lundi 4 avril 2022

Commerce d'indulgences bouddhistes

L'Enfer des femmes Mare de sang (détail)

Sitôt que sonne votre obole,
Du feu brûlant l'âme s'envole[1]
Le commerce des indulgences, parmi d’autres abus, fut le déclencheur du “protestantisme”. C’est vrai que l’abus d’abus peut sonner le réveil de réformateurs. Quand un prêtre catholique, le père Henri Doré (1859-1931), découvre “la religion traditionnelle chinoise”, il y voit de nombreuses “superstitions” par rapport à sa propre croyance catholique, et notamment une qu’on ne peut pas qualifier autrement qu’un commerce des indulgences. Cela se trouve dans son livre Manuel des superstitions chinoises (Chang-Hai, 1926), en cinq volumes.


La pierre d’angle du bouddhisme (chinois) est la doctrine du karma et de la réincarnation (métempsychose)[2]. L’âme du mort peut aller dans le paradis de l’Ouest ou être envoyé dans un des mondes du Cycle des existences.
Dixième cour infernale

A la mort de l’homme disent les bouddhistes, Tchoan-luen wang, le roi du Xe district de l’enfer, examine et pèse le bien et le mal de tous les hommes, pendant leur vie mortelle, et d’après leur degré de justice ou de culpabilité, les envoie dans les quatre continents, pour qu’ils y renaissent hommes ou femmes, avec une vie longue ou courte, riches ou pauvres.”

Le défunt lui-même, ou sa famille, peut procurer un “passeport de l’âme (Lou-yng tan-tse)”, destiné au fonctionnaire infernal corruptible, qui derrière son comptoir, recevra l’âme du mort.

Fig. 34. Lou-yng tan-tse. Passeport de l’âme
C’est un certificat délivré par l’autorité compétente, et promettant la libre circulation de l’âme, sur la voie qui conduit dans l’autre monde. Le mort, grâce à cette feuille de route, passe franc de port aux octrois, et est assuré d’une protection efficace sur tout le parcours. On écrit le nom du porteur, l’année, le mois et le jour où cette pièce lui a été délivrée. Cette feuille de route en papier jaune est brûlée pendant les obsèques.”

Fig. 38. Siège transitoire de l’âme (tib. bla rten ?)

L’âme du mort étant déjà partie, les prêtres bouddhistes, fournisseurs de services post-mortem, la capturent momentanément dans un “siège transitoire de l’âme” (le nom correspondant en tibétain serait quelque chose comme bla rten), dans lequel l’âme réside pendant les cérémonies. Tout ce dont on veut doter l’âme du mort pendant son voyage (habits, coffre-fort pour protéger ses biens contre le vol, etc.), est présenté sous forme de feuilles imprimées, que l’on brûle devant son support.

J’ai déjà eu l’occasion de parler de la “Mare de sang”, l’enfer des femmes, et donc des mères… Qui n’a pas eu une mère ? Je vais reproduire ici tel quel ce que dit le père Henri Doré des pratiques (“talismans-suppliques pour le Lac sanglant”) associées à cet enfer particulier. Mes excuses à l'avance pour toute éventuelle idée reçue fausse, “protestante” ou politiquement incorrecte du père Doré.

L’étang de sang Hiué-hou, appelé encore Hiué-p’en-t’che, ‘le lac du baquet sanglant’, est une immense nappe de sang et de boue où sont immergées les malheureuses femmes mortes en couches ; et ce qui est plus monstrueux, d’après les dires des bonzes modernes, toutes les femmes qui ont enfanté sont souillées par le fait même, et doivent rester plongées dans le lac sanglant jusqu’à ce qu’on les en retire. Or pour les en retirer il faut de toute nécessité inviter les bonzes à prier pour elles : voilà la théorie.

Cette pratique est très lucrative, et rapporte de beaux bénéfices annuels à tous ces charlatans. J’ai eu la chance de pouvoir me procurer deux pièces qui sont usitées dans ces cérémonies.

La première est un talisman-supplique qui ne diffère guère des compositions similaires inventées pour le reste des infirmités humaines ; on la brûle pendant la cérémonie expiatrice accomplie par les bonzes ou les tao-che. Elle est imprimée sur papier jaune, et porte le nom de la patiente, l’année, le jour et l’heure où se fait la cérémonie
.

Fig. 42. Fac-similé de la précieuse prière, dite du lac sanglant.

La seconde pièce est de beaucoup la plus importante ; elle constitue comme un brevet de spécialiste pour les bonzes : c’est un diplôme qui leur a été délivré par Bouddha lui-même, pour les patenter officiellement, et leur assurer l’exploitation exclusive et perpétuelle de cette industrie macabre. Vu l’importance et la rareté du document, nous en donnerons une traduction in extenso.

La précieuse prière du ‘baquet sanglant’, composée par Bouddha, et conservée dans le recueil bouddhique ‘Ta-t’sang-king’.

