La dualité à laquelle s’oppose la théorie de la non-dualité
est le clivage entre le sujet et l’objet. David Loy (Nonduality, a study in comparative philosophy), relève trois approches de la relation entre le sujet et
l’objet. Trois formules qui ont l’avantage d’être claires, mais qui sont une
simplification. La première est la simple affirmation de la polarité (sāṃkhya),
la deuxième est que seul le sujet existe réellement (advaita) et la troisième
que seuls les dharma (anātman) existent (bouddhisme des auditeurs,
sarvāstivāda). Le Vedānta aspire à faire résorber l’objet dans le sujet, tandis
que le bouddhisme des auditeurs veut ranger le sujet (la conscience) comme un
phénomène (dharma) parmi d’autres.
Le Sāṃkhya-Yoga pose le couple Sujet-Nature primordiale
(puruṣa-prakṛti). Un absolu, qu’est la conscience pure et immuable, et un
relatif qu’est le monde naturel englobant tout, y compris toute l’activité
mentale, l’intellect (buddhi) etc. L’erreur du Sujet est alors de s’identifier avec
les phénomènes (l’objet), ce qui crée de la souffrance. La solution est de bien (re)connaître ce processus et de réintegrer (yoga) le Sujet, l’élément absolu, en
l’isolant (kaivalya) du relatif (l’objet). Le yoga est le versant pratique du
Sāṃkhya-Yoga. Les théories dualistes opposent souvent une forme de l’Esprit
(sujet) à la Matière/Nature (objet).
Cette opposition est vécue comme une
tension, voire un déchirement, et est à l’origine de la souffrance quand elle est subie comme opposition.
Une des manières pour échapper à la tension/souffrance est alors de s’installer
dans un des extrêmes : le tout Esprit ou le tout Matière, dans une forme
de « spiritualisme » ou de « matérialisme ». C’est-à-dire
qu’un des pôles est théorisé comme l’absolu et l’autre comme le relatif. Le
bouddhisme se pose souvent comme la voie du milieu, qui ne participe pas à ce
jeu et ne tombe dans aucun des deux extrêmes.
Les Vedānta s’appuient sur les upaniṣad en affirmant que
« Cela c’est toi » (tat tvam asi), que l’objet, la
Matière/Nature, est au fond identique ou égal (sama) au Sujet, ce dernier étant réel et l'objet sans réalité propre (māyā). Cette identification
équivaut à la neutralisation de la non-reconnaissance (avidyā) et par là de la
tension, cause d’inquiétude.
« Cet Être qui est cette essence subtile*, tout ce qui existe possède Cela (Tat) comme étant son Atman. Cela est la Vérité (le Réel). Cela est l'Atman. Tu es Cela, ô Śvetaketu !** » (Chāndogya Upaniṣad VI.viii.7)
« 225. Brahman est Existence et Intelligence ; il est l’Absolu ; […] Et Brahman ne diffère en rien du jiva, car il n’a ni parties intérieures, ni parties extérieures ; c’est en ce même jīva qu’il règne dans toute sa gloire ! » « 226. Brahman est la suprême Unité ; l’unique Réalité, puisque rien d’autre que le Soi n’existe. » (Le plus beau fleuron de la discrimination – Viveka-cūḍā-maṇi de Ādi Śaṅkara (788 - 820?) p. 65)
Le monde tel qu’il nous apparaît (ou tel que nous le
construisons dirait un bouddhiste) n’est qu’apparence ou superficiel (māyā), admettant
du même coup une réalité plus profonde. L’absolu est réintégré en réalisant que
« je suis, ai toujours été et serai toujours le Brahman ». L’espace
enfermé dans un pot est déjà espace, et indifférencié de l’espace, quelque soit
son état temporaire.
Dans le bouddhisme ancien, l’opposition saṁsāra-nirvāṇa était de même nature, c’est-à-dire elle est dualiste. Mais avec la coproduction
conditionnée, il n’y a pas de cause unique. Le problème est abordé d’une autre
façon. La conscience est elle-même conditionnée et produite : elle ne se
produit qu’en présence de conditions. Le soi individuel est une illusion,
produit par le concours des cinq agrégats (skandha). La position à l’égard de
la réalité des phénomènes diffère selon les écoles. Le mahāyāna affirme en plus
du « non-soi » de l’individu, le « non-soi » des
phénomènes. A partir des écoles Cittamātra (seule la conscience) et Yogācāra
(adeptes du yoga), la différence entre les approches du vedānta et le
bouddhisme s’estompe. D’abord, le Cittamātra affirmera que tout (le triple univers, tridhātu/triloka) est conscience, et le Yogācāra mettra cela en
application par les méthodes de résorption du yoga. On ne peut cependant pas
dire que ces écoles bouddhistes font se résorber le sujet ou la conscience dans
l’objet… Elles peuvent néanmoins suivre le chemin de la méthode de résorption
graduelle dans le sujet du yoga, comme une méthode (upāya). Seulement ce
processus se poursuit avec la dissolution du sujet restant dans une « union des apparences et de vacuité ». Le fond est sans fond. On ne peut donc pas
simplifier cette approche en disant que le sujet est assimilé à l’objet.
