vendredi 1 avril 2022

L'urgence : sauver les êtres par tous les moyens

Fudō Myō-ō (Acalanātha, aspect courroucé de Vairocana) et un jeune novice (Yuten Shami 1637-1718)*

En analysant le Voeu (Nanyue Si da chanshi li shiyuan wen 南嶽思大禪師立誓願文[1]) de Huisi, on n’échappe pas à l’impression que le projet de bodhisattva qui cherche à sauver tous les êtres est au fond un projet prosélyte.

Huisi, comme d’autres bodhisattvas, croit dur comme fer en la légitimité de son projet, et il est prêt à tout pour le réaliser, “pour le bien de tous les êtres”. Le “bien ultime” étant le salut, la libération de l’Errance (saṃsāra), qui peut être défini et compris différemment selon la forme spécifique du bouddhisme.

Le “Voeu” de Huisi est écrit (en 559) en “forme auto-biographique”[2] (les premières 44 années de sa vie), ce qui nous donne un aperçu de la motivation d’un bouddhiste mahāyāna sincère et zélé au VIème siècle en Chine, également empreint de confucianisme (organisation bureaucratique du pouvoir) dans la mise en oeuvre de son projet de libération des êtres.

Pour survivre, une religion devait être tolérée par l’élite d’un pays, ou être élevée au statut de religion officielle, voire la religion d’état. Si une religion acquérait ce statut, elle pouvait mettre en oeuvre son projet de façon plus autoritaire, pour le bien des sujets. Un sentiment d'autorité décomplexée peut alors se ressentir dans le ton de ses propos. Par rapport à la présentation du bouddhisme dans un Occident post-religieux le décalage peut être d'autant plus grand.

Autre représentation de la scène

Par son Voeu (praṇidhāna), Huisi se prépare à participer activement au règne de Maitreya, le futur Bouddha[3], et il se met en retraite[4] pour acquérir les pouvoirs surnaturels nécessaires pour réaliser son Voeu. Ayant acquis ces pouvoirs, et étant devenu Bouddha, il veut sauver les êtres. Pour sauver les êtres, il faut que ceux-ci se tournent vers la Loi, pratiquent les 6 pāramitā et obtiennent l’éveil. Il leur faut aussi naître dans une Terre pure pour la poursuite de leur parcours spirituel. Il faut donc persuader les êtres de se convertir, ou les faire se convertir par la force…
"Le bodhisattva qui pratique la règle de la grande patience sous l'injure, tantôt observe la compassion, a des mots doux et ne tire pas vengeance des coups et des offenses reçues; tantôt il a des paroles dures, il frappe les êtres et va jusqu'à sacrifier leur vie. Ces deux formes de patience ont pour but de protéger la Loi véritable, de subjuguer tous les vivants. C'est la patience absolue, qui n'est pas à la portée du débutant. "

Un peu plus loin, p. 702 a/22, Huisi n'hésite pas à dire qu'il faut soit observer avec fidélité toutes les règles, soit les enfreindre, si cela doit entraîner les vivants à la conversion. Ici encore la doctrine du Voeu ne s'écarte pas de celle des autres oeuvres de Huisi” (Magnin, p. 201[5].
L’objectif est clair, il faut sauver les êtres, et afin de les sauver il faut les convertir, par tous les moyens, et parfois malgré eux…

Amida (Amitābha) descend accueillir une âme (Raigō 来迎)

Un bodhisattva peut impressionner les êtres par des miracles : des combinaisons de phénomènes naturels et surnaturels pour annoncer un événement religieux important : tremblements de terre, lumières, parfums et sons, bonheur du corps et de l’esprit (p. 217).

Il peut passer par la raison, par la parole, en donnant l’exemple : expliquer les sūtra, prêcher la Loi, faire le culte des Bouddhas.

