. Sudhana, y aura-t-il droit ?
« Or en se réveillant, le dormeur saurait immédiatement que tout cela n’était qu’un rêve mais qu’il en garderait un souvenir précis : et c’était une expérience analogue que le jeune Sudhana était en train de vivre. […] C’est alors que, ramenant ses bénédictions, le bodhisattva grand être Maitreya entra dans le grand pavillon. Il claqua des doigts et dit à Sudhana : »
On prend de l’espoir, c’est sans doute ici que l’éveil va
faire irruption, que le foudre frappera… Mais,
« Voilà pourquoi, noble fils, tu devrais te rendre auprès de Mañjuśrī sans éprouver de lassitude. C’est lui qui t’expliquera toutes les qualités positives parce que les amis de bien que tu as rencontrés, les activités des bodhisattvas dont tu as pris connaissance, les libérations dont tu as franchi le seuil et les grands vœux que tu as accomplis, tout cela résulte de la force des bénédictions de Mañjuśrī. Mañjuśrī a atteint le terme ultime de tout ce qui se peut. »
Bref, il l’invite à re-rentrer dans le rêve, toutefois « sans
éprouver de lassitude », car le devoir (dharma) d’un bodhisattva, s'il est une répétition et une imitation à l'infini, ne peut pas
une partie de plaisir.
Ce qui le sauve, comme ce qui aurait sauvé Sainte Thérèse, c'est d'être en contact avec le dharmakāya tout en évoluant dans le saṃbhogakāya.
"...[Sainte Thérèse] a édifié au dehors le Dieu précis de l'Ecriture, en même temps qu'elle édifiait au dedans le Dieu confus du Pseudo-Aréopagite, l'unité du néoplatonisme." (Henri Delacroix, Les grands mystiques Chrétiens)
Évidemment, d'autres interprétations sont possibles et nécessaires.
Illustration par Gustave Doré pour La Belle au Bois dormant dans Les Contes de Perrault. Paris, Hetzel, 1862. Gravure sur bois par Emile Deschamps (19,5 x 24,3 cm)
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