jeudi 10 décembre 2015

La roue des armes


Une roue des armes (weapon wheel) version moderne de jeu vidéo

Selon la version officielle, après l’assassinat du roi tibétain Langdarma (842), le bouddhisme avait continué son développement, mais sans la forme monastique. Ce serait surtout le bouddhisme monastique qui avait souffert des persécutions. Il n’était plus une religion d’état, centralisé et soutenu par les familles puissantes. Les « religions de village », en revanche, avaient continué de se développer et prirent leur essor. Les officiants de ces religions, qui étaient un mélange de tantras indiens (bouddhistes et non-bouddhistes), de Bön… étaient les maîtres mantrika (tib. sngags pa[1]), très portés sur la magie. C’est ce développement sauvage, débridé et non organisé qui a dû inquiéter la royauté (Ye shes ‘od X-XIème s.), qui condamnait les pratiques sexuelles (tib. sbyor ba), les pratiques sacrificielles (tib. grol ba) à la fois avec des victimes animales qu’humaines (tib. mchod sgrub), la manipulation de cadavres (tib. bam sgrub), quelle que soit la véracité de ces accusations. Donc, à partir de ce roi, il y avait une condamnation de dérives magiques et de tantras démoniaques (tib. ‘dre rgyud)[2] considérés comme des apocryphes.

Le roi Yéshé Eu (tib. ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait du publier un édit contre des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
« Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction
»[3]
C’est alors qu’il fut décidé (autour de 1030[4]) de faire venir un des plus grands maîtres vivant en Inde, qui arriva au Tibet en 1042. Il s’arrêta d’abord au monastère de Tholing, situé à 26 kilomètres à l’ouest de Tsaparang. Ce monastère était un véritable centre intellectuel, consacré à la traduction de textes en tibétain, sous la direction du grand traducteur Rin chen bzang po (958-1055). Les traducteurs y travaillaient de pair avec des pandits indiens, le plus souvent de monastères cachemiriens, comme ce fut le cas de Śraddhākaravarman, Padmākaragupta, Kamalagupta/guhya, Ratnavajra, Buddhaśrīśānta et Buddhapāla, qui vinrent au Tibet sur l’invitation de Ye shes ‘od.[5] Se peut-il que l’effort de la « contre-réforme » soit concentré à Thöling, et que cet effort ait échoué, malgré toute l’érudition qui y était rassemblée ? En 1042, Atīśa et son traducteur tibétain Nagtso arrivent donc à Purang, où ils vont résider pendant trois ans. Atīśa en profitera pour visiter Rinchen Zangpo, dont le monastère ne se trouva pas très loin de Purang. C’est pendant ce séjour qu’Atīśa écrit La lampe qui éclaire le chemin de l’éveil (sct. Bodhipatha-pradipa tib. byang chub lam sgron) et collaborera à la traduction de textes en tibétain.

Atiśa est impressionné par l’activité de Tholing et de Rinchen Zangpo, traducteur de nombreux nouveaux tantras, mais quand il l’interroge sur sa compréhension du Dharma, il est néanmoins surpris. On raconte deux anecdotes intéressantes au sujet de leur rencontre. Quand Atiśa entre dans le temple de Tholing, toutes les divinités des différentes classes de tantras y sont exposées. Atiśa s’arrête devant chacune et lui adresse un louange. Rinchen Zangpo lui demanda, « Qui a composé ces vers ? » Atiśa répondit : « Je viens de les improviser à l’instant. » Rinchen Zangpo fut plein d’admiration. Atiśa lui demanda encore, sans doute en regardant cet océan de divinités autour de lui : « si un quelqu'un devait pratiquer tous ces tantras simultanément, comment s’y prendrait-il ? » Rinchen Zangpo lui répondit : « un tantra à la fois, conformément aux règles de chaque tantra ». Atiśa s’exclama : « Mais il est paumé ce traducteur ! Ma venue au Tibet était bien nécessaire, tous ces tantras doivent être pratiqués simultanément. » (Deb ther p. 305-306, lo tsA rul/ kho bo bod du 'ong dgos par byung*/ de rnams gcig tu bsdoms nas nyams su len dgos pa yin)

Gampopa raconte 
« Il en va de même pour le traducteur Rinchen Zangpo, qui avant [Atiśa] avait connu seize paṇḍita [indiens]. [Atiśa] lui avait cependant donné comme pratique de comprendre que tous les phénomènes sont éphémères. »[6]
Rinchen Zangpo qui avait 84 ans à l’époque, se mit en retraite, pour mettre en pratique les instructions d’Atiśa.

