Trika (tripartite) est le nom donné à la forme particulière
du shivaïsme au Cachemire. La triade en question se réfererait à « l'unité
entre la volonté (S. icchā), la connaissance (S. jñāna) et l'action (S. kriyā),
qui sont les puissances de Bhairava/Śiva, symbolisées par le trident (S. triśūla)
de Bhairava. Ce système comporte d’ailleurs de nombreuses autres triades[1].
Une des questions centrales du shivaïsme au cours de son évolution
était la différenciation entre le créateur et sa création/manifestation. Ceux
qui affirment qu’il y a une différenciation (S. bheda) sont appelés des dualistes
(S. bhedavādin). Par exemple,
le Sāṃkhya, le Yoga de Patañjali, les shivaïstes dualistes (Śaivasiddhāntin). Ces derniers
croient en la triade du Seigneur (S. pati), le monde (S. pāśa) et l’âme individuelle (S. paśu).
Un deuxième type de différenciation est appelé
« différenciation qualifiée » (S. bhedābheda), ou une certaine identité entre le Seigneur,
le monde et l’âme individuelle était admise, tout en maintenant la distinction.
Ce serait le point de vue de la Bhagavad-gītā.
Le dernier type était justement la non-différenciation
(S. abheda), le non-dualisme (S. advaya), entre le Seigneur et sa
manifestation, annoncé par les Aphorismes de Śiva (Śivasūtras 8ème s.).
Ce que partagent ces trois approches, est le culte de Śiva
comme le Seigneur du monde ou comme la Conscience absolue. Chaque approche a
son propre type de culte, plus ou moins exotérique ou ésotérique, extérieur ou
intériorisé.
Il est impossible d’avoir un regard rétrospectif en faisant
abstraction de l’évolution ultérieure d’un mouvement. Les grands poissons
mangeant les petits, les grands dieux mangent les plus petits et les cultesmajeurs absorbent les cultes mineurs et l'histoire des "vainqueurs" deviendra aussi celle des "vaincus". Nous parlons donc de Śiva et de shivaisme
comme si les divers cultes absorbés, qui auraient très bien pu être voués à
d’autres dieux à l’origine, avaient toujours été le culte de Śiva en ses diverses
manifestations. Idem, quand nous parlons du Trika et de l’évolution du Trika,
systématisé par Abhinavagupta au 10ème siècle. Ainsi, Moti Lal Pandit, peut écrire[2]
que le Shivaïsme Trika avait commencé à prendre une forme spécifique au
quatrième siècle de notre ère et qu’il s’est associé dès son origine avec les
écoles « tantriques » Kaula ("Filiationisme") et Krama
("Séquentialisme"). Les origines de ces écoles sont obscures et ce que nous
savons du Filiationisme vient surtout du Tantrāloka d’Abhinavagupta.[3]
Cependant, le Kālikula
(Filiation de Kāli),
cité à pluseurs reprises par Abhinavagupta[4],
affirme que le Filiationisme (Kaula) est l’essence de l’ésotérisme tantrique.[5]
Kālī est d’ailleurs la
divinité centrale de l’école Séquentialiste (kramavāda).
Ces différentes approches, auxquelles il faut encore
ajouter les écoles "Vibrationniste" (S. spanda) et de la "Reconnaissance" (S. pratyabhijñā), ont été
systématisées par Abhinavagupta dans ce qui serale système Tripartite, centré
autour de Śiva, tel que nous le connaissons. Le geste créateur de Śiva est une "émission" qui part de lui. Ce mouvement ondulatoire est sa Puissance, respectivement représentée par les différentes écoles comme un fluide
(généalogique, génétique, filiation spirituelle) (Kaula), une énergie (Krama), une vibration (Spanda) ou une lumière
(Reconnaissance), ondulatoire.. Les méthodes pour les intégrer étaient respectivement la voie
de l’individu ou de Śiva (āṇavopāya, Kaula), la voie de l’énergie
(śāktopāya, Krama) et la
non-voie (anupāya,
Spanda et Reconnaissance). Les systématisations, telles celle d’Abhinavagupta,
mais aussi dans le bouddhisme tantrique, ont comme conséquence, que l’on aurait désormais du mal à démêler ce qui avait été mêlé. La systématisation elle-même est un exercice très créatif et intéressant, qui pourrait montrer une certaine équivalence des approches quand elles sont interprétées avec intelligence. Mais tant qu'il y a l'intelligence et la créativité, tout va ou presque. Quand le moment de systématisation est passée et qu'il reste un système, dont les véritables racines sont en outre dissimulées (voir le désir mimétique de René Girard) dans un storytelling, on s'expose aux dangers d'une approche plus sectaire et à la répétition du même, l'imitation et le ritualisme.
Le même phénomène existait aussi au Tibet. Dans la culture tibéto-indienne rien n’est jeté, tout est inclus, intégré et recyclé. Dans un système issu d'une systématisation synthétique, il y en
a donc pour tous les goûts. Si les êtres non-éveillés sont comme des malades, et les
différentes voies spirituelles comme des thérapies et des molécules, c’est
comme si toute une pharmacie avait été concentrée en un seul système, en un
cocktail. Celui-ci contiendra forcément la molécule qui soignera notre maladie
spécifique… Ou bien, en prenant une à une les différentes molécules, on tombera
sans doute sur celle qui nous correspond plus particulièrement. Mais qu’en est-il d’éventuels effetssecondaires non désirés ?
Selon la version officielle, un médecin (guru) nous ausculte avec
attention, nous suit de près, prescrit exactement le remède qu’il faut et qui correspond
à notre maladie spécifique. Mais actuellement, dans la pratique, un médecin fait une visite une ou
deux fois par an, reçoit ses malades en masse tout en même temps et donne le même
remède à tous, généralement une bénédiction…
Photo : représentation d'un trident peut-être de la période historique à Barechhina, District Almora, U.P.
[1]
Les 3 déesses Parā, Parāparā et Aparā, mentionnées dans le
Mālinivijayottata-tantra, coorespondant aux trois Puissances : l’énergie
transcendante (parā-śakti), l’énergie à la fois transcendante et immanente
(parāpara śakti), et l’énergie immanente (aparā śakti), volonté, connaissane et
action, Śiva, Śakti et Aṇu…
[2]
The Trika Saivism of Kashmir, p. 277
[3]
The Trika Saivism of Kashmir, p. 279
[4]
Hindu Tantric and Śākta Literature, Teun Goudriaan,Sanjukta Gupta, p. 75
[5]
The Trika Saivism of Kashmir, p. 279
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