« Le dzogchen, ati yoga, n'est-il pas ce bouddhisme non theiste ? »
Cela dépend de chacun je suppose. Comme on dit que « hīnayāna » et « mahāyāna » ne sont pas une appartenance ou une affiliation, mais dépendent plutôt de notre motivation et pratique concrètes.
Il semblerait en effet qu’il y ait eu une brève période d’atiyoga comme un véhicule indépendant à partir de Nub Sangyé Yeshé (IX-Xème s.) jusqu’au retour en force du théisme/yoga au XIIème siècle. J’aime rappeler l’anecdote de l’hagiographie de Réchungpa, pour montrer que l’on reprocha au dzogchen/atiyoga d’être non-théiste, donc incapable de conduire aux siddhi.
Selon van Schaik, l’atiyoga était associé initialement à la réintégration du divin (devatāyoga), pas comme un véhicule indépendant, mais comme une des trois phases du devatāyoga : génération, perfection et grande perfection (ou encore yoga, anuyoga et atiyoga). Le mot « yoga » en soi est d’ailleurs une indication théiste, même si le devatā du yoga est un devatā de support. Faut-il passer par le devatāyoga/le théisme pour aboutir à la pleine expérience de la nature véritable (tib. bdag nyid kun tu myang byed na/ shin tu sbyor bas ‘grub par ‘gyur/) ? La nature véritable est-elle divine ? Pendant une période entre Nub Sangyé Yeshé (IX-Xème s.) et disons par exemple Gampopa (XIIème s.), on a pensé que non (sauf si divin est synonyme de naturel), bien que le devatāyoga était considérée comme une aide et un facteur de stimulation de « la voie de la connaissance ». Cela semblait aussi être le point de vue du « Zen tibétain », qui était cependant loin d’être dénué de rituels.
Mais à partir du XIIème siècle, l’atiyoga et la mahāmudrā, en tant que véhicules indépendants, furent réintégrés dans un cursus théiste/yoguique. Ils étaient bons pour la partie « sagesse » (sct. prajñā), mais pour la Science (sct. upāya) et les siddhis, il fallait quand-même une grâce différente, plutôt d’ordre divin. Dans le dzogchen actuel, l’aspect « prajñā » est bon pour déconstruire, pour faire une brèche dans l’illusion (tib. khregs chod), mais pour édifier les Corps formels d’un Bouddha/Dieu, il faut néanmoins se tourner vers les dieux/le Dieu (tib. thod brgal), dont la grâce passe par une transmission, et par le détenteur de cette transmission. Les approches théistes s’accompagnent d’ailleurs le plus souvent de toutes sortes de hiérarchies…
Donc, pour faire court, non, je ne crois pas que le dzogchen/atiyoga, tel qu’il est enseigné et pratiqué de nos jours, soit un bouddhisme non-théiste. On dit que pour connaître les tours d’un prestidigitateur, il faut regarder ses mains. Peut-être en va-t-il de même pour les maîtres de dzogchen. À quoi passent-ils le plus gros de leur temps ?
Tel que je le vois, l’approche upāya avait permis au bouddhisme de s’implanter tout en réintégrant les pratiques théistes locales, et en les adaptant pour qu’elles puissent véhiculer la pensée du Bouddha. Mais une fois que l’on a accès à la pensée du Bouddha, pourquoi garder l’échelle ou le pont qui nous a aidé à traverser ? Si on a au départ une foi plutôt théiste, on pourrait peut-être bénéficier d’upāya théistes. Mais si on ne l’a pas, est-il nécessaire de « développer » d’abord artificiellement une foi théiste que l’on n’avait pas naturellement, afin que celle-ci puisse nous permettre de suivre une voie théiste, pour finalement nous conduire à prendre conscience de la nature véritable ? La même ( ?) nature véritable également accessible par d’autres voies contemplatives non théistes et (aussi) authentiquement bouddhistes ?
Mes interrogations partent d’un point de vue « occidental » et concernent le bouddhisme en occident. Et dans ce cadre, les thèses 5 et 6 de Stephen Batchelor me conviennent très bien.
5. Le dharma répond aux besoins des gens en fonction de l’époque et de la situation géographique. Chaque forme que prend le dharma est une création humaine transitoire, qui dépend des conditions historiques, culturelles, sociales et économiques qui l’ont généré.
6. Le pratiquant honore l’enseignement du dharma qui a été transmis par le biais des diverses traditions, tout en les appliquant de façon créative dans le monde d’aujourd’hui.
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