Au commencement fut la dualité ordinaire, la perception
ordinaire avec le clivage sujet et objet. La réalité imputée au deuxième pôle
relatif était une méprise et une source de souffrance. En se détachant de
l’objet (kaivalya), on pouvait par la connaissance, réintégrer le sujet, qui
était l’absolu. L’idéal était la sortie du relatif, du cycle existentiel. C’est
la version de la dualité « dure ». A partir du moment où le
désintéressement du monde (de toutes les familles de renonçants) n’était plus
en vogue et que l’accent fut de nouveau mis sur le devoir (dharma) de tout un
chacun (svadharma), l’idée de l’acte désintéressé a pris son essor. Un
renoncement partiel et utile. L’idéal était désormais le jīvan-mukti et le
bodhisattva. Le saṁsāra n’était pas différent du nirvāṇa, et les objets étaient
en essence la conscience. La nature de cette dernière étant férocement débattue
entre non-bouddhistes et bouddhistes et même entre les bouddhiste en interne.
Tout le monde était d’accord sur le fait que les objets ont
une réalité superficielle (ou éphémère pour les bouddhistes sarvāstivādins).
Ils sont ce que la conscience individuelle en fait[1].
« Il est évident que l'esprit ne connaît pas les choses immédiatement,
mais seulement par l'intervention des idées qu'il en a. Et par conséquent notre
connaissance n'est réelle qu'autant qu'il y a de la conformité entre nos idées
et la réalité des choses. » (John Locke, Essai sur l'entendement humain
IV, iv, 3).
Un des problèmes que le bouddhisme a avec l’affirmation d’un
sujet, est que cela évoque automatiquement et logiquement le pôle opposé,
l’autre ou l’objet. La fameuse « ignorance co-émergente ». Même si un
Soi cosmique est dit contenir et dépasser les deux pôles, on voit mal, d'un point de vue bouddhiste, pourquoi
appeler cette transcendance « Sujet ». A quel effet ? D’autant
plus, si ce Sujet est divinisé et que la divinisation amène avec elle tout un
ensemble de pratiques et de croyances, qui ont leurs avantages et désavantages.
L’apparition des écoles Cittamātra et Yogācāra, en réaction
au Madhyamaka considéré "trop nihiliste", a donné lieu à son tour à des réactions de la part des
Madhyamika. Cela a conduit certains maîtres (Advayavajra en fait partie) de
suivre une approche qui emprunte à la fois au Cittamātra, au Yogācāra et au
Madhyamaka. Le Cittamātra sert à montrer comment le monde (l’objet) est le
(co-)produit de projections subjectives. Le Madhyamaka se chargera de vider le
sujet et l’objet (et tout ce qui pourra être pris pour un appui) de leur
contenu en permettant cependant d’utiliser les méthodes (orientés sur le Sujet) du yoga, ainsi
que toutes les méthodes dites tantriques.
Il ne faut pas perdre de vue que nous avons à faire à des
théories qui se veulent principalement sotériologiques et non pas à des
descriptions objectives de la réalité. En contrepartie, aucune approche ne
pourra être acceptée de manière littérale et intégriste, et n’est que
provisoire. Une hiérarchisation de méthodes provisoires (et elles le sont toutes) semblerait futile.
Dans le traité attribué à Maitreya La Discrimination entre
les attributs et la substance des attributs (S. Dharma-dharmatā-vibhaṅga), la
pratique (S. prayoga T. sbyor ba) correcte (S. samyak T. yang dag pa) est
enseignée de la façon suivante :
1. Pratique avec support
2. Pratique sans support
3. Pratique sans s’appuyer sur un support
4. Pratique en s’appuyant sur l’absence de support
Cette progression en quatre étapes est précisée dans un
autre traité attribué à Maitreya La discrimination entre le Milieu et les
extrêmes (S. Madhyānta-vibhaṅga). Dans un passage de ce texte cité par le
troisième Karmapa (dans ses Instructions sur l'union Mahāmudrā/Sahaja yoga[2]) :
"C'est en s'appuyant sur un support (S. ālambana[7])
Que l’absence de support se développe le mieux[8].
En s’appuyant sur l’absence de support
L’absence de support se développe le mieux
De ce fait, c'est l’absence de support qui accomplit l'essentiel.
Ainsi, il faut savoir que le support et
L’absence de support sont identiques par nature."[3]
[1] Essays,
4.1.2 John Locke « Since the mind, in all its thoughts and reasonings,
hath no other immediate object but its own ideas, which it alone does or can
contemplate, it is evident that our knowledge is only conversant about them. »
[2] phyag
rgya chen po lhan cig skyes sbyor gyi khrid yig. Karma rang byung rdo rje'i
gsungs 'bum Vol. 11 pp. 53-72. Le Karmapa, dans son raisonnement, suit le
commentaire de Vasubandhu, Trisvabhāva-nirdeśa. dmigs pa la ni brten nas su//mi dmigs pa la rab tu skye//mi dmigs pa la brten nas su//mi dmigs pa ni rab tu skye//de yi phyir na dmigs pa ni//mi dmigs ngo bo nyid du grub//de lta bas na dmigs pa dang*//mi dmigs mnyam par shes par bya//
[3] yang dag
pa yi sbyor ba la//'jug pa yang ni rnam bzhi ste// 1. dmigs pa yi ni sbyor ba
dang*// 2. mi dmigs pa yi sbyor ba dang*// 3. dmigs pa mi dmigs sbyor ba
dang*// 4. mi dmigs dmigs pa'i sbyor ba'o//
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