Empédocle (490 - 435 av. J.-C.), un des élèves de Parménide, considère,
selon Aristote, qu’il y a quatre éléments, éternels, car ils « demeurent
toujours et échappent au devenir ».[3]
Ils peuvent être rassemblés en un Un, ou être dissociés à partir d’un Un, par
l’action de l’Amitié et la Haine.[4]
Aristote explique qu’Empédocle arrive au nombre de quatre en ajoutant un
élément aux [trois] autres, et il précise que le quatrième élément est la
terre.
Platon mentionne des éléments au nombre de trois, qui
« tantôt s’en vont en guerre [les uns contre les autres], tantôt font
amis. » Mais il ajoute « l’autre parle de deux : l’humide et le
sec, ou bien le chaud et le froid »[5].
« L’autre » est peut-être Empédocle. Ce qui rend éternels les
éléments, ce sont leurs propriétés ou principes : l’humide et le sec, le
chaud et le froid.. On retrouve cette idée de principes éternels dans le Sāṃkhya et dans les systèmes "émanationistes" (ou de procession, utilisant l’idée de tattva) dérivés de
lui, où les éléments sont au nombre de cinq.. Ainsi, la terre est l’inertie, l’eau
la fluidité, le feu la combustion, le vent le mouvement et l’espace la
spatialité.
Aristote remarque qu’Empédocle fut le premier à parler des
quatre éléments, mais qu’il s’en servait comme s’ils étaient seulement
deux : le feu d’une part, et « opposés à lui et constituant comme une
nature unique, la terre, l’air et l’eau. »[6]
Le feu joue donc le rôle principal. Hyppolite, rapportant les idées d’Empédocle,
explique que le feu, qu’il appelle le feu intelligent, est contenu dans
l’unité, et qu’il est Dieu ; « toutes choses sont constituées à
partir du feu et se dissoudront en feu »[7].
Le feu intelligent est donc Dieu, le démiurge, qui forme la
matière. Les deux premiers éléments, dans l’unité, sont en fait le feu et
l’air/l’éther, l’espace. Pseudo-Plutarque[8]
peut nous aider à comprendre pourquoi. Il faut revenir aux opposés humide et
sec, chaud et froid. Le feu est chaud et sec. Son absence, le non-feu, est
froid et humide. Quand le feu se sépare de l’air/l’éther, « [l’air] est congelé tout comme la grêle. » C’est l’origine de la lune. Le soleil
n’est d’ailleurs pas le feu (intelligent), mais seulement son reflet. C’est le degré de mixtion du feu mêlé qui détermine l’élément (air, eau, ou terre). L’élément
terre ayant la plus petite part de feu en lui, est l’élément le plus congelé,
et donc le plus solide.
Héraclite ne croyait pas aux dieux[9].
« Sans cesse le non-feu devient feu et le feu non-feu, avec avantage tantôt à l’un tantôt à l’autre. » « Le monde est un ; il naît du feu et de nouveau se résout en feu, selon les cycles réguliers, dans une alternance éternelle. »[10]
Mais dans la mythologie, le feu intelligent (keraunos) était
Dieu, Zeus le porteur du foudre, et Héra était l’air/l’éther/l’espace, selon
Empédocle dans ses hymnes.[11]
L’Un est un couple (le feu intelligible dans l’espace), continuellement en
cycle de désunion-réunion (amitié-haine), à l’image du soleil qui fait le jour
et la nuit en parcourant l’éther et en perdant son essence en se mêlant avec
lui.
Les éléments peuvent être associés ou non au divin, et être dans
ce cas une création ou émanation divine. Dans le système Sāṃkhya, les cinq
éléments sont les transformations (T. rnam ‘gyur) d’essence (S. tattva), à
partir d’un Un divisé (puruṣa-prakṛti). Dans le taoïsme, « Le yin et le yang se
transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal,
l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. » Les cinq Agents y sont divinisés sous diverses formes.[12]
Dans le système Dzogchen au Tibet, nous retrouvons l’idée de
la sphère unique, l’Un, qui est en fait une uni-trinité (essence, nature,
compassion), d’où procèdent les 5 agents qui formeront le monde. « A
partir de l'état foncier du Discernement, qui est l'intuition qui procède
d'elle-même, pure, vide et luminescente comme une boule de cristal, se
manifeste naturellement et spontanément sa part visible en cinq lumières. Ce
sont les cinq éléments. »[13]
Cette uni-trinité est constitué d’une essence (inengendrée), une nature ainsi
que le lien qui les unit, « la compassion ». Ce qui les unit est à la
fois ce qui les sépare : l’amitié-haine. D’où le processus création/émanation-résorption
continue.
Héraclite ne croyait pas en les dieux, le Bouddha en avait
fait une catégorie d’êtres enfermés comme les humains dans un système, le Sāṃkhya
ne leur accordait pas non plus beaucoup d’importance, le taoïsme semble avoir eu
une branche philosophique où cela était également le cas. Les systèmes de 2/3/4/5
éléments peuvent donc très bien fonctionner sans cause première, sans créateur et sans acte de
création. Mais on peut aussi les intégrer facilement dans un système théiste ou
monothéiste, comme les religions n’ont pas manqué de faire. Que serait le
christianisme sans l’apport de Platon, Aristote, Plotin et les néoplatoniciens qui rêvaient d’Orient ? Ou le judaïsme et l’Islam ?
On connaît l’importance de la philosophie grecque/helléniste sur l’occident et sur les trois grands monothéismes. On en sait beaucoup moins sur son éventuelle influence en Inde, en Chine, au Tibet ? Les arabes qui ont joué un rôle
crucial dans la redécouverte des philosophes grecs en occident, n’auraient-ils
pas avec les grecques, mongoles, perses... joué un rôle similaire à l’autre bout de la route de la soie ?
***
Illustration : tableau de Louis Finson, Allégorie des quatre éléments
[1] Ce serait plutôt le feu et l’air. Mais on trouve les deux versions. P.e. chez Hyppolyte, Zeus est le feu et Héra, la terre. Chez Philodème, Héra et Zeus sont l’air et le feu. Les écoles présocratiques, p. 148. Cela pourrait éventuellement s’expliquer par la croyance que l’air, séparé du feu, se cristallise et se congèle.
[2] Les écoles présocratiques, p. 326
[3] Les écoles présocratiques, p. 145
[4] Simplicius, Les écoles présocratiques, p. 145
[5] Les écoles présocratiques, p. 145-146
[6] Métaphysique, A, IV, 985 a 21
[7] Les écoles présocratiques, p. 147
[8] Les écoles présocratiques, p. 146
[9] Héraclite, Fragments, Marcel Conche, PUF, p. 303
[10] Héraclite, cité par Diogène (IX, 8). Conche, p. 285
[11] Selon Philodème, Les écoles présocratiques, p. 148. Ou encore Héra est la terre pour Hyppolite.
[12] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 164 citant YJQQ 55.1b (Yun ji qi qian, Commentaire sur les écritures de l’emperuer jaune)
[13] rig pa rang byung gi ye shes shel gong ltar ka dag stong gsal chen po'i ngang nas rang bzhin gyis 'od lnga lhun grub nang gsal gyi cha ni 'byung chen lngas te/ Commentaire du gnas lugs mdzod de Longchenpa.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire