samedi 9 avril 2022

Un bouddhisme pressé qui crée un sens d'urgence


Une technique de vente bien connue consiste à créer de l’urgence. En ne laissant pas le temps de réfléchir au consommateur, celui-ci pourrait décider d’acheter immédiatement en craignant que l’occasion lui passe sous le nez.

Comme on a vu avec Huisi, les bouddhistes chinois de son époque (VIème) étaient très conscients d’avoir raté l’occasion de rencontrer Bouddha Śākyamuni, et se préparaient activement pour être certains de ne pas manquer d’être dans l’entourage de Maitreya quand ce sera son tour d’être Bouddha. La venue de Maitreya a été prédite pour quand la durée de vie moyenne des hommes atteindra les 80.000 ans. Ce n’est donc pas pour tout de suite.

Bouddha Śākyamuni (Sūtra du Lotus, ch. XXXII) avait prédit que sa doctrine perdra progressivement en force et finira par disparaître[1] à l’époque de la Fin de la Loi (ch. Mòfǎ jap. mappō). Pendant des temps turbulents, comme l’était celui de Huisi, on s’attendait à une sorte de fin de monde, et ce n’est pas étonnant que des idées millénaristes ont vu le jour, entre la Fin de la Loi de Śākyamuni et l’attente du messie suivant, Maitreya. “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres" (Gramsci). Et en effet, le désordre était attribué à toutes sortes de démons (des dieux de l’ancien monde[2]), qu’il fallait combattre ou soudoyer. Aux grands maux les grands remèdes. Il y avait urgence pour des bodhisattvas qui avaient pour mission de sauver les êtres de la maison en feu, et par tous les moyens. Tant pis pour la voie bouddhiste classique, tous les moyens étaient bons pour tirer les êtres de là.
En Chine, les premières traductions de textes qui énumèrent les supplices sanglants de l'au-delà ont fait leur apparition au III siècle. Ce sont d'autres écrits en chinois qui vont nous révéler comment cette machine infernale était propulsée par un instrument de terreur supplémentaire : l'eschatologie apocalyptique. Résultat de l'âge d'anxiété? Ou plutôt sa cause? Quoi qu'il en soit, il y avait un unique remède : le don aux moines. Seuls les sacrifices répétés des biens en faveur des monastères pourraient garantir le salut des laïques. Et pour assurer cette liaison essentielle entre la communauté des religieux et la société des fidèles donateurs qui les entretenaient, les moines ont créé une panoplie considérable de rituels, aptes à remédier à tous les maux du siècle et à redresser tous les torts dans l'au-delà.[3]
C’est l’époque de l’apparition des méthodes rapides et faciles, des méthodes miracles, de faux guides, de la consultation d’experts surnaturels, des rébellions conduites par des moines et l’avatar de Prince Candrapradīpa, ainsi que des raccourcis que sont les dhāraṇī, les mantras, les vidya, etc.
S'il est tout d'un coup question au Ve siècle, dans les récits, de la fin des temps, cela n'est pas dû au hasard. Toutes les prédictions sur les moines des dernières années du Dharma qui fabriqueront de fausses Écritures et qui essaieront de couvrir leurs traces en calomniant des sūtra authentiques, ainsi que sur le dépôt des saintes Écritures en sûreté dans le sein de la terre (avec toujours la suggestion d'une éventuelle redécouverte dans un lointain avenir, une fois les temps redevenus propices), ne sont pas avancées par une vieille garde de conservateurs pieux partant défendre la tradition. Bien au contraire, ce sont les innovateurs en matière d'écriture eux-mêmes qui lancent de telles accusations, afin d'anticiper sur les critiques et de voiler leurs propres activités. La sociologie apocalyptique fonctionne ainsi comme un mécanisme de défense; l'histoire véritable a été intervertie. Ce sont, en effet, les dénonciateurs de tous ces « moines méchants des derniers jours» qui sont en train de façonner les nouvelles Écritures. La version moderne du Nirvana-sutra est un excellent exemple d'un phénomène qui se laisse apercevoir d'une manière encore plus éclatante dans les pages du Livre de consécration[4]”.
