Le bouddhisme mahāyāna s’est doté de théories et de pratiques permettant, notamment en Chine, une transmission individuelle de maître à disciple. Dans la lignée Chan/Zen, une transmission dite “d’esprit à esprit”, “sans recours aux écritures”. Laquelle transmission aurait eu lieu à chaque chaînon de la lignée patriarcale, qui remonterait jusqu’au Bouddha Śākyamuni.
Seulement, la tradition bouddhiste chinoise aborde la transmission de maître à disciple dans le cadre d’une lignée patriarcale assez tardivement. C’est au moment de l’invention d’une lignée patriarcale, que des maîtres bouddhistes d’antan, des "patriarches", jusqu’au Bouddha Śākyamuni inclus, ou un des six Bouddhas qui l’avaient précédés selon la tradition, pourraient y être inclus.
“D'où l'importance accordée à la lignée des maîtres, ce qui permet de remonter jusqu'au Buddha, le Maître par excellence. Ce besoin est particulièrement sensible dans le courant de la méditation, chan (zen en prononciation japonaise), où l'on établira des lignées qui remontent de Bodhidharma à Buddha. Dans l'école Tiantai, on comptera également vingt-quatre patriarches. Ce souci de rattacher au fondateur les courants nés en Chine obéit aussi, c'est évident, à une pratique constante, à laquelle le bouddhisme n'a pu se soustraire, et qui réclame un lignage de type clanique pour attester son authenticité et sa vérité. Dans le même temps, les Chinois se sont sans cesse référés à l'autorité des canons du bouddhisme ancien et du Grand Véhicule, authentifiés comme le fruit de l'enseignement du Buddha transmis par une lignée de maîtres, alors que les logiciens indiens donnèrent la primauté au raisonnement et à la logique. Pour appuyer leurs démonstrations, les bouddhistes chinois ont cité fréquemment les sûtra, qu'ils soient canoniques ou apocryphes, et n'hésitaient pas à placer sous la référence générale et indistincte: “le sutra dit”, des paroles qu'il serait vain de vouloir localiser, soit qu'ils aient écrit de mémoire sans plus de précision, soit qu'ils aient donné un résumé approximatif, ou introduit à l'intérieur d'un texte des propos dérivés de considérations purement chinoises. C'est ainsi qu'ils ont fabriqué des sutra apocryphes prétendument prêchés par le Buddha, tant il était nécessaire de se référer à l'autorité du Maître. Par exemple, le Sutra du Lotus (Fahuajing), dans la version sanskrite déclare: “Celui qui est illuminé par lui-même (pratyekabuddha] ouvre les yeux à la vérité sans chercher l'aide d'un maître [anācāryaka] »; cette phrase devient dans le texte chinois : Il écoute la Loi du Buddha et l'accepte comme la vérité” , ce qui est contraire au sens initial et à l’esprit du bouddhisme ancien.” Paul Magnin, Bouddhisme, unité et diversité, p. 413-414Ainsi, Huisi (515-577) et son maître Huiwen, ne devinrent les fondateurs de l’école Tiantai (Sūtra du Lotus), qu’après l’invention de cette lignée[1], dont l’histoire est racontée (p.e. par Daoxuan 596–667) pour justifier l’authenticité de la lignée patriarcale. De la même façon, c’est l'invention de la lignée Chan qui détermina le rang (n° 28 des patriarches indiens) du “premier patriarche” chinois Bodhidharma. La première mention se trouve dans la Mémoire sur la transmission de la lampe (Jingde chuandeng lu), composée par Daoyuan dans la lignée de Fayan (Hôgen 885-958), “présentée à l’empereur en 1004 et publiée en 1011 sous le patronage impérial” (Magnin, BUD p. 477).
L’invention de lignées de patriarches implique également une transmission privilégiée d’un patriarche à son successeur, un “disciple de coeur”, etc. Auparavant, un maître avait des disciples à qui il donnait des instructions. La lignée patriarcale introduit l’idée d’une “transmission” unilinéaire d’une personne à une autre, une personne exceptionnelle de son choix. Ainsi, selon Daoyuan, pour la lignée Chan, Bouddha Śākyamuni, le septième Bouddha[2] avec le statut de patriarche, choisit Mahākāśyapa comme premier patriarche, et Bodhidharma serait à la fois le 28ème patriarche indien et le premier patriarche chinois.
Qu’est-ce qui était transmis ? “La lampe”, “l’autorité de patriarche”, autre chose encore ? L’éveil ne peut pas se transmettre. Un autre chronique patriarcal (Mémoire de l’ère Tiansheng sur l’extension de la lampe (Tiansheng guangdeng lu) de 1038, précise que suite à la célèbre anecdote de la fleur de lotus, Śākyamuni aurait choisi Mahākāśyapa, à qui il transmit sa robe. La “transmission” dans la lignée du Chan passe par une transmission de “robe”, servant d'authentification. Un télescopage temporel peut en cacher d’autres. La très célèbre anecdote de la transmission du cinquième patriarche Hongren (601-674) au “bouddhiste laïc du sud” Huineng (638-713), racontée dans le Soûtra de l’Estrade (Liuzu dashi fabao tanjing) attribué à Fáhǎi, disciple de Huineng. Du même coup, ce “sūtra” prive le sixième patriarche Shenxiu (606-706) du rang que celui-ci occupa.
“Le Cinquième Patriarche attendit la troisième veille de la nuit pour me convoquer dans la grand-salle, et il m'expliqua le Soûtra du Diamant. À peine l'eus-je entendu que je m'illuminai et, cette nuit-là, j'héritai de la Méthode. Nul alors ne le savait. Le Maître me confia la méthode subitiste et la Robe :
Vous êtes le Sixième Patriarche, dit-il. Cette Robe en est la preuve et se transmet de génération en génération. Quant à la Méthode, elle se transmet d'esprit à esprit et permet de s'illuminer.” Le Soûtra de l’Estrade du Sixième Patriarche Hoeui-neng”, trad. Patrick Carré, Seuil, p.27
Le plus ancien texte du Chan serait le “Traité de Bodhidharma” (Damolun)[3], dont Paul Demiéville avait dit "on ne voit guère ce qu'il y a là de particulièrement T’chan ..."[4] Les deux accès et les quatre pratiques rappellent évoquent des théories et des pratiques de Huisi (515-577), qui avant d’être rétroactivement embrigadé dans l’école Tiantai, était considéré (par son disciple Zhiyi 538–597) comme appartenant à l’école du dhyāna (Chanzong), jusqu’à ce que l’école Chan (qui s'appelait auparavant l'école du du Laṅkāvatāra ne s’en empare définitivement au neuvième siècle. Contrairement au Chan, Huisi ne sépara jamais la contemplation (dhyāna) de la recherche intellectuelle[5]. Zhiyi écrit :
“ Ceux qui étudient le Dhyana ne savent que privilégier la contemplation du principe; leur esprit fusionne avec tout ce qu'il rencontre, mais n'a pas l'intelligence des noms et des marques spécifiques, et ne connaît pas une seule phrase [des Écritures].”[6]“Le principe”, c’est un des “deux accès” : l’accès par le principe, et par la pratique. L’accès par le principe, “c’est croire profondément en l’immanence, dans tous les êtres, d’une nature unique et véritable, que le voile irréel des souillures ne fait que masquer”. “Demeurer ferme et constant, affranchi de l’enseignement discursif, c’est s’accorder mystérieusement avec le vrai principe. Comme il n’y a plus nulle discrimination, tout est tranquille et exempt de noms. tel est ‘l’accès’ par le principe.”[7]
Ce principe fait évidemment penser à la nature de Bouddha, qui rappelle à son tour le fondement constitutif (Ti 體), et sa relation indissociable avec le “voile irréel”, l’aspect dynamique (Yong 用).
L’accès par le principe est “subit”, tandis que les “quatre pratiques”[8] constituent un accès graduel, et correspondent davantage au bouddhisme indien, et sa purification de la pensée[9]. Des textes sur le double accès existent d’ailleurs également en tibétain. Par rapport à Huisi, au Sūtra du Lotus, et de manière généralement à l’approche syncrétique (bouddhisme, confucianisme, taoïsme) chinoise des deux aspects de “l’Esprit-un”, on (p.e. Zhiyi) semble reprocher à l’école Chan, de privilégier la méthode (“accès”) de la “demeure” (dhyāna) sur le principe, ce qui permet en théorie un “éveil soudain” ou “subit”. Elle se prête également mieux à des “transmissions” en une seule session. Pour Huisi, la voie du Bouddha peut être rapidement parcouru "sans l'aide d'un maître, par son propre entendement." (Magnin, Huisi, p. 182)
“Le Maître me confia la méthode subitiste et la Robe” raconte Huineng. Pourtant, Huineng avait “déjà saisi la Grande Idée” (Carré, p.26). En une seule session, Huineng entend l’explication du Soûtra du Diamant du cinquième patriarche, s’illumine, reçoit la méthode subitiste et la Robe, et s’enfuit. Quand toutes les conditions sont réunies, ou que les scénaristes sont enthousiastes, cela peut aller très vite.
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[1] Selon Bernard Fauré, c’est la chronique Ch’an “Baolinzhuan” de 801, qui consacre la théorie des 28 patriarches indiens. Le traité de Bodhidharma, Introduction, p.8
[2] Les six autres Bouddhas du passé l’avaient précédé. Magnin, BUD, p. 477
[3] Aussi connu sous le titre "Traité des deux accès et des quatre pratiques" (Er-ru sixing lun).
[4] "L'introduction au Tibet du bouddhisme sinisé d'après les manuscrits de Touen-houang", dans Contributions aux études sur Touen-houang, Genève-Paris, 1979, p. 2.
[5] Magnin, Huisi, p. 165
[6] Cité par Bernard Fauré, Bodhidharma, p. 23
[7] Fauré, Bodhidharma, p. 69
[8] Chez Bodhidharma, Fauré, p. 69 “Savoir répondre à la haine, être en accord avec les conditions, ne rien tenir pour désirable et être en parfaite harmonie avec le Dharma”. Chez Huisi, Magnin, les quatre sortes d'activités sereine, p. 169, et p. 182, voir L’Activité sereine et plaisante. “observer les règles, supporter l’humiliation, progresser avec intelligence, cultiver avec zèle la méditation, et d’un esprit déterminé étudier avec ardeur le recueillement (samādhi) du Lotus”. Le recueillement du lotus, qui est celui du bodhisattva Samantabhadra dans le Sūtra du Lotus (voir Magnin, p.54).
[9] sdig pa thams cad mi bya ste//
dge ba phun sum tshogs par spyad//
rang gi sems ni yongs su gdul//
‘di ni sangs rgyas bstan pa yin//
sabbapāpassa akaraṇaṁ kusalass' ūpasampadā
sacitta paruyodapanaṁ etaṁ buddhāna sāsanaṁ
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