Ce tantra semble être inconnu, mais nous apprenons par Rokben Shérab Eu (Rog ban shes rab ‘od 1166 – 1244) qu’il s’agit d’un tantra non-duel de sens définitif. Il s’agirait du tantra-racine tandis que le l’Inconcevable (tib. bSam gyis mi khyab pa) est son tantra explicatif (tib. bshad rgyud). Un autre tantra est le Tantra du Sans-souillure, à la fois un tantra racine et un tantra explicatif. On trouve ces informations dans The Buddha's Doctrine and the Nine Vehicles: Rog Bande Sherab's Lamp of the Teachings, publié par José Ignacio Cabezón. Rokben fut un lama avec des liens étroits avec les écoles nyingma et zhi byed. Avant l’âge de 28 ans il reçut les instructions de la mahāmudrā (sans autre précision) d’un lama du nom de Ngam shod rGya ras. Il n’est pas impossible que ce maître ait un lien avec les tantras en question. On peut déduire du nom de ce maître qu’il fut originaire de la région de Ngam shod, une vallée où se situe Gdan sa mthil, où s’installa Phag mo gru pa (1118-1170). « Rgya » indique qu’il appartient au clan de rGya, et « ras » qu’il fut un yogi « ras-pa ». L’école Droukpa dérive son nom du monastère gNam ‘Brug fondé par gTsang pa rGya ras (1161–1211). Comme Rokben est de la même génération que Tsangpa Gyaré, on pourrait émettre l’hypothèse que Ngam shod rGya ras appartenait à la génération précédente.
Dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa (1079–1153), on trouve une citation du tantra Rab tu mi gnas pa’i rgyud.
« Si l’on goûte une fois à l’état naturel inaltéré,Et c’est ici que cela devient intéressant. On trouve le passage cité (sauf le dernier vers) dans une instruction de Gampopa (chos rje dwags po lha rje'i gsung*/ sgrub pa snying gi ngo sprod)[2], mais sans aucune mention ici du tantra ou d’une autre source. On le trouve aussi dans Rayon de lune de Dakpo Tashi Namgyal, qui cite aussi le passage suivant extrait du tantra :
On est rassasié de toutes les doctrines.
Les êtres puérils ne le comprennent pas et s’en tiennent aux mots.
Mais ces derniers ne sont que les marques de notre esprit. »[1]
« Ce MahāmudrāIl fournit dans le même texte l’origine indienne de la mahāmudrā en citant les trois tantras mentionnés par Rokben Shérab Eu. Les parties entre crochets carrés [ ] sont de moi.
N’est souillé par aucune impureté.
Ni négation, ni affirmation,
On ne l’atteint ni par la voie ni par les antidotes.
Ce corps de tous les bouddhas
Est la base de toutes les qualités
Et de tous les accomplissements spontanés ».[3]
« Le bouddha Vajradhara enseigna les tantras insurpassables et illimités, plus particulièrement la Goutte essentielle du Mahāmudrā [sct. mahāmudrā-tilakaṃ tib. phyag rgya chen po thig le][4], le Tantra de la Gloire immaculée [sct. Anāvila-nāma-tantrapañjikā tib. dpal rnyog pa med pa'i rnal 'byor gyi rgyud], le Tantra du Sans-Demeure [tib. rab tu mi gnas pa’i rgyud] et d’autres qui appartiennent aux tantras de l’essence ultime. Ceux-ci furent ensuite confiés au gardien des secrets [Vajrapāṇi] qui les transmit aux ḍākiṇīs de sagesse primordiale, en Oḍḍiyāna. Le roi incarné Viśukalpa, se rendit en Oḍḍiyāna pour recevoir les instructions essentielles, ainsi que toutes les explications corollaires des ḍākiṇīs, et il rapporta en Inde les nombreux enseignements des Mantras Secrets. Il examina tous les disciples potentiels et vit dans le grand brahmane Saraha – un être dont l’esprit était immensément supérieur – un adepte pleinement qualifié pour atteindre la libération instantanée. Il lui transmit les instructions essentielles et Saraha atteignit la libération. Celui-ci chanta toutes ces instructions ultimes et libéra de nombreux êtres fortunés. C’est ainsi, comme cela est bien connu, que la Lignée Ultime vit le jour. »[5]Le tantra est encore cité par Longchenpa (1308-1364, proche du 3ème Karmapa rang 'byung rdo rje, 1284–1339) dans son Shing rta bzang po et par Karma Chagmé (1613-1678) dans son Thugs rje chen po'i dmar khrid phyag rdzogs zung 'jug thos pa don ldan (Naked awareness: Practical instructions on the union of Mahamudra and Dzogchen).
Il nous faut revenir sur l’attribution (erronnée ?) du Précieux ornement de la libération et l’Introduction au cycle des Sept Démonstrations (tib. sgrub pa sde bdun sct. saptasiddhi-saṅgraha) et des Trois Cœurs (tib. snying po skor gsum), abrégé en tibétain en « sgrub snying ». Le colophon[6] de ce texte dans l’œuvre complète de Gampopa nous informe qu’il avait été imprimé (xylographie) par le descendant de Gampopa, Seunam Lhundroup (bSod nams lhun grub zla 'od rgyal mtshan dpal bzang po, 1488-1552) à Ri bo shan ti, un autre nom pour Dwags lha sgam po. C’est lui qui avait fait imprimer l’œuvre complète, et il est aussi l’auteur d’une biographie de Gampopa. Rappelons que cette impression date de 1520 environ, soit presque quatre cent ans après la mort de Gampopa. Et Ulrich T. Kragh[7] nous montre qu’il faut être prudent avec les œuvres attribuées à Gampopa et que même les œuvres qu’il a probablement composées ont pu subir de multiples modifications au cours des siècles. Il met notamment en doute les très nombreuses citations dans le Précieux ornement de la libération. Il faudrait procéder à une comparaison entre des manuscrits anciens vraiment pas très nombreux (p.e. le manuscrit Lha dbang dpal ’byor (en 5 volumes), édité et publié dans la collection ’Bri gung bka’ brgyud chos mdzod chen mo disponible sur le site de TBRC et la xylographie de Seunam Lhundroup. Mais même entre les versions xylographiées ultérieures (p.e. entre celle de Tashi Chökhor Lhünpo Ling et de celle de Rumtek, il y a eu des amendements (voir l’introduction du Précieux ornement de la libération publié par Padmakara, p. 19), et loin d’être anodins...
Si nous partons de l’hypothèse que la citation du Rab tu mi gnas pa’i rgyud dans le Précieux ornement de la libération y a été ajoutée plus tard, on pourrait se demander à quel moment. Longchenpa cite le tantra au XIVème siècle. Aurait-il pu le connaître à travers ses contacts avec le 3ème Karmapa ? Dan Martin[8] rappelle que Dus gsum mkhyen pa (1110-1193) avait fait don de plus de cent volumes de textes à l’occasion de l’édification d’une salle de réunion à Dwags lha sgam po par son quatrième abbé, Dags po ’Dul ’dzin, qui exerçait cette fonction entre 1173 et 1213. Et en 1209, ’Jig rten mgon po Rin chen dpal (1143-1217) y avait déménagé toute la bibliothèque de Phag mo gru pa (1100-1170). Il est très probable que de nombreuses citations furent ajoutées après que ce lieu de résidence de moines contemplatifs était enrichi de ces textes.
L’attribution à Gampopa de l’Introduction au cycle des Sept Démonstrations (tib. sgrub pa sde bdun sct. saptasiddhi-saṅgraha) et des Trois Cœurs (tib. snying po skor gsum), abrégé en tibétain en « sgrub snying » pose quelques problèmes. Notamment en ce qui concerne les Trois Cœurs, la trilogie de recueils de distiques attribuée à Saraha. Hormis l’attribution contestée de deux dohākośa, il reste aussi le fait que ces deux dohākośa n’étaient simplement pas encore « disponibles » à l’époque de Gampopa. Comment Gampopa aurait-il pu écrire ce texte (tib. sgrub pa snying gi ngo sprod) ?
