samedi 26 avril 2025

Elémentaire, mon cher Horus

Horus, le né-du-lotus (entre 664 et 332 av. J.-C., Walters Art Museum)

Le “Noun” égyptien est l'océan primordial, le chaos liquide initial, la matrice d'où tout provient. Il est la source de l’ordre cosmique établi par les dieux créateurs qui en émergent. 

Nout (ciel) et Geb (terre)

D’abord Atoum, le “démiurge” qui s'auto-engendre de cet océan. Puis Chou (l’air sec), Tefnout (l’humidité), Geb (la terre) et Nout (le ciel). Ces quatre divinités semblent personnifier des forces naturelles, mais il ne s’agit pas d’une théorie des éléments matériels au sens grec.

Génèse, détail plafond Baptistère de San Giovanni à Florence

En comparaison, dans les plus anciens récits sumériens et babyloniens, Abzû/Apsû, l’océan d’eau douce et Tiamat, l’océan d’eau salée, étaient deux entités primordiales distinctes mais complémentaires, avant la création du ciel et de la terre. Leur union symbolise le mélange des eaux douces et salées, d’où émergent les premiers dieux démiurges. Les deux eaux sont aussi mentionnées au début de la Genèse (1:2, 1:6-7 Louis Segond)
2. La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
6 Dieu dit: Qu'il y ait une étendue entre les eaux, et qu'elle sépare les eaux d'avec les eaux.

7 Et Dieu fit l'étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l'étendue d'avec les eaux qui sont au-dessus de l'étendue. Et cela fut ainsi
.”
Selon Aristote (IVe siècle av. J.-C.), Thalès (VI-VIIe siècle av. J.-C.) enseignait que “tout est eau” : l’eau est le principe (archè) de toutes choses, la cause matérielle à partir de laquelle l’univers et tous les autres éléments (air, feu, terre) procèdent. Aristote explique que, pour Thalès, la terre est de l’eau condensée, l’air de l’eau raréfiée, et le feu nourri par l’air ; tout se résout donc en eau. Cette conception de l’eau serait comme une première tentative de donner au monde un principe matériel unique, rationnel et universel, distinct des explications mythologiques traditionnelles[1]. L’eau n’était pas le seul principe (archè).

Parmi les présocratiques, Anaximandre pose un principe suprême indéfini et infini (apeiron), d’où procèdent les éléments. Anaximène pose l’air, comme principe cosmique, infini et éternel, d’où procèdent les autres éléments et l’univers entier. Pour Héraclite, le feu est le principe fondamental, qu’il assimilé à la foudre de Zeus.

Le premier à avoir formulé la théorie des quatre éléments (terre, eau, air, feu) comme racines (rhizômata) de toutes choses est Empédocle (Ve siècle av. J.-C.). Ces quatre éléments sont des substances originaires, éternelles et incréées. Rien ne naît ni ne périt absolument : toute génération et toute destruction ne sont que des combinaisons ou séparations de ces éléments primordiaux, qui eux-mêmes ne changent jamais de nature. Les phénomènes naturels résultent de la réunion ou de la séparation de ces éléments sous l’action de deux forces cosmiques, l’Amour (qui unit) et la Haine (qui sépare). Les quatre éléments en revanche sont indestructibles et permanents : “il est impossible que rien devienne de ce qui n’est pas”. Parménide (VI-Vsiècle av. J.-C. avait utilisé cette formule :
"Mais je te dirai autre chose : il n'y a pas de nature pour aucune des choses mortelles, ni aucune fin dans la mort destructrice. Il n'y a que mélange et échange de ce qui a été mélangé, et la nature n'est qu'un nom donné à ces choses par les humains."

"Car il est impossible que quelque chose naisse de ce qui n'existe pas, et il est impossible et inouï que ce qui existe soit complètement détruit. Car cela sera toujours là, où que l'on puisse jamais le placer."[2]
Empédocle distingue clairement les composés (éphémères, sujets à la naissance et à la corruption) et les éléments (éternels et immuables). Anaxagore et Démocrite (Ve siècle av. J.-C.) introduisent la notion de conservation de la matière : la forme change, mais la substance (atomes, graines ou éléments) demeure éternelle.

Dans les Lois Platon critique la conception matérialiste qui considère les quatre éléments comme les principes premiers de l'univers[3]. Pour lui, les philosophes naturalistes commettent une erreur fondamentale en croyant que ces éléments matériels seraient premiers. Pour Platon l'âme est antérieure à tous les éléments matériels, y compris les quatre éléments traditionnels. La matière (les quatre éléments) appartient au domaine du "mouvement secondaire", c'est-à-dire du mouvement qui ne peut que transmettre le mouvement reçu d'ailleurs. L'âme, en tant que principe du "mouvement qui se meut lui-même", est logiquement et chronologiquement antérieure aux quatre éléments. Elle est leur source et leur principe organisateur. Dans la cosmologie platonicienne, ce n'est pas la matière (les quatre éléments) qui explique l'âme, mais l'inverse : c'est l'âme qui explique l'organisation et le mouvement des éléments matériels. Pour Platon, l'erreur des matérialistes est de confondre la cause (l'âme) et l'effet (les mouvements et transformations des quatre éléments).

Pour le bouddhisme Śrāvakayāna, les quatre éléments (mahābhūta) sont des phénomènes impermanents et sans essence propre (anatta), analysés comme des qualités dynamiques (solidité, cohésion, chaleur, mouvement). Dans les écoles Vaibhāṣika/Sarvāstivāda du Mahāyāna, les quatre éléments possèdent une essence permanente (svabhāva) mais ont des fonctions impermanentes (kāritra). Ils ont une réalité substantielle (dravya-sat), mais leurs manifestations sont conditionnées.

Nāgārjuna et le Madhyamaka conçoivent les éléments comme vides d’essence propre (anatta, śūnyatā) et produits en dépendance, donc conditionnés. Leur existence est purement conventionnelle (saṃvṛti-satya), sans réalité ultime.

Cela change foncièrement avec les écoles Cittamātra/Yogācāra du Mahāyāna. Les quatre éléments (terre, eau, feu, air) n’y sont pas des entités matérielles indépendantes, mais de simples représentations (vijñapti-mātra) émergeant de la conscience (ālaya-vijñāna). Des vagues de même nature que l’océan de conscience… Les éléments et tous les phénomènes (dharma) qui sont leurs manifestations conditionnées se réduisent au fond à des constructions mentales (vikalpa).

Les quatre éléments forment in fine la “nature naturante” ou bien la conscience, dont tout, “les phénomènes”, “la réalité conventionnelle”, etc. émerge. Seuls les quatre éléments, la nature, la coproduction conditionnée, la conscience ont une réalité substantielle (dravya-sat), ou au contraire “une absence d’essence” -- vacuité -- si l’on veut à tout prix penser en termes de ce qui serait ultimement réel, et d’un océan (source) et “ses” vagues (manifestations).

Avec le développement du Mahāyāna et du Vajrayāna (bouddhisme tantrique), s’ajoute d’abord un cinquième élément à la série classique des quatre : l’espace (ākāśa). Ce cinquième élément est considéré comme le réceptacle des quatre autres. Le Kālacakra Tantra dit : “L’espace est le réceptacle de tous les éléments”. Le chiffre cinq (pañca) correspondrait mieux à la multiplicité (prapañca)[4]... et au symbolisme très chargé du Vajrayāna.
La terre s’étend sur l’eau et l’eau sur le vent ;
Le vent [s’étend] dans l’espace, mais l’espace
Ne repose pas sur les éléments vent
Ou eau, ni sur l’élément terre
.[5]” (Uttaratantra)
Le Vajrayāna associe les cinq éléments aux Cinq Tathāgatas, représentant chacun une sagesse (jñāna) transformant une émotion négative (kleśa). Vairocana représente l’espace et la sagesse de la vacuité. Les Cinq Tathāgatas, ou Dhyani Bouddhas, représentent les cinq agrégats (skandha) et leurs cinq parèdres les cinq éléments (nature).

Chaque univers est composé de minuscules particules ou “atomes” des éléments sources : terre, eau, feu, vent et espace. Chaque type de particule est plus subtil que le précédent... Les traces des éléments dans la particule d’espace sont la cause simultanée de l’univers (Dalai-Lama, Berzin[6]). Le Kālacakra Tantra ajoute même un sixième élément qui serait la gnose (jñāna). Le Kālacakra Tantra parle longuement des particules atomiques et des six éléments – terre, eau, feu, vent, espace et “gnose profonde” (jñāna)... Les particules d’espace sont les plus subtiles : lorsque les quatre autres éléments sont manifestes, les particules d’espace sont l’espace entre eux (Berzin[7]).

Avec le vajrayāna, les quatre, cinq voire six éléments deviennent clairement plus divins. Le mythique Précieux Guru du Tibet, serait auto-engendré d’un lotus au centre d’un lac “primordial” (≈Noun). Le lotus joue un rôle important dans la cosmogonie égyptienne : il est un symbole de la création et de la renaissance, mais il est surtout associé à d’autres dieux créateurs, notamment Nefertoum (Nefertem), ou parfois à la naissance de l’enfant-solaire (Harpocrate ou Horus enfant). Celui-ci surgit du lotus flottant à la surface du Noun. Dans certains récits secondaires, le soleil peut émerger d’un lotus, mais ce n’est pas Atoum/Rê dans la cosmogonie classique d’Héliopolis.

Dans le Dzogchen, la Base (gzhi) est dotée de trois qualités. La vacuité comme l’essence primordiale ou l’Un (ngo bo gcig). La Luminosité qui est la nature (rang bzhin gsal ba), les cinq luminaires ('od lnga). “Rig pa” est posée comme “l’absence d’ignorance” (ma rig pa med pa) concernant ces cinq lumières, autrement dit “gnose. Celui qui perçoit ainsi avec gnose les cinq luminaires est dit posséder le corps d’arc-en-ciel (‘ja’ lus). La compassion (thugs rje) est l’énergie universelle rayonnant spontanément. Les quatre éléments anciens (mahābhūta) sont en essence quatre luminaires, auxquels s’ajoutent un cinquième l’élément ou le luminaire espace.

Ces cinq “éléments” n’ont plus aucune matérialité, ce ne sont ni des éléments naturels, ni des atomes, graines, etc., mais des lumières immatérielles, perçues comme matérielles uniquement par ceux à qui la gnose fait défaut, et qui sont par conséquents dans l’ignorance. Tout devient alors question d’en avoir ou de ne pas en avoir… de la gnose.

***

[1] Thalès : celui qui changea la face du monde, Stéphane Westermann, Internet 01/07/2024.

[2] 8. Ἄλλο δέ τοι ἐρέω· φύσις οὐδενός ἐστιν ἁπάντων
θνητῶν, οὐδέ τις οὐλομένου θανάτοιο τελευτή,
ἀλλὰ μόνον μίξις τε διάλλαξίς τε μιγέντων
ἐστί, φύσις δ' ἐπὶ τοῖς ὀνομάζεται ἀνθρώποισιν.
12. Ἔκ τε γὰρ οὐδάμ' ἐόντος ἀμήχανόν ἐστι γενέσθαι
καί τ' ἐὸν ἐξαπολέσθαι ἀνήνυστον καὶ ἄπυστον·
αἰεὶ γὰρ τῆι γ' ἔσται, ὅπηι κέ τις αἰὲν ἐρείδηι.

Fragments, dans Pour l’histoire de la science Hellène, Paul Tannery, Gauthier, Villars et Cie, Paris 1930. Numérisé par Marc Szwajcer.

