mercredi 15 mai 2013

Que faire de la réalité ?



Un peu de scolastique pour ceux qui en ont marre de contempler la nature au mois de mai et de sentir les fleurs.

Si la certitude (S. nithārta T. nges don) s’explique par une illumination divine, la connaissance intellectuelle ne dépend pas de l’action des faits sensibles sur l’âme (S. citta). En revanche, chez Aristote, l’espèce (S. jāti T. skye ba) produite par cette action est le départ de l’opération abstractive (T. sel ba S. apoha). La donne sensible qui nous arrive par les facultés sensorielles est un « particulier », ou caractère particulière (T. rang mtshan S. svalakṣaṇa), qui est rendu intelligible par le mental (S. manas T. yid), dans une représentation (S. ākara T. rnam pa) à l’intellect qui doit en extraire l’universel, ou caractère générale (T. spyi mtshan S. sāmānyalakṣaṇa)[1]. Les particuliers sont intelligibles en puissance. La représentation ou fantasme (G. phantasia S. ākāra T. rnam pa) est un intelligible en puissance que l’intellect agent fait passer en intelligible en acte. Ce n’est pas la représentation qui est éclairée, mais l’objet (T. yul S. viṣaya) en elle.

L’intellect agent est comme une lumière qui éclaire, ou illumine l’essence universelle[2] présente en le particulier. L’essence est en quelque sorte « libérée » de la donne sensible, comme l’or de la gangue. Les idées sont la seule réalité, qui, chez Aristote, sont l’action de former, « Bottom up », tandis que chez Platon, elles peuvent être reçues et elles impriment leur forme/informent « Top down ».

Pour ce qui suit, je me baserai sur Recognizing Reality de Georges B.J. Dreyfus. Dans le bouddhisme, l’idée de « universel-objet » (T. don spyi S. arthasāmānya) joue un rôle important. C’est un objet, désigné par des mots (T. sgra’i don S. śabdārtha) et qui a la nature d’un fait à caractère universelle (T. rang mtshan S. svalakṣaṇa). C’est un objet (conceptuel) permanent mais qui manque de réalité concrète. Pour être un objet réel, il lui faut des caractères particulières (T. rang mtshan S. svalakṣaṇa), perceptibles aux facultés sensorielles. Il y eut beaucoup de débats parmi les bouddhistes sur la réalité des caractères universelles, des universaux, et les opinions sont diverses. Par exemple, pour Dharmakīrti elles ne sont pas réelles, tandis que pour l’école géloukpa elles sont réelles.

Dans le processus cognitif, les facultés sensorielles perçoivent les particuliers (T. rang mtshan S. svalakṣaṇa), dont le mental (T. yid S. manas) fait une représentation (G. phantasia S. ākara T. rnam pa), et dont l’intellect (T. blo S. buddhi) extrait les universaux (T. spyi mtshan S. sāmānyalakṣaṇa).

Pour les grammariens indiens, le langage a deux fonctions : signification (T. rjod pa S. vācaka) et application (T. ‘jug pa S. vṛtti/pravṛtti). Un « objet » (conceptuel) peut être signifié à un locuteur lors d’une conversation, en l’absence de l’objet en question. Mais cet « objet » (conceptuel) peut être un objet avec une existence réelle dans le monde.

Il faut donc manier les concepts (T. bsam pa) et les prédicats (T. brjod pa S. vācaka) avec la plus grande prudence, car ils ne se rapportent (T. ‘jug pa S. pravṛtti) pas directement à la réalité.[3] La réalité n’est donc pas à la portée de la pensée et du langage (T. bsam brjod) et elle est ineffable, inexprimable etc.

A partir de là, il y a plusieurs approches. On peut prendre « l’ineffabilité » de la réalité à la lettre (hardcore) ou avec plus de flexibilité (softcore). Dans une approche hardcore, les particuliers (T. rang mtshan S. svalakṣaṇa), la réalité sensible, ne pourront être signifiés (T. rjod pa S. vācaka) par des mots. Le fossé entre la réalité conceptuelle et la réalité sensible est alors radical et ne peut être comblé. Il ne reste alors que des messies, la « gnose » et les méthodes gnostiques pour nous tirer de là...

Dans l’approche softcore, le langage peut référer (T. ‘jug pa S. vṛtti/pravṛtti) au monde, mais de manière indirecte. Elle requiert une collaboration entre la perception et la conceptualisation. La perception (de la réalité sensible, des particuliers) est une cognition positive, elle perçoit ce qui est là, mais sans le déterminer. La conception est une approche plus négative, qui procède par élimination (T. sel ba S. apoha), par abstraction. « Elle construit les catégories sur la base de dichotomies. Les objets sont caractérisés par l’élimination de leurs contradictoires. » En excluant ce qu’ils ne sont pas. La pensée peut concevoir un vase comme bleu, en éliminant le non-bleu, parce qu’elle ne peut pas saisir l’objet tel qu’il est dans sa totalité. Elle ne peut que procéder par élimination.

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[1] « l'universel abstrait […] est formé par une opération de l'esprit qui dégage les éléments communs à diverses choses et les exprime par un concept. » ATILF

[2] « l’universel concret […] est le type idéal dont les choses tirent leur existence. » ATILF

[3] Dharmakīrti, Commentaire, et dge ‘dun 'grub. Khyad par rjes ‘gro med pas na/ brda ‘jug pa ni med phyir ro/ sgra rnams yul yang gang de nyid/ de rnams nyid ni sbyor bar byed// S. ananvayād viśeṣṇāṃ saṃketasyāpravṛtti-taḥ/ viṣayo yaś ca hi śabdānāṃ saṃyojyeta sa eva taiḥ//

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