Il peut aussi soumettre les esprits mauvais, en s’incarnant parmi eux.
Je soumettrai tous les esprits mauvais. Je subjuguerai tous les hérétiques. Je ferai que ceux qui possèdent la sagesse obtiennent une large renommée. Je m'incarnerai alors dans les quatre classes de fidèles. Dans la montagne, dans les villages et dans tous les endroits à la fois, j'apparaîtrai pour leur servir de protecteur. Je prendrai tantôt l'aspect d'un très puissant roi des dieux, tantôt celui d'un moine. Ou encore, je serai un ermite ou bien je deviendrai roi, fonctionnaire ou ministre pour gouverner le pays et punir tous les hommes mauvais qui enfreignent les règles. S'il en est qui, durs comme le fer, ne changent pas d'esprit, je les enverrai dans l'enfer Avici ; par tous les moyens, je les forcerai à se convertir, à se tourner vers les prédicateurs de la Loi ; alors ils se prosterneront, imploreront leur pardon et deviendront leurs disciples pour les imiter. Je ferai que toutes leurs mauvaises actions soient transformées en actes heureux.

S'il n'en est pas ainsi, que je n'obtienne pas l'illumination
!” (Magnin, p. 226)
On est loin de l’invitation Ehi passiko (venez et voyez par vous-même) du Bouddha. En même temps, Huisi veut porter secours à tous ceux qui souffrent, y compris les prisonniers et même les condamnés à mort, coupables ou pas coupables, pourvu qu'ils se convertissent.

S’il est des êtres empêtrés de liens, se heurtant à un sort mauvais, en raison d'une faute ou en l'absence de toute faute, qu'au moment de subir la peine capitale, ils glorifient mon nom. Le sabre, les bâtons, la cangue et les fers tenus par les bourreaux éclateront tous en morceaux. Ils obtiendront aussitôt la délivrance. Ayant fait naître en eux un esprit de bodhi, ils demeureront fermes dans leur conversion.” (Magnin, p. 229)

“L’esprit de bodhi” semble être l’argument moral unique et ultime !
Conformément à ce voeu, voici le texte du sütra en or, le coffre précieux en béryl. Pour prêcher la Prajña, un baldaquin garni des sept joyaux, des clochettes et des filets d'or et d'argent, des socles et objets précieux ainsi que tous les objets de culte. S'il est des gens mauvais qui viennent dans l'intention de voler ou d'enlever ces objets précieux, que leur coeur méchant, à l'instant même, soit frappé de syncope; ou encore qu'ils perdent la raison, divaguent et d'eux-mêmes révèlent leur faute. Si une main touche à ces objets, elle sera aussitôt brisée. Ceux qui les regarderont d'un oeil malveillant, deviendront aveugles des deux yeux. S'il en est dit du mal, il adviendra aussitôt que les gens mauvais resteront muets ou perdront leur langue. S'il en est qui viennent avec l'intention secrète de fomenter des troubles ou de dresser toutes sortes d'obstacles, que leurs deux pieds soient brisés, ou même qu'ils soient paralysés. Ou encore que ces gens renaissent dans l'enfer Avici, poussent un cri terrible qui s'entende dans les quatre directions. Que tous les gens mauvais le constatent. Pour que la Loi demeure à jamais, que la vraie Loi soit protégée et que soient convertis tous les êtres, je fais un tel voeu. Pour moi, je n'ai pas un cœur double et pas de jalousie. Que les sages et les saints des dix directions me servent de témoins.” (Magnin, p.231)
Premier tribunal infernal sous la supervision du roi  Qin Guang (hell scroll)

Le bouddhisme de Huisi n’a rien perdu en force de dégoût et de renoncement au monde. Comme dans la parabole du Sūtra du Lotus (la maison en feu), la terre brûle, et il en va du salut spirituel de chacun. Que les puissants aident à dégoûter les êtres du monde, que les êtres aspirent à le quitter à l’aide de l’esprit du bodhi, des pouvoirs surnaturels, qu’ils montent à Tuṣita, qu’ils naissent dans une Terre pure, et une fois sauvés, qu’ils aident d’autres à sortir du monde. On prend tous ceux qui se convertissent, quels que soient les crimes qu’ils aient commis, et que ceux qui refusent de se convertir aillent en enfer, où les “fonctionnaires infernaux” les prendront en charge, et les aideront à se dégoûter jusqu’à ce qu’ils n’en peuvent plus, et saisissent la main tendue d’un bodhisattva compatissant

La parabole de la maison en feu (Sūtra du Lotus)

Ce sens d'urgence, le bouddhisme l'a perdu. Depuis, il s'est d'ailleurs bien accommodé de la "terre en feu", et même du feu sur la tête de tout un chacun (Le discours sur le feu, Ādittapariyāya Sutta), et s'y est installé pour durer. Le salut des êtres est devenu un projet à très long terme, il faut d'abord se soucier de la survie des structures bouddhistes, dont cela est la mission. 