Mou-lien [Mahāmaudgalyāyana] étant allé à Tchoei-yang-hien, dans p.084 le Yu-tcheou, vit un enfer nommé ‘l’enfer du lac du baquet de sang’ (lac-baquet sanglant, parce qu’il a cette forme), et si grand, qu’il faut huit cent quarante mille jours pour en effectuer la traversée. Il y a là cent vingt genres de supplices : les poutres de fer, les colonnes de fer, les cangues de fer, les chaînes de fer. Vers le sud de ce lac, une infinité de femmes, les cheveux épars et les menottes aux mains, sont plongées dans ce marais sanglant. Le roi des enfers les oblige trois fois par jour à boire du sang, et quand elles refusent, il les bat rudement à coups de barre de fer. Mou-lien, ému en les entendant gémir sous les coups, dit au roi des enfers : — Pourquoi ne voit-on point ici leurs maris ? — Ce supplice, répondit Yen-wang, n’est point fait pour leurs maris : elles sont ici parce que, en enfantant, elles répandent du sang fétide qui outrage les Esprits de la terre ; de plus, elles vont laver leurs habits, tout maculés de sang, dans les ruisseaux et les rivières où hommes et femmes viennent puiser cette eau contaminée, pour en faire des infusions de thé qu’ils offrent ensuite aux dieux. Offensés par cette irrévérence, ils députent un maréchal céleste qui écrit les noms des coupables sur le registre du bien et du mal, puis, après leur mort, elles subissent ce supplice.


Mou-lien attristé, demanda au roi des enfers comment, en reconnaissance du bienfait de l’existence, il pourrait bien retirer sa mère du ‘lac de sang.’ Le roi répondit :

— Il faut honorer ses parents, être dévot à la trinité bouddhique : surtout il faut inviter les bonzes à faire la cérémonie du sauvetage, pendant laquelle ils réciteront cette prière (ci-jointe) ; alors au milieu du lac de sang apparaîtront des fleurs de lotus aux couleurs variées, une barque de la flottille de la douleur sera mise à sa disposition, et la transportera sur la rive du fleuve Nai-ho, où elle pourra être réincarnée dans un pays fortuné.

Koan-yn, sur l’ordre de Bouddha, enjoignit à Mou-lien d’exhorter les croyants à écrire cette prière pour la distribuer aux femmes, afin que, la récitant, elles évitent de tomber dans le lac de sang après cette vie, et puissent être réincarnées dans un pays de joie et de bonheur, jouir de tous les avantages de la fortune et de la gloire, sous la protection des p.085 huit maréchaux du dragon céleste. Mou-lien remercia avec effusion, sacrifia à Koan-yn, et se retira.


Suit le texte de la célèbre prière, en prononciation indoue figurée par des caractères chinois[3].


Cette feuille est donc brûlée par les bonzes pendant la cérémonie qu’ils font pour retirer du lac sanglant toutes les femmes qui ont enfanté, et non pas seulement celles qui sont mortes en couches. Par exemple, la mère de Mou-lien n’était pas morte en couches, et cependant, d’après ce document, elle était détenue dans le lac sanglant.

Cette pratique repose sur un principe absolument faux et contre nature, qui classe parmi les crimes dignes de l’enfer la propagation de la race humaine par voie légitime.

Cet enfer est appelé le lac du baquet sanglant : il y a là une allusion à l’instrument qui sert au moment de l’accouchement : cet instrument ou baquet s’appelle p’en, et c’est ce même caractère p’en qui entre dans la composition de Hiué-p’en-t’che le lac du baquet sanglant, (ou le lac en forme de baquet). On sait que le bonze Mou-lien, dont il est ici question, n’est autre que le fameux Ti-t’sang-wang [Kṣitigarbha], divinisé par les bonzes et honoré à Kieou-hoa-chan, au Ngan-hoei. Il fut l’un des plus habiles et l’un des premiers propagateurs, sinon même l’inventeur, de cette horrible doctrine qui inspire tant de frayeur aux femmes païennes, et enrichit les bonzes
[4].

Cette légende du bonze Mou-lien qui sauve sa mère des enfers, est, comme on le voit, une répétition de l’histoire attribuée au bonze Maudgalyayana, disciple chéri de Bouddha, et qui tira sa mère des enfers[5].

Les Tao-nai-nai, sorte de sorcières du Hai-tcheou, ont su exploiter à leur profit la croyance populaire au p.086 Hiué-hou-t’che. Au bas du monticule de T’a-chan, dans la sous-préfecture de Chou-yang, on peut voir une petite mare boueuse : au dire de ces femmes, c’est là que se trouve l’étang de sang et de boue où sont embourbées les femmes mortes en couches, et même celles qui meurent après avoir mis au monde des enfants. Il s’agit donc de les tirer du marais fangeux où croupissent leurs âmes.

Tâche ardue, disent-elles ; pour y réussir, elles doivent se réunir en bon nombre. Les familles intéressées au succès de l’entreprise invitent donc toutes les sorcières des alentours, leur servent un copieux repas, puis les conduisent sur les bords de la mare de T’a-chan. Arrivées là, elles crient, tapotent sur des morceaux de bois, puis les parents, armés de bâtons, remuent la vase, fouillent la mare, et font mine de retirer l’âme de la morte. La comédie finie, tous retournent chez eux, et donnent un bon pourboire aux Tao-nai-nai, pour les remercier d’avoir bien travaillé et bien hurlé. Les gens du pays appellent cette cérémonie : Tso-hoei s’associer. p.087


Pour info, le Tripitika Cbeta semble considérer ce texte d'origine tibétaine : X01n0023_001 L’Enfer (Penta) de sang Eglise orthodoxe tibétaine Volume 1 (大藏正教血盆經 第1卷)

***

[1] Wenn das Geld im Kasten klingt,
Die Seele aus dem Fegefeuer springt!

Johann Tetzel (1465-1519) est un prêtre dominicain allemand, surtout célèbre pour les trafics d'indulgences destinées à financer la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome. Wikipédia

[2] Article VIII, La métempsycose, volume I.

[3] Cf. Notice sur Ti-t’sang wang, Livre III.

[4] Cf. Vie de Ti-t’sang wang, Livre II.

[5] Cf. Wieger, Textes historiques, 3e vol. p. 1705.

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