lundi 28 mars 2022

Terres pures 2.0

Sukhāvatī 1.0, Palace Museum Beijing (detail)

La théorie mahāyāna de la Matrice du Bouddha enseigne que l’activité d’un Bouddha (“activité éveillée[1]) est sans effort.
[Les activités éveillées ne s’interrompent jamais]
Parce qu’elles ont lieu sans pensées comme celles-ci
La libération définitive, son point d’appui,
Son fruit, les êtres pris en charge,
Les voiles et la condition de leur élimination
. (IV, 5)

Les dix terres sont la voie de la libération définitive
Dont les deux accumulations forment la cause.
Le fruit alors atteint est l’Éveil suprême
Qui prend en charge l’Éveil au cœur des êtres
. (IV, 6)” Ratnagotravibhāga, IV.5-6
Le Corps symbolique d’un Bouddha comprend son univers symbolique, sa “Terre pure” (buddhakṣetra). Le Corps symbolique est le fruit de l’accumulation de mérite et de Gnose, ainsi que du Voeu (praṇidhāna) du bodhisattva. Tel Fils [de Bouddha], telle Terre, pourrions-nous dire. Le bodhisattva fait son Voeu en concevant son univers symbolique en toute liberté : “s’il n’en est pas ainsi, que je n’obtienne pas l’illumination”... Quand, à cause de son accumulation de mérite et de Gnose et par la force de son Voeu, il devient Bouddha, son univers symbolique se réalise spontanément, simultanément, et l’activité éveillée associée ne s’interrompt jamais.

Quand le Voeu du bodhisattva est authentique, reflète sa vérité propre, et ce qu’il est, il devient la force motrice de son éveil, et de ceux qu’il attire dans son sillage.
Bien plutôt, c’est pour l’homme, une vérité de vie, d’intégrité personnelle, c’est la vérité dans l’ensemble de sa conduite, une vérité qui consiste à prendre ses responsabilités et à agir en conséquence. Cette Vérité, base métaphysique de l’ordre universel, est pour chaque être humain, et aussi chaque divinité, la sanction et le fondement éthique de ses actes, la substance de ses obligations, son devoir dans le cosmos.[2]
S’il est authentique, le Voeu du bodhisattva peut faire couler le Gange à l’envers (Milindapañha IV, I, 42), à l’instar de l’acte de vérité qui sort de la bouche d’une prostituée[3]. Il est alors comme un pouvoir qui “transcende [l]es lois physiques et trouve sa sanction dans les lois meta- ou hyperphysiques[4].

L’univers symbolique (saṃbhogakāya) peut aller envers et contre tout, y compris contre le cosmos “bouddhiste”, ses lois et ses valeurs. Amitābha et les autres tathāgata, Amitāyus, Bhaiṣajyaguru, Mañjuśrī, Samantabhadra passent par-dessus les souffrances des six mondes[5], le karma et la réincarnation. Leur univers symbolique et leur Voeu est plus fort que cela. Huisi (515-577), le maître bouddhiste qui sen inspire, tente de faire la même chose, mais il vit dans un monde turbulent, dans une Chine bureaucratique confucianiste, qui ne sait pas trop quoi faire avec le bouddhisme (religion étrangère) et le taoïsme (religion autochtone). Par prudence peut-être, il préfère respecter la bureaucratie, la misogynie bouddhiste, les hiérarchies, etc., de son époque, et cela se ressent dans son Voeu, et donc dans son univers symbolique. Il y a même des contradictions dans son Voeu: il n’y aura pas de place pour les enfers dans son univers symbolique, mais en même temps il y menace "les méchants" d'un aller simple en enfer.

Il n’y a de femmes dans aucune Terre pure bouddhiste classique. Celles qui sont femmes dans leur existence actuelle, pourront accéder à l’univers symbolique d’un des Bouddhas, mais pas dans un corps de femme. Le “corps”, symbolique, dans ces univers symboliques est un “corps” d’homme, d’un "grand homme" (mahāpuruṣa), doté de vertus particulières au nombre de 32, qui sont celles du Corps symbolique du Bouddha, y compris “l’Organe mâle caché” (n° 10).

Il ne peut y avoir de corps de femme dans les Terres pures, au même titre que les corps des trois destinées malheureuses, car il n’y a pas la moindre trace de souffrance dans les Terres pures. Le corps de femme serait un corps humain imparfait. Les tibétains parlent d’une “naissance inférieure” : “skye dman”, ce qui reflète probablement l’idée de la femme comme étant encore indéterminée, etdéterminable, toujours très répandue. D’ailleurs, au fond, il n’y a pas non plus de corps d’homme ordinaire dans les Terres pures, mais uniquement des Corps symboliques.

Il y a un lien évident entre la société dans laquelle vivent les bodhisattvas et la Terre pure qu’ils conçoivent. Car ils la conçoivent selon ce qu’ils sont, selon leur propre vérité. En même temps, ils se permettent de dévier de cette réalité pour concevoir une réalité symbolique supérieure, ou qu’ils considèrent comme telle. Dans leur pratique de bodhisattva, ils essaient de concrétiser, dans leur existence terrestre, autant que possible, les éléments de la Terre pure. En fonction de leur propre vérité, il est normal que l’univers symbolique conçu par des bodhisattvas du premier millénaire, reflète des aspects et des valeurs de la société dans laquelle ils vivaient, y compris ses hiérarchies et bureaucraties (voir lesfonctionnaires infernaux"), la position de la femme, etc.

Il me semble donc que conformément à l’idée du Voeu (praṇidhāna) du bouddhisme mahāyāna, les bodhisattvas du XXIème siècle ont la possibilité de concevoir, selon leur propre vérité, l’univers symbolique (“Terre pure”) qui leur correspond, tout en l’ “optimalisant”. Ils pourraient introduire la parité homme-femme, etc. des Corps symboliques, booster l’égalité des corps symboliques, etc. Il n’y aurait, tout comme dans les Terres pures 1.0, pas les souffrances habituelles de la cosmologie bouddhiste, donc pas de rétribution, de punition, et autres méthodes de purification et de domptage. Et la pratique des bodhisattvas du XXIème siècle anticiperait évidemment ces univers symboliques des Bouddhas à venir. 


***

[1] Chapitre IV du Mahāyānottaratantraśāstra.

[2] Brown Norman. Le devoir, force de Vérité dans l'Inde ancienne. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 28ᵉ année, N.4, 1973. pp. 895-920;

[3] Voir l’histoire de la prostituée Bindumatī, racontée dans le Milindapañha (Blog La vérité (plus forte que les moyens habiles), note 2.

[4] Norman Brown, Le devoir, force de Vérité.

[5]Si, quand j’atteindrai la bouddhéité, un enfer, un royaume d’esprits avides et un royaume d’animaux sont présents en ma terre, puissé-je ne pas réaliser l’éveil suprême.” Premier voeu dAmitābha En une seule phrase, le moine Dharmākara (le futur Amitābha), rend caduque “la doctrine bouddhiste” dans son activité éveillée.

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