L’Īśvara-Pratyabhijñā-Vimarśinī est le commentaire (trika) d’Abhinavagupta
sur Les stances sur la reconnaissance du Seigneur d’Utpaladeva.
La lecture de ce texte permet de faire résonner plein d’harmoniques chez
un lecteur bouddhiste et est très éclairant (quoique d’un autre point de vue) à cause
de la précision des définitions et des raisonnements d’Abhinavagupta.
Le Seigneur universel (Maheśvara) est l’âme de tous les êtres (sarva-jantūñām) et l’univers est son corps (viśvarūpo). Sa conscience se
repose (S. viśrānti) en elle-même et est
ainsi indépendante. Il est le symbole de la Conscience pure et libre, qui a deux
puissances, l’omniscience (jñānatari) et l’omnipotence/liberté (S. kartari), obnubilées par le
voile de Māyā, créant l’illusion d’un
monde objectif (idaṁ-bhāgaḥ).
La non-reconnaissance crée simultanément un sens d’individuation (S. puruṣa T. skye bu) en limitant les deux puissances (S. śakti T. nus pa) de la Conscience. La limitation de l’omnipotence/action
a pour résultat la souffrance (duḥka), car rajas est un mélange de connaissance
et de non-connaissance. Sattva, étant la lumière de la connaissance, est
plaisir (sukha). Et tamas est l’ignorance totale (hébétude). Abhinavagupta[1]
fait correspondre ces trois attributs (guṇa) d’un individu (puruṣa) aux trois puissances naturelles de la Conscience,
à savoir la conscience (S. prakāśa),
la liberté d’action (S. vimarśa)
et l’objectivation (māyā). La Māyā peut être subie ou utilisée. Quand, à cause de la « non-reconnaissance »,
la véritable nature de la Conscience et de ses puissances - de connaissance et
d’action - n'est pas « reconnue » (māyā),
les apparences deviennent des objets et sont alors considérés comme dissociés de
la Conscience (du même coup perçu comme un sujet limité S. pramātā T. shes pa).
Puissances
|
conscience
(S. prakāśa)
|
liberté
d’action (S. vimarśa)
|
limitation/diminution/différentiation/opposition (sujet/objet (māyā)
|
Guṇa (puissances
limitées)
|
sattva,
lumière (être)
|
rajas
|
tamas,
obscurité (non-être)
|
Affects/sensations
associés
|
Plaisir
(sukha)
|
Souffrance (duḥka)
|
Hébétude
(moha)
|
Liens (S.
mala T.dri ma) (système Trika)
|
āṇava
|
kārma
|
māyīya
|
Poisons
(bouddhisme)
|
Attraction
(rāga)
|
Aversion
(doṣa)
|
Indifférence
(moha)
|
Tamas est l’absence d’existence (sattā), de conscience (prakāśa) et de félicité (ānanda), et constitue ainsi le voile de
non-reconnaissance. Rajas a une double nature (dvayātmā),
à la fois être et non-être (ou oscillation entre les deux), sattva et tamas, ce
qui cause la souffrance. Ainsi, le véritable couple est constitué par la
lumière (sattva) et son contraire, l’obscurité (tamas), rajas étant un mélange
des deux. Autrement dit, il y a la lumière, l’absence de lumière et un
entre-deux de pénombre, une conscience limitée ou une demi conscience
insatisfaisante et inefficace. Le référent ultime de la triade est la lumière (le feu céleste ?).
Soyons fous et comparons avec la théorie de Héraclite d’Ephèse (env. 540-480 av. JC). Celui-ci affirme l’unité
des contraires et que « toutes choses sont unes »[2])
avec le Feu (Keraunos) et le non-feu[3],
ou, personnifiés, le couple Zeus (vie) et Hadès (mort)[4].
Il dit que la Nature (physis) aime à se cacher[5]
ou à jouer à cache-cache, c’est-à-dire qu’elle associe les contraires afin de
maintenir la vie universelle. Personnifiée, la Nature est quelquefois
représentée voilée. Nous ne voyons que ses productions et destructions, mais
jamais la Nature elle-même. C’est un point qu’Advayavjara n’arrête pas de
repeter dans son commentaire des distiques de Saraha. « La nature
d’Héraclite est une nature artiste. Comme l’artiste[6],
elle montre sa production, mais la loi de la production, c’est-à-dire la nature
même en tant que naturante, reste cachée. » La Nature originelle (prakṛti) est aussi comparée à
une artiste ou une danseuse que le Sujet (puruṣa) regarde. Il n’y a pas que la Nature qui se cache,
il y a aussi l’homme qui fuit devant la vérité (« Le manque de foi fuit
pour ne pas connaître » fragment 72, Diels 86). La Nature dévoile tantôt
un contraire, tantôt l’autre tandis que l’homme ne "veut pas connaître" en subissant la polarité et en tombant dans les contraires.
Quand il y a une opposition de deux termes, deux polarités, il semble y avoir deux
solutions principales. La tension de la polarité est atténuée par un mélange
des deux pôles (insatisfaisant), ou dépassé/transcendé par un non-engagement
(satisfaisant). Dans un système de triades, le troisième membre de la triade
est souvent ou bien un mélange des pôles ou un dépassement de la polarité. L’indifférence
(moha) est cause de souffrance, l’équanimité est cause de quiétude.
Notons encore que la santé physique aussi dépend d'une triade, celle des trois humeurs (tridoṣa), à savoir la bile (pitta), le souffle (vāyu, vāta) et le phlegme (kapha). Et qu'une bonne récolte dépend de trois éléments : eau, chaleur et terre (Chāndogya upaniṣad). Pour Héraclité, le feu céleste (keraunos, un feu pur qui n'est pas le feu mêlé tel que nous le connaissons) se transforme (ou se mélange) progressivement en eau et en terre, et ainsi gouverne tout.
Illustration ci-dessus : photo d'un cercle dans un champ de blé (crop circle)
Coupe aux phénix en vol, seconde moitié du XIVe siècle Iran, Sultanabad ? "Le motif iconographique du phénix, issu du répertoire ornemental chinois, apparaît en Iran sur les revêtements de céramique du pavillon de chasse royal de Takht-e Suleyman, construit vers 1280." Site du Louvre
[1] Īśvara-Pratyabhijñā-Vimarśinī, dans The Pratyabhijñā
Philosophy par G.V. Tagare, pp.49-60
[2] A
l’exception du vrai et du faux, Conche p. 27. Peut-être aussi l’Amour et la
haine (http://hridayartha.blogspot.fr/2012/01/amour-et-haine.html)?
[3]
« Le non-feu n’est que du feu éteint, i.e. du mouvement qui s’est ralenti,
voire figé, mais sans céder la place au non-mouvement, à l’immobilité ;
car, en ce cas, il ne pourrait plus retourner à sa forme vive, et ce serait la
mort. Et certes, il y a ce qui est mort, mais cela n’est plus au monde – cela a
été : ce n’est plus ni feu, ni non-feu. » Conche, p. 288 Voir aussi
[4] Le
troisième fils de Kronos étant Poseidon, le dieu de la mer. Dans les
conversions du feu, il devient d’abord mer avant de devenir terre. Conche p.
304
[5] Fragment
69, Diels 123
[6] Commentaire
des distiques de Saraha, sur les trois canaux du corps subtil : « Le
canal de la remémoration. Parce que celui-ci est semblable à un artiste, [il
est appelé] lalanā ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire