dimanche 27 mars 2022

Le Voeu d'un bodhisattva du VIème siècle

Maitreya, Gandhara

Il y a un lien entre lacte de vérité védique et le Voeu (skt. praṇidhāna tib. smon lam) d’un bodhisattva “vieille école”, c’est-à-dire un bodhisattva qui fait le quadruple voeu[1], et qui pour le réaliser doit obtenir l’état de Bouddha, qui seul peut lui en donner les moyens. Son voeu inclut également les modalités de sa Terre pure associée. Quand il fait ce voeu de façon solennelle, il y associe un acte de vérité : Si, en devenant Bouddha, mes voeux supplémentaires ne se réalisent pas, et que je n’aurais pas les moyens de les réaliser, je ne veux pas de l’état de Bouddha. Autrement dit, si mon idéal de Bouddha, qui motive mon Voeu, n’est pas possible, je ne pourrais pas servir les êtres, tel que je le conçois. Mais comme les Voeux d’autres grands bodhisattva, étant devenus des Bouddhas, se sont tous réalisés, et j’en veux pour preuve l’efficacité de ces Bouddhas et de leur Terres pures, je sais que mes voeux aussi, quels qu’ils soient, se réaliseront.

Les Voeux, dans leur nouvelle version de La Prière royale de Samantabhadra pour les conduites bénéfiques (Samantabhadra-caryāpraṇidhāna), ont été davantage uniformisés. C’est Sudhana, du Gaṇḍavyūha-sūtra, qui aurait reçu directement cette version prête-à-l 'emploi de Samantabhadra, et qui fut ainsi le premier à les mettre en pratique sous cette forme, c’est-à-dire principalement par la pratique de la prière à sept branches (tib. yan lag bdun pa skt. saptāṅga). Depuis cette époque, celui ou celle qui prend le voeu de bodhisattva, pratiquera selon l’exemple de Samantabhadra et de Sudhana. Et en effet, pendant les “cérémonies de plateforme”, des cérémonies de masse d’ordination laïque (vœux de bodhisattva), ces Voeux étaient utilisés pour convertir les personnes assistantes à la cérémonie.
Si le document Pelliot tibétain 116 était en effet un manuel de cérémonie, et si on se base sur lui, une cérémonie typique aurait pu commencer par la récitation des "Vœux de la bonne conduite" (sct. Bhadracaryāpraṇidhānarāja tib. bzang spyod smon lam), qui présente la motivation d’un bodhisattva. Elle est suivie par une récitation du Sūtra du diamant (sct. Vajracchedikā prajñāpāramitā sūtra), qui introduit l’audience à la vacuité, et joue par ailleurs un rôle vital dans le Sūtra de lestrade, si important pour le Ch’an/Zen. L’hypothèse de la cérémonie de van Schaik semble se baser sur le déroulement de la cérémonie décrite justement au début du Sūtra de l’estrade.

« Assis sur un trône élevé dans la salle de prédication du temple de la Grande Chasteté, maître Houei-neng donna des enseignements sur la Mahāprajñāpāramitā et transmit les voeux sans apparence [formless precepts]. Au pied de son trône se pressaient plus de dix-mille moines, nonnes, adeptes et laïcs. »[3]

Il s’agit des préceptes de refuge, suivis des préceptes de bodhisattva. Après la prise des préceptes, le maître enseigne généralement la vacuité, en faisant référence au Sūtra du diamant. Van Schaik fournit la traduction anglaise du texte/sermon Single method of non-apprehension (tib. dmigs su med pa tsh'ul gcig pa′i gzhung). Le document Pelliot tibétain 116 poursuit avec une collection d'enseignements de 18 maîtres, un enseignement sur l’éveil immanent en chaque individu, des instructions de méditation et se termine avec un chant inspirant. Cette cérémonie, auquel van Schaik se réfère comme "une initiation Zen", aurait pu être le rituel central d’un événement annoncé bien en avance, afin de permettre aux convives de s’organiser et d’y participer. La transmission des préceptes pouvait être suivie d’une retraite de méditation.” (Blog L'Engagement Sage selon le Zen tibétain du 08/10/2015)
Mais avant d’être ritualisés de cette façon, les bodhisattva firent leur propre Voeu, à l’instar de Huisi (515-577). Ils ne connaissaient pas les voeux de Samantabhadra (Āvataṃsaka-sūtra, Gaṇḍavyūha, traduit par Prajñā[2]), et leur approche des voeux se calquait sur ce qui se lisait dans les sūtra disponibles, notamment le Sūtra du Lotus en ce qui concerne Huisi. La pratique de Samantabhadra, pour Huisi, c'est celle que l'on lit dans le Lotus.

Vu ce que le bouddhisme est devenu, on pourrait juger que Huisi manquait de modestie (voir ci-dessous). Il vivait dans une époque très troublée, alternant des persécutions et de courtes périodes plus fastes pour les bouddhistes. Il était très conscient d’avoir raté une première occasion avec Bouddha Śākyamuni, et espérait renaître dans lentourage de Maitreya. Pour cela, il lui fallait un Voeu très fort, et pour réaliser ce Voeu très fort, un acte de mérite exceptionnel. Le Sūtra de Lotus et d'autres sūtra insistaient sur le grand mérite associé à l’acte de lire, réciter, recopier, répandre leur message, aussi Huisi concevait le projet de recopier le Prajñāpāramitāsūtra en lettres d’or, et de façonner un coffre en béryl/lapis lazuli serti des sept joyaux pour contenir ce précieux manuscrit. Le mérite de cet acte admirable servirait de carburant à son Voeu. Tout le monde parlerait de cet exploit, et il recevrait sans aucun doute les louanges des Bouddhas et des bodhisattvas pour ce qu’il avait fait, et pour ce qu’il comptait réaliser par la suite au service de la Loi. Une fois son exploit réalisé et le mérité associé en poche, il composa son Voeu, avant de se retirer dans les montagnes, pour acquérir les pouvoirs nécessaires[3].

Huisi était un bouddhiste chinois de son temps, très intéressé par les pouvoirs surnaturels que proposait le taoïsme, notamment la longévité. Il pensa devoir d’abord atteindre le pouvoir de longévité, afin de disposer de suffisamment de temps pour réaliser son projet de Bouddha, ou assister à la venu de Maitreya. Son Voeu comporte également des éléments taoïstes. Chaque fois qu’il énonce un Voeu (25), il ajoute “s’il n’en est pas ainsi, que je n’obtienne pas l’illumination”. Il pose ainsi ses conditions pour sa bouddhéité, pour le projet (Terre pure) qu’il souhaite réaliser. Cela montre qu’à son époque, la forme de la Terre pure/utopie/projet idéologique n’était pas figé dans le bouddhisme, et que cela relevait aussi et surtout de l’initiative individuelle. Si ce n’était pas possible, eh bien, que je n’obtienne pas l’illumination ! Le projet était plus important que le bonhomme qui le portait !

Il y a de très belles valeurs dans les Voeux de Huisi, qui s’appuie sur d’autres Voeux plus anciens de Bouddhas connus. On y trouve également les préjugés de son temps, les marques de la bureaucratie chinoise, et son système de justice, etc. Dans ses hommages, il inclue aussi les fonctionnaires infernaux (p. 236), qui ne font que leur boulot au service de la Loi. Et puis, il y a le zèle de Huisi dans la propagation du message du Sūtra de Lotus, d’autant plus que le temps de la Loi de Śākyamuni est compté. Il est prêt à aller loin, très loin pour convertir les êtres…

Les vingt-cinq voeux de Huisi reprennent en partie des Voeux connus d’une Terre pure sans souffrances. Huisi parle de lui à la troisième personne quand il raconte son exploit (la Prajñāpāramitā en lettres d’or). A moins que l'auteur de son Voeu, ne soit un disciple.
Par la force de ce grand voeu, qu’aucun esprit mauvais, aucun mal, aucun cataclysme ne puisse les endommager ! Qu’à sa venue, Maitreya le Vénéré se révèle au monde ; qu'universellement à tous les vivants, il prêche le grand sūtra de la Prajñāpāramitā.” (Magnin, p. 214)
Quand Maitreya arrive, le monde tremblera six fois, et tous les vivants perplexes lui demanderont pourquoi. C’est à cause du sūtra en or et de ce précieux coffret. Tous veulent alors voir ce sūtra et ce coffret. Que faut-il faire ?

Le Buddha Maitreya dira: "Celui qui a copié le sūtra eut ce grand voeu: "Vous tous vous devez d'un seul cœur penser à lui et célébrer son nom. Alors il vous sera donné de le voir." Quand il prononcera ces paroles, toute la multitude célébrera mon nom: "Hommage soit rendu à Huisi!"
"A ce moment, aux quatre orients,
du sol jaillira, remplissant l'espace,
le corps entièrement doré,
marqué des trente-deux signes [du Buddha]
d'un éclat illimité;
tout cela viendra de ce que dans le passé
un homme a copié le sutra.”

“par la force de mon vœu [Huisi],
quand ils observeront le tremblement de la terre,
qu'ils verront le rayonnement,
sentiront les parfums et entendront les sons,
obtiendront ce qu'ils ne possédaient pas,
le bonheur du corps et de l'esprit.
A l'exemple du bhikṣu [Huisi],
ils entreront dans le troisième degré du dhyana.
Au même instant,
ils obtiendront tous au complet
la sainte Voie des Trois Véhicules.
Ils atteindront aussi à la plénitude de toute sagesse.
Si ce voeu n’est pas rempli,
que je n’obtienne pas l’illumination
!” (Magnin, p. 217)
Huisi ne fait cependant pas de cadeaux à ceux qui lui veulent du mal (p. 221), “qu’en cette vie même [qu’] ils ne connaissent pas le bonheur”, et “qu’à leur mort, ils tombent en enfer, dans les chaudrons de fer fondu”. Il souhaite que, par la force de son voeu, son corps insignifiant et laid se transforme, et devienne parfait (Corps de Bouddha), et que Maitreya explique alors à tous les êtres l’origine de son Corps actuel [de Bouddha], et de son Voeu (p. 224).

Les temps étant mauvais (Mòfǎ), Huisi fait voeu de se réincarner parmi les gens pieux, pour soumettre tous les esprits mauvais et de subjuguer tous les hérétiques. A cet effet, il se réincarnera le cas échéant en le roi des dieux, en moine, en fonctionnaire, en ministre, afin “de gouverner le pays et punir tous les hommes mauvais qui enfreignent les règles. S'il en est qui, durs comme le fer, ne changent pas d'esprit, je les enverrai dans l'enfer Avici ; par tous les moyens, je les forcerai à se convertir, à se tourner vers les prédicateurs de la Loi; alors ils se prosterneront, imploreront leur pardon et deviendront leurs disciples pour les imiter. Je ferai que toutes leurs mauvaises actions soient transformées en actes heureux. S'il n'en est pas ainsi, que je n'obtienne pas l'illumination!” (p. 226).

Il aidera les êtres à se préparer pour la venue de Maitreya (p. 226), et espère être “le premier parmi les êtres prédestinés [à la bodhi]", et il fera prendre aux êtres le voeu de renaître en Sukhāvatī, et de suivre la voie de Samantabhadra, telle qu’elle est expliquée dans le Sūtra du Lotus (p. 227). Une fois Bouddha, ceux qui entendront le nom de Huisi pratiqueront avec zèle. Ceux qui ont commis les cinq fautes impardonnables, seront sauvés des enfers en récitant le nom de Huisi. Il sauvera aussi les animaux et les preta. Il sauvera ceux qui sont en prison, les condamnés à mort, les malades, les moines en proie à des tentations. L’univers entier manifestera l’esprit de bodhi, et la Prajñāpāramitā sera prêchée partout. Ceux qui voudraient empêcher cela d’arriver, devraient prendre garde. Ils pourraient perdre leurs mains, les deux yeux, la langue, les pieds, la mobilité de leur corps, ou gagner un aller simple vers l’enfer de Avīci (p. 231).
Quand le monde sera très pur, les êtres seront tous convertis;
les trois mauvaises destinées n'existeront plus et il n'y aura plus de femmes
.”

Dans les mondes des dix directions,
toutes les terres impures,
tous les êtres mauvais [éloignés de la Voie par] les trois obstacles,
sourds au renom des Trois Joyaux,
par la puissance du grand vœu, par la bonté et par la pitié, seront convertis.
Les terres impures seront transformées en Terre Pure;
les êtres seront égalisés,
Les divinités, les hommes et autres, sans distinction,
voleront et répandront de la clarté.
Les femmes deviendront toutes des hommes.
Alors cesseront les trois mauvaises voies
.”

"S’il est un pays mauvais,
dont les êtres ont tous des vues perverses,
et sont obstinément méchants,
par la puissance de mon voeu,
par mes pouvoirs surnaturels, je les materai
;

Avec acharnement je les forcerai
à prendre refuge dans les Trois Joyaux.
Ou encore m'associant d'abord à eux,
par une méthode appropriée, je les guiderai
de sorte que leur esprit étant charmé,
Ils changeront et entreront dans la Voie du buddha
.

Parmi les mondes des dix directions,
les êtres obstinément mauvais
dans les trois mauvaises voies et les huit difficultés
entendront tous mon nom
.

Par la douceur, je les convertirai, ou par la force,
je leur imposerai d'entrer dans la Voie du buddha.
Ou encore je suivrai d'abord leurs désirs
 puis je ferai qu'ils brisent leurs illusions.
Parmi les mondes des dix directions
s'il est des conflits armés,
des nations s'entredéchirant,
des peuples frappés de famine,
soit je me ferai valeureux général
pour les soumettre et rétablir l'harmonie.
Les cinq céréales mûriront en abondance,
les dix-mille habitants jouiront de la paix;
soit encore, me transformant de manière appropriée,
je me ferai deva, naga et esprit.
Par une méthode appropriée, je punirai les rois mauvais
et leurs mauvais sujets
Je parcourrai tous les pays mauvais,
agissant conformément à mon voeu,
soumettant les incroyants qui tous
feront naître en eux un esprit de bodhisattva
.”
J’ai sélectionné ci-dessus des éléments plus dérangeants pour des “modernes”, afin de montrer l’attitude bouddhiste chinoise à l’époque de Huisi, vis à vis de la conversion, forcée s’il le faut. Huisi est convaincu de l’utilité universelle et de l’efficacité du salut bouddhiste. Huisi a néanmoins ses problèmes à lui, et il ne s’en cache pas. Il a beaucoup de mal avec ses disciples, et sa retraite est aussi partiellement une fuite. Vivement que son Voeu se réalise...
En ce monde, certains moines et laïcs, dans un grand empressement, demandent qu'on leur explique tout ce qui concerne le culte, d'autres n'hésitent pas à vous contraindre brutalement à prêcher [la doctrine] des sūtras. Ces diverses catégories de moines et de laïcs n'ont absolument aucune connaissance du bien; ils ont une connaissance pervertie. Pour quelle raison? Tous sont envoyés par des esprits mauvais. Au début, ils feignent le plus grand empressement, comme si leur coeur était bon, mais ensuite, tout soudain, ils se mettent en colère. Bons ou mauvais, ces deux formes d'esprit ne disent rien qui vaille. Dès à présent, il ne faut plus s'y fier. Il en est de même pour ceux qui étudient la Voie. A aucun d'entre eux on ne peut faire confiance. Ils sont remplis de haine et simulent l'amitié. Que c'est dur! Que c'est dur! Dans tous les territoires inimaginables des rois il en est ainsi! Discerner! Discerner! Discerner! Discerner! Voeu prononcé par Huisi le grand maître de dhyana du Nanyue.”
Selon une légende japonaise, Huisi se serait réincarné en le prince Shōtoku (574-622), qui joua un rôle majeur dans l'implantation du bouddhisme au Japon.


Toutes les traductions françaises sont de Paul Magnin, La Vie et l'Oeuvre de Huisi, EFEO, 1979

[1]Ayant fait [moi-même] la traversée, je ferai traverser [les autres].
Libéré, je libererai [les autres]
Réconforté, je réconforterai [les autres]
Ayant atteint, le parinirvāṇa, je ferai en sorte que [les autres] l’atteindront
.” version du Sūtra du Lotus.

[2]The first complete Chinese version was translated by Buddhabhadra around 420 in 60 scrolls with 34 chapters,[10] and the second by Śikṣānanda around 699 in 80 scrolls with 40 chapters.[11][12] There is also a translation of the Gaṇḍavyūha section by Prajñā around 798.”

[3]Je souhaite d’abord devenir un immortel doué des cinq pouvoirs surnaturels”. p. 222 “Si soi-même on n’est pas un immortel, on ne peut vivre longtemps. C’est pour la Loi que j’imite les immortels, non par convoitise d’une longue vie. Ainsi je fais le voeu que personnellement, dans un bon kalpa à venir, je voie le buddha Maitreya.” “S’il n’est pas ainsi, que je n’obtienne pas l’illumination !”. p. 223

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