Cela ne posa aucun problème pour Gampopa que sa mahāmudrā ne soit pas suffisamment tantrique. D’abord parce que ce jugement et le déclassement de sa mahāmudrā étaient survenus longtemps après sa mort et ensuite parce qu’il la classait lui-même dans une catégorie à part, et même au-dessus, de la voie des tantras. Ce furent les kagyupas ultérieurs, embarrassés par le manque de tantricité de la mahāmudrā de Gampopa, qui avaient fait des pieds et des mains pour le sauver, lui et son maître Milarepa. La lignée était déjà sauvée par l’apport de Réchungpa qui lui aurait apporté la transmission aurale (tib. snyan brgyud) de Tailopa. Gampopa a pu être sauvé entre autres par la présentation d’une mahāmudrā tantrique, qui consiste justement en les Sept Démonstrations (tib. sgrub pa sde bdun) et les Trois Cœurs (tib. snying po skor gsum). Mais deux de ces trois Cœurs étaient inconnus par Gampopa, et les plus tantriques…
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[2] des na/ sems nyid kyi ngo bo ci yang ma yin pa de la/ cir yang snang ste/ snang ba la rtog na skyon du 'gyur ba dang*/ de nyid ma bcos par bzhag na/ sangs rgyas kyi yon tan rnams rtogs par 'gyur ba ste don dang ldan pa zhig mthong zhes pa ste/ tha mal gyi shes pa'o/ /bla ma dam pa'i gdams ngag khyim mchog dam pa dang*/ /nyams myong khyim na dgag sgrub med par rtogs/ /ma bcos rnal ma'i zas cig zos gyur na/ /grub mtha' ma lus kun kyang tshim par 'gyur/ /rmongs pas ma rtogs tha snyad tshig la brten/ /btsal kyang ma rnyed 'dug kyang ngo ma shes/ /chu ma rnyogs na dngas pa'i rnam pa dang*/ /mar me ma bslad gsal ba ji bzhin du/ /sems nyid ma bcos de nyid rang la zhog /nyams myong bde ba chen po'i ro/ /nyams su myong bas shin tu bde/ /bdag gis smra bar mi nus kyis/ /'di la smras na skyon du 'gyur/ /chos sku bde chen smra ru med/ /smra phyir zad kyi rgya chad med/ /de yi ngo bo shes mi nus/ /rtogs par 'gyur ba ma yin no/ /bum dbang ni/ ma rig pa dang*/ nyon mongs pa lnga las logs nas/ rig pa ye shes lngar bskyed par byed de/ byang chub kyi sems so/ /shes rab ye shes zhes bya ba ni/ las kyi phyag rgya la brten nas/ lhan cig skyes pa'i ye shes nyams su myong bar byed pa ste/ mthar (9na)thug gi don shes rab stong pa ste/ gsal ba dang*/ mi rtog pa dang*/ bde ba dang rang bzhin gcig pa ste/ gnyug ma'i de kho na nyid do/
[3] Traduction français de Christian Charrier. 'di ni phyag rgya chen po ste// 'di ni dri mas ma gos pa/ / 'di la dgag dang sgrub pa med// lam dang gnyen pos rnyed pa min// 'di ni sangs rgyas kun gyi sku// 'di ni yon tan kun gyi gzhi// 'di ni lhun gyis grub pa yin//
[4] Il s’agit d’une yoginītantra Tib. phyag rgya chen po thig le shes bya ba rnal 'byor ma chen mo’i rgyud kyi rgyalpo’i mnga’ bdag. Sct. Mahāmudrā-tilakam-nāma-yoginī-tantrarāja-adhipati.
[5] ston pa rdo rje 'chang gis bla na med pa'i rgyud sde mtha' yas pa gsungs shing*/ khyad par snying po (208)don gyi rgyud phyag rgya chen po thig le dang*/ dpal rnyog pa med pa dang*/ rab tu mi gnas pa'i rgyud la sogs pa gsungs nas gsang ba'i bdag po la gtad des u rgyan gyi yul du ye shes kyi mkha' 'gro ma rnams la gdams pa las/ sprul pa'i rgyal po bi su ka la ba zhes bya bas u rgyan du byon/ ye shes kyi mkha' 'gro ma rnams las gdams pa dang rjes su bstan pa thams cad mnos shing gsang sngags mang po spyan drangs te/ des snod brtags pas dbang po yang rab cig car ba'i las can gang zag mchog tu gyur pa bram ze chen po sa ra ha gzigs nas de la gdams pa bstan pas grol nas de nyid kyis don gyi gdams pa mtha' dag glur blangs shing skal ldan mang po grol bar mdzad pa las don gyi brgyud pa 'di byung bar yongs su grags la/
[6] zhes pa 'di ni/ rje nyid kyi dbon po spyan snga chos kyi rje/ bsod nams lhun grub zla 'od rgyal mtshan dpal bzang pos/ ri bo shan tir bka' brgyud kyi bstan pa spel ba'i bslad du par du bgyis pa'o// « This print was made at Mount Śānti by the master’s descendant, the Dharma-master attendant Bsod nams lhun grub zla ’od rgyal mtshan dpal bzang po in order to disseminate the Bka’ brgyud teachings. » Kragh.
[7] The Significant Leap from Writing to Print: - Editorial Modification in the First Printed Edition - of the Collected Works of Sgam po pa Bsod nams rin chen, Leiden University
[8] Dan Martin, “The Book-Moving Incident of 1209,” dans Edition, éditions: l’écrit au Tibet, évolution et devenir, édité par Anne Chayet, Cristina Scherrer-Schaub, Françoise Robin, et Jean-Luc Achard, Collectanea Himalayica 3 (Munich: Indus Verlag, 2010): 197-217
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