[3] Les traductions des extraits des Lois qui suivent sont d'Emile Chambry.
 "Certains prétendent que toutes les choses qui existent, ont existé et existeront doivent leur origine, les unes à la nature, les autres à l'art, les autres au hasard."
"Ils disent que le feu, l'eau, la terre et l'air sont tous produits par la nature et le hasard, et qu'aucun d'eux ne l'est par l'art, et que c'est de ces éléments entièrement privés de vie que les corps de la terre, du soleil, de la lune et des astres se sont formés par la suite. Ces premiers éléments, emportés au hasard par la force propre à chacun d'eux, s'étant rencontrés, se sont arrangés ensemble conformément à leur nature, le chaud avec le froid, le sec avec l'humide, le mou avec le dur, et tout ce que le hasard a forcément mêlé ensemble par l'union des contraires ; et le ciel entier avec tous les corps célestes, les animaux et toutes les plantes, avec toutes les saisons que cette combinaison a fait éclore, se sont trouvés formés de cette façon, non point, disent-ils, par une intelligence, ni par une divinité, ni par l'art, mais, comme nous le disons, par la nature et par le hasard."
"Tout d'abord mon bienheureux ami, ils prétendent que les dieux n'existent point par nature, mais par art et en vertu de certaines lois, et que ces dieux diffèrent suivant que chaque peuple s'est entendu avec lui-même pour les imposer dans sa législation ; que la morale aussi est autre suivant la nature, et autre suivant la loi ; que la justice non plus n'existe pas du tout par nature, mais que les hommes sont toujours en contestation à son sujet et y font des changements continuels, et que les dispositions nouvelles qu'il ont adoptées s'imposent aussitôt avec l'autorité qu'elles tiennent de l'art et des lois, et non de la nature. Voilà, mes amis, ce que nos sages débitent à la jeunesse, soutenant que les prescriptions que le vainqueur impose par violence sont d'une justice parfaite. De là les impiétés qu'on voit chez les jeunes gens, quand ils pensent que les dieux ne sont pas tels qu'ils doivent se les représenter pour obéir à la loi ; de là les séditions, parce qu'ils sont attirés vers une vie conforme à la nature et qui consiste à dominer véritablement les autres et à ne point les servir conformément à la loi."
"L'âme gouverne donc tout ce qui est dans le ciel, sur la terre et dans la mer, par les mouvements qui lui sont propres et qu'on nomme volonté, examen, prévoyance, délibération, opinion vraie ou fausse, joie, chagrin, confiance, crainte, haine, affection, et par tous les mouvements parents de ceux-là, qui sont les premières causes efficientes et qui, s'adjoignant pour les seconder les mouvements des corps, produisent dans tous les êtres l'accroissement et le dépérissement, la division et la composition et les effets qui s'ensuivent, comme la chaleur et le refroidissement, la pesanteur et la légèreté, la dureté et la mollesse, le blanc et le noir, la rudesse et la douceur, et tous les mouvements qui sont au service de l'âme, qui, s'adjoignant toujours dans sa marche régulière l'intelligence qui est une déesse, gouverne avec sagesse et conduit tout au bonheur, au lieu que, si elle s'associe à l'imprudence, elle effectue tout le contraire. » « si toute la marche et la révolution du ciel et de tous les corps célestes sont de la même nature que le mouvement, la révolution et les raisonnements de l'intelligence et vont d'accord avec elle, il est évident qu'on doit en conclure que c'est la bonne âme qui s'occupe de tout l'univers et le conduit dans la voie qu'il suit."
[4] Jayarava (Papañca 1: Translating Papañca, trad. auto FR) :
Richard Gombrich fait dériver papañca de pañca "cinq" et suggère que ce terme devrait signifier "quintuplification" (What the Buddha Thought, p.205). Il note que dans certains textes (par exemple, le Mahābhārata), le monde évolue d'une "unité primordiale" vers des ensembles de cinq, comme par exemple les cinq sens, les cinq grands éléments. Il existe, en effet, un grand nombre d'ensembles de cinq dans la littérature sanskrite, et ceux-ci deviennent beaucoup plus importants dans les littératures tantriques où ils sont disposés en maṇḍalas superposés avec quatre points cardinaux et un centre. Le symbolisme suggère souvent que les quatre sont synthétisés dans le cinquième central, et que le maṇḍala lui-même représente l'univers entier.”
Huizinga sur le symbolisme numérologique :
Du point de vue causal, le symbolisme se présente comme une espèce de court-circuit de la pensée. Au lieu de chercher le rapport de deux choses en suivant les détours cachés de leurs relations causales, la pensée, faisant un bond, le découvre, tout à coup, non comme une connexion de cause ou d'effet, mais comme une connexion de signification et de finalité. Un rapport de ce genre pourra s'imposer dès que deux choses auront en commun une qualité essentielle qu'on peut rapporter à une valeur générale. Ou, pour employer la terminologie de la psychologie expérimentale : toute association basée sur une similitude quelconque peut déterminer immédiatement l'idée d'une connexion essentielle et mystique. Fonction mentale assez pauvre, si l'on en restait là.”
L'assimilation ne repose souvent que sur une égalité de nombre. Une perspective immense de dépendances d'idées s'ouvre de ce fait, mais ce ne sont que des exercices d'arithmétique. Ainsi, les douze mois signifieront les apôtres; les quatre saisons, les évangélistes ; l'année, le Christ. Il se forme tout un agglomérat de systèmes de sept. Aux sept vertus correspondent les sept prières du Pater, les sept dons du Saint-Esprit, les sept béatitudes et les sept psaumes de la pénitence. Tous ces groupes de sept sont en rapport avec les sept moments de la Passion et les sept sacrements. Chacun d'eux s'oppose aux sept péchés capitaux qui sont représentés par sept animaux et suivis par sept maladies.”
Déclin/Automne du Moyen-Âge (PDF) de Johan Huizinga
[5] Verset I.55 Variations (Dege, PHI, 113)
Charrier, Christian and Patrick Carré. Traité de la Continuité suprême du Grand Véhicule. Plazac: Éditions Padmakara, 2019.

[6] Dalai-lama XIV, Alexandre Berzin, The Origin of the Universe According to Kalachakra.
Write-up of a lecture given by the author at a special evening event during the Kalachakra initiation conferred by His Holiness the Fourteenth Dalai Lama in Washington D.C., July 2011

[7] Alexander Berzin, External Kalachakra.
Originally published as chapter 3 of Berzin, Alexander. Taking the Kalachakra Initiation. Ithaca, Snow Lion, 1997. Reprint: Introduction to the Kalachakra Initiation. Ithaca: Snow Lion, 2010.

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