Amida sauvant un moine récalcitrant. Le rayon de lumière est devenu une corde...
Caricature datant de la période Heian, carnet de Gensho (ca. 1146 - 1222)

***

* “The god offered the boy a choice. He could go the easy way: die here and be reborn in his next life. Or he could go the hard way: assent to having his bad karma sliced from his soul by force. Yuten didn’t even hesitate. He went the hard way.
Switching grip on his sword, Acala plunged the massive blade into the boy’s mouth, down, down through his throat and deep into his entrails. Yuten shuddered as his heart seized. Crimson sprayed from his lips as his veins emptied, and with it his accumulated karma. As Acala withdrew the sword inch by painful inch, the child’s dry vessels re-filled with fresh blood cleansed by the deity himself. As the receding tip cleared Yuten’s mouth, his heart shuddered back to life.
When the monks found the boy’s crumpled body laying in a pool of blood before the statue, they mistook him for dead. But Yuten recovered, with new life coursing through his veins — and keen insight through his mind. He was a new man. Literally.”
Extrait de : Yurei Attack!: The Japanese Ghost Survival Guide, Hiroko Yoda, Matt Alt


[1] signifievoeu.

[2][C]e voeu n’évoque ses faits et gestes que pour jalonner un cheminement spirituel qui fit scandale et suscita la colère de faux docteurs de la Loi” (Magnin, p. 25).

[3]Lorsque la vie des hommes aura une durée de 80.000 ans, le Seigneur Maitreya naîtra dans ce monde, saint et parfaitement illuminé” (Ekottarika-āgama, Taisho 125). “Son corps a la couleur de l’or, les trente-deux marques [du māhapuruṣa] et les quatre-vingts sous-marques (Sūtra on the Omniscient Luminous Sages Who Possess the Causes and Conditions of Compassion in Not Eating Meat, 切智光明仙人慈心因緣不食肉經 Taisho 183). Celui-ci enseignera le Prajñāpāramitā-sūtra.
Le bouddhisme a déjà fait la prédiction de tous les Bouddhas à venir pendant le "bon kalpa". Aucun Bouddha avec des caractéristiques symboliques féminins ne figure dans le lot. En revanche, selon ces mêmes prédictions, côté écologique, la Terre ne périrait pas d'aussitôt.     

[4] "Moi j'entre aujourd'hui dans la montagne, pour me livrer aux pratiques ascétiques, pour me repentir de graves manquements aux règles et des obstacles dressés contre la Voie. Je me repens de toutes les fautes de existences, présentes et passées. Pour protéger la Loi, je recherche une longue vie. Je ne désire pas renaître esprit céleste ou dans une autre destinée. Veuillent tous les saints m'assister et m'aider à obtenir une bonne plante agaric et du cinabre divin. Je pourrai alors guérir de toutes mes maladies et supprimer la faim et la soif, obtenir constamment de méditer en marchant et de pratiquer toutes les formes de méditation. Je souhaite obtenir au coeur de la montagne un endroit paisible et suffisamment d'élixir et de drogues pour pratiquer ce voeu. Recourant à la force du cinabre extérieur, je cultiverai le cinabre intérieur. Celui qui entend pacifier les êtres doit d'abord se pacifier lui-même ! Quand on est soi-même entravé, peut-on ôter les entraves des autres ? Non, c’est impossible !”

A la fin du même voeu, Huisi fait appel à la protection de tout un panthéon bouddhique qui ressemble beaucoup à ceux des divinités taoïstes. D’ailleurs, plusieurs biographies laissent entendre qu'il insistait sans cesse sur la nécessité de rechercher la Voie (Dao) du Buddha à l'intérieur de soi-même et non à l'extérieur.” Magnin, p.22

[5] Extrait de L’Activité sereine et plaisante.

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