Illustration de Curtis the Artist |
Le Veda (Savoir ou Science), c’est l’ensemble de textes inspirés par les divinités aux voyants (sct. ṛṣi) selon la tradition. Les textes les plus archaïques de cette collection s’apparentent de les Gāthā de l’Avesta iranien. Les textes du Veda datent probablement de l’époque où les premiers indo-européens en provenance du plateau iranien s’installèrent dans la vallée du Gange. Ceux qui suivent les Veda sont appelés vaidika. Les vaidika s’appuient notamment sur la Révélation (sct. śrūti), les textes révélés, et sur la Mémoire/Tradition (sct. smṛti), les textes attribués à des ṛṣi comme Manu (Manusmṛti ou Lois de Manu), Angiras, Vyāsa et Kaśhyapa.
L’article « Tolerance, Exclusivity, Inclusivity, and Persecution in Indian Religion During the Early Mediaeval Period » d’Alexis Sanderson explique l’évolution des vaidika, des vaiṣṇava (ou adeptes de Vichnou), les śaiva (ou adeptes de Shiva), les śākta (les adeptes de la Déesse) et les saura (les adeptes de Sūrya, le soleil) pour former ultérieurement « l’hindouïsme », n’excluant que le bouddhisme et le jaïnisme.
Au moyen-âge indien, la Révélation et la Tradition védiques posaient des conditions à la validité et la reconnaissance des autres courants spirituels. La plupart de ces courants avaient fini par intégrer d’une façon ou d’une autre les conditions védiques. En Inde, les bouddhistes et les jaïns y avaient résisté, se définissant en quelque sorte contre le Veda, ou quelquefois comme une sorte de réforme de celui-ci (le « vrai brahmane », « le chemin vers Brahma », etc. du Bouddha). Simultanément, les conditions des vaidika s'étaient assouplies au cours des siècles, comme il s’avère de l’article de Sanderson, qui cite la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902)[1]. Dans cette pièce, les culte bouddhiste et jaïna sont autorisés, à condition que soit reconnu une divinité unique, omnisciente et sans nom, qui se manifeste de diverse façons aux hommes en fonction de leurs dispositions naturelles, sous la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha (sans doute sous la forme d’un adibuddha, une sorte de bouddha monothéiste) et Manu. Seuls les kaula sont exclus à cause de leur culte violent et libertaire. Tel semble donc être la situation au Cachemire au début du Xème siècle. L’acceptation de la « divinité unique » était également assortie du système des castes (sct. varṇā) et des stades de la vie brâhmane (sct. āśramāṇā), dont le roi était le garant. La paix religieuse semblait être à cette condition, y compris pour les bouddhistes. Chacun acceptait son caste avec tous ses devoirs et rituels. Il y avait donc une religion d’état (Dieu unique, castes et disciplines, dont le roi fut le garant) valable pour tous, et ensuite on avait la liberté de pratiquer la religion de ses ancêtres ou le dieu de son choix pour son propre salut, à l’exclusion de certains cultes antinomiques, violents et libertaires de type kaula.
Mais ce ne fut pas pour autant la fin de ces cultes, qui devaient désormais se pratiquer en secret. Leurs membres devaient communiquer en langage codé et se réunir le soir, dans des lieux peu fréquentés. Ce qui fait que la pratique religieuse des adeptes kaula ou de Bhairava avait trois niveaux, extérieur (public), intérieur (privé) et secret, le dernier n’étant pas officiellement autorisé. Dans le culte de Bhairava, les initiés ne devaient pas faire de distinction entre les castes (sct. avivekī), puisque tous appartenaient à la grande famille de Bhairava (sct. bhairavīyā jātih) et faire référence à la caste ancienne d’un initié fut une transgression conduisant à une renaissance infernale... Mais cette règle valait au niveau « secret », pendant les réunions clandestines. Cela ne voudrait pas dire que les initiés pouvaient faire des mariages inter-castes...
L’auteur smārta (donc spécialiste de la Tradition) Aparāditya critique cette triplicité, mais c'est une critique un peu facile quand on est du bon côté du dogme (orthodoxie) et de la pratique (orthopraxie) :
« Il doit être un kaula en privé (sct. antaḥ kaulo), un shivaïte manifestement (sct. bahiḥ śaivo), mais un vaidika dans ses observances mondaines (sct. lokācāre tu vaidikaḥ), préservant ainsi l’essence [de sa religion cachée à l’intérieur de ces deux couches superficielles], tout comme la noix de coco [garde le lait à l’intérieur de sa chair, qui est à son tour recouvert par une bourre dure]. »[2]˙Il en va de même pour le bouddhisme mantrayānique qui aurait été tout à fait acceptable aux deux niveaux superficiels, tant qu’il respectait la « divinité unique » et ses multiples manifestations ainsi que le système des castes. Il était « veda-compatible ». Cela se corsait avec l’avènement des tantras mahāyoga, anuttara et yoginī, qui subirent des influences kaula et bhairava. Tout comme leurs confrères shivaïtes, les adeptes bouddhistes de ces cultes devaient tenir leurs cercles en secret. Il existe une multitude d’hagiographies sur des moines bouddhistes pratiquant initialement en secret ces tantras, jusqu’à ce qu’ils soient découverts. Ils montrent alors la pureté de leur pratique par un miracle, défroquent et vivent désormais ouvertement en (mahā)siddha. Ce qu’il faut retenir de ces anecdotes est sans doute uniquement l’aspect clandestin de ces cultes pendant un certain temps.
C’est l’époque où le Tibet se tourna vers l’Inde et le Népal, pour augmenter sa forme de bouddhisme avec les dernières nouveautés bouddhistes indiennes et népalaises. Le Tibet, n’étant pas védique et ne requérant pas la conformité aux Vedas, n’avait que faire des injonctions indiennes. Mais le bouddhisme impérial était au départ surtout monastique et mahāyāna, et une certaine conformité à ce niveau s’imposait. Cette donne sera quelque peu changée par les chamans, les sngags-pa, les nouveaux maîtres laïcs, ainsi que le mouvement de yogis Réchungpistes un peu plus tard. Une certaine discrétion était de mise. Mais contrairement à la situation indienne, les adeptes de ces pratiques secrètes étaient estimés et célébrés dans les hagiographies. Le vajrayāna sera secret (tib. gsang sngags rdo rje theg pa) pour d’autres raisons, davantage élitistes. Il n’aurait malheureusement pas pour effet d’abolir les castes, même si celles-ci n’avaient pas la même forme qu’en Inde.
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Voir aussi le phénomène de la tâqiya dans l'Islam.
[1] Āgamaḍambara, Much ado about religion, Dezsö, Csaba, 2005
[2] Référence de Sanderson : Rājānaka Jayaratha, Tantrālokaviveka on 4.251ab. For Aparāditya’s version see Yājñavalkyasmrtiṭīkā, p. 10, ll. 12–13
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