Un nouveau texte apparaît après l’autre[5]. Associé à un révélateur prestigieux, et une formule simple à répéter. Les textes font souvent leur propre promotion en recommandant sa lecture, étude, reproduction, impression, récitation, etc., auxquelles ils attribuent un très grand mérite. Dans l’esprit de Huisi, sa copie du Prajñāpāramitā-sūtra en lettres d’or, lui donne le mérite nécessaire pour faire son Voeu.
Les Écritures de la Terre pure entrent donc, elles aussi, dans le schéma eschatologique. Leur rôle est si spécial que le Bouddha leur a taillé une petite niche de cent ans au-delà du millénaire fatidique. Tout comme aux détenteurs de la traduction du [Sūtra du] Lotus réalisée quelque quarante ans plus tard, il sera rappelé aux aspirants à la Terre pure que le temps qui leur reste est strictement limité. À la pression morale et karmique personnelle vient s'ajouter une fatalité historique absolument sans appel. On doit relever une différence de ton entre ces premiers sūtra mahāyāna et les « Évangiles du bouddhisme » qui les ont précédés. Les récits et apologues antérieurs furent assez circonstanciés dans leurs prophéties, mais toujours détachés en quelque manière et éloignés. On pouvait, certes, y repérer les indications sur l'avenir et en tirer des conséquences morales, mais elles restaient de l'histoire relevant du passé lointain. Avec ces textes précoces du mahayana, on semble entendre résonner une nouvelle voix au timbre marqué par l'urgence et la crise. C'est la voix du livre lui-même. Il devient insistant: ‘Tiens-moi, récite-moi, copie-moi, prêche-moi ou diffuse moi, car sinon...!’ Ces textes excellent dans la pratique. Ils disent au lecteur exactement ce qu'il doit faire. Les exégètes monastiques continuent et continueront toujours à spéculer autour de la fin de la Loi, selon les diverses traditions savantes. Ce sont cependant les textes de ce genre qui ont déterminé les contours du bouddhisme en Asie orientale, et c'est dans cette ambiance mouvementée que nous devons réinsérer les premières phases du tantrisme en Chine, en les comprenant à travers ce contexte eschatologique.”
Le bouddhisme a depuis toujours eu un sens de l'urgence. Le Bouddha est pressé. Pressé de quitter le palais, pressé d’atteindre l’éveil, pressé d’enseigner (la poignée de feuilles, les questions auxquelles il ne répond pas, la parabole de l’homme blessé par une flèche empoisonnée,...) et par la suite, il transmet ce sens de l’urgence à ses disciples. Méditer sur l’impermanence de toute chose, du corps, l’incertitude du moment de la mort, la menace d’une mauvaise naissance, etc.
Mettez-vous en quête ! Sortez !
Dans la doctrine du Buddha montrez-vous zélé !
Terrassez l’armée de la naissance et de la mort
Comme un éléphant brise une hutte d’herbages !
Si dans cette Loi (dharma) et dans celte Discipline (vinaya)
On pratique sans cesse, sans relâchement,
On pourra épuiser la mer des souillures (kleśa)
Et on abordera à la rive de cet océan qu’est la douleur
.” (trad. Paul Mus)
Le chemin enseigné par le Bouddha peut être long, trop long, et donc des “deuxièmes Bouddhas” ont pris la relève pour enseigner des voies (ésotériques) plus rapides, rapides comme l’éclair ! Avec des moyens très habiles permettant à des bouddhistes pressés de “s’éveiller”. Car il y a urgence !

"Nien-Fou", Henri Doré, fig. 194b, IV.54
Chanter le nom du Bouddha, remémorer le Bouddha

***

[1] Mantras et mandarins, le bouddhisme tantrique en Chine, Michel Strickmann, NRF, p. 99

[2] Voir le chapitre La Fin de la Loi et le règne des démons, Strickmann, p. 87

[3] Mantras et mandarins, le bouddhisme tantrique en Chine, Michel Strickmann, NRF, p. 62

[4] Strickmann, p. 106

La suite décrit la déchéance en détail :

Dans d'autres textes de la même époque, la critique sociale est un peu plus développée. Une petite apocalypse sino-bouddhique du Ve siècle également, le Livre de l'extinction de la Loi [Foshuo Fa miejin jing, Dharmavinasa-sūtra T. 396], nous informe qu'à une certaine époque, après la mort du Bouddha, un nouveau genre de moines diaboliques s'épanouira. Le véritable mobile qui poussera de telles personnes à entrer dans la communauté bouddhique sera la destruction de la Loi. Ils briseront tous les préceptes du Bouddha. Ils médiront et expulseront de l'ordre tous les bodhisattva, ascètes et arhat qui essaieront encore de maintenir la pratique authentique. Parmi d'autres méfaits, ces moines-diables permettront que les monastères tombent en ruine, tandis qu'ils entreront eux-mêmes dans les affaires du commerce. Ils vendront les biens monastiques, les esclaves, les champs et les récoltes pour leur propre bénéfice et sans le moindre souci des pauvres. Parmi les nouveaux candidats au monachisme à cette époque, il y aura des esclaves fugitifs et des évadés de prison. L'inaptitude de ces moines défaillants entraînera la déchéance du rite et la limitation de l'érudition. Pendant ces années de défaite du Dharma, on verra une grande augmentation des oeuvres pies chez les femmes, tandis que les hommes montreront un relâchement total ainsi qu'un mépris certain pour les moines.

Des signes apocalyptiques plus dramatiques marqueront les dernières années de la Loi. Inondations et sécheresse détruiront les moissons. Des épidémies galopantes laisseront le pays jonché de cadavres. Le peuple vivra dans la misère, tandis que les fonctionnaires locaux seront de plus en plus malhonnêtes et [108] rapaces. Les malfaiteurs pulluleront comme les grains de sable de la mer, et l'on comptera les bons et les justes sur les doigts de la main. Jour et nuit deviendront plus courts. La longévité humaine diminuera d'autant, et les hommes auront les cheveux blancs à quarante ans. La luxure réduira la durée de vie : bien peu atteindront l'âge de soixante ans. Cependant, alors que la vie des hommes se raccourcira, celle des femmes s'allongera d'autant, jusqu'à ce qu'elle atteigne soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, voire même cent ans.

À ce point, de grandes inondations surgiront inopinément. En dépit de signes si manifestes des temps, les gens resteront insouciants et ne se réformeront toujours pas. Toutes sortes de gens, riches et pauvres ensemble, seront alors engloutis dans les eaux et dévorés par les poissons. Cependant, les bodhisattva, ascètes et arhat de cette époque c'est-à-dire tous ceux qui resteront fidèles aux commandements du Bouddha ne seront pas associés à la foule condamnée. Ils iront plutôt vers les montagnes, lieu de sanctuaire traditionnel. Là, sous la protection des dieux, ils vivront en joie et contentement. Après cela, le « Garçon-de-Radiance-Lunaire» apparaîtra pour régner cinquante-deux ans comme monarque bouddhiste. À la fin de cette période, deux des sutra fondamentaux du mahāyāna, le Śūraṅgama samādhi et le Pratyutpanna samādhi, disparaîtront. La disparition totale de l'ensemble des douze classes d'écrits bouddhiques s'ensuivra: leurs caractères s'évanouiront, et ils cesseront simplement d'exister. Enfin, les vêtements de tous les moines deviendront blancs. Ces derniers seront magiquement rendus à l'état de laïques. L'auteur du texte compare la période de cinquante-deux ans à l'ultime éblouissement d'une lampe juste avant son extinction définitive. Cette période sera suivie de la disparition totale du bouddhisme
.” Strickmann, pp.106-108”

Ne pas confondre le Śūraṃgamasamādhi (Śgs) (T642) du IIème siècle et le Śūraṃgama sūtra (T945), qui est un apocryphe chinois du VIIIème siècle 

[5] Strickmann distingue trois sortes de “dhāraṇī-sūtra”, les traductions d’originaux indiques, des dhāraṇī-sūtra directement écrits en chinois, tout en recyclant d’anciennes traductions, et des longues anthologies de dhāraṇī-sūtra. p. 72

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