Atiśa arriva dans un Tibet qui était en pleine renaissance. Il y avait un va-et-vient constant entre l’Inde/le Népal et le Tibet et un flot continu de nouveaux tantras. Le Tibet était un marché en expansion et la concurrence y était rude, très rude. Les différents concurrents s’affrontaient de toutes les façons, y compris par la magie, de la magie noire ou blanche peu importe. Un des plus féroces fut Rwa lotsāwa (Rwa lo tsā ba rdo rje grags, ou "Ralo" né en 1016 et décédé après 1076), fervent pratiquant de Yamāntaka, qui se vantait d’avoir par sa magie causé la mort de treize lamas, parmi lesquels figurent le fils de Marpa.
« Cette activité meurtrière que je pratique,
En termes de bien pour soi et bien pour autrui,
Elle se situe au niveau du bien pour autrui
Le but est de profiter aux êtres difficiles à convertir
Il est enseigné dans le Guhyasamāja :
- Si à travers ce type de vajra secret
L'on tue tous les êtres
On renaîtra comme un bodhisattva
Dans le paradis du Buddha Akśobhya
.-
Voilà ce qu'a enseigné Vajradhara. »[7]
Dans cet environnement hostile, plein de magie et de foules de divinités et de démons, Atiśa va adapter son enseignement. Très habilement, comment on peut s’y attendre de la part d’un adepte du Bouddha.

Comment pratiquer « simultanément » ? En pratiquant la pensée éveillée (sct. bodhicitta). Comment vivre dans un environnement hostile ? Par la transformation spirituelle (tib. blo sbyong), par exemple en échangeant soi et autrui, comme l’enseigne La marche vers l’éveil de Śantideva. Comment faire passer ce message à un peuple porté sur la magie, les dieux et les démons ? En les y conduisant habilement en intégrant et en adoptant leurs pratiques religieuses, comme y invite p.e. le Caryāmelāpakapradīpa attribué à Āryadevapāda.

Et Atiśa déploiera toute son habileté dans des textes comme La roue tranchante du véhicule universel (blo sbyong mtshon cha'i 'khor lo zhes bya ba). Quand on est confronté à de l’hostilité, de l’infortune ou à la maladie, on ne se tourne pas vers les autres. On ne demande pas à Yamāntaka d’écraser nos ennemis.

Nous vivons dans un monde complexe, avec des causes innombrables, trop pour que notre pauvre intellect puisse les comprendre toutes. Les causes sur lesquelles nous pouvons intervenir sont celles dont nous sommes responsables. L’intervention consistera principalement en nous abstenant de réagir impulsivement, par habitude. En prenant sur « soi », comme on dit. Car ce qui nous arrive, ne nous arrive pas sans raison. Pour empêcher de se déchaîner contre les autres, le bouddhisme a inventé la doctrine des actes et de leurs effets (sct. karman). Atiśa imagine que le karman est comme une roue tranchante. L’élan que nous donnons à la roue tranchante pour riposter, fait que la roue continue de tourner et revient sur nous, nous faisant mal à notre tour. Et ainsi de suite. Tant que nous donnons de l’élan à la roue tranchante, elle reviendra vers nous et nous blessera.

Qui est responsable de cette souffrance continue ? Qui ne cesse de donner de l’élan à la roue tranchante ? La fixation égotique, qui est comme une plaie ouverte, réagissant au quart de tour. J’aime, j’aime pas, cela m’est indifférent. Ce sont ces trois réactions qui maintiennent l’élan de la roue. Quoi que nous fassions en réaction, par son élan, la roue continuera de tourner. Atiśa nous invite à arrêter de ré-agir et à commencer à agir sous l’initiative de la pensée éveillée. Il remplace chaque réaction, causant une double souffrance à autrui et à soi, par une action éveillée. Agir en héros éveillé au lieu de réagir comme une victime déséspérée. Cela permet de transformer la souffrance en bonheur.

Après cette série de transformations, le génial Atiśa reprend le rituel magique de Yamāntaka et le transforme en une pratique de l’échange de soi et autrui. Il reprend la terminologie de l’exhortation à l’activité violente pour écraser l’ennemi à coups de Hūṃ, de Dza, de Phat et de Shik, mais cette fois-ci l’ennemi est la fixation égotique. Il énumère un à un les défauts de la fixation égotique et invite Yamāntaka de frapper au cœur cet Ennemi. Avec ce long dévoilement des fautes, Atiśa invite du même coup le genre de chants de consolation si populaire parmi les maîtres du mouvement Rimé.

A partir du verset 103, le chant devient un enseignement sur la vacuité. Le Boucher et l’Ennemi sont indifférenciés. Et comment pourrait y avoir une roue du karma ? Tout comme la lune et son reflet dans l’eau, les actes et leurs effets apparaissent comme diverse apparences illusoires. Et c’est à l’intérieur même de cette illusion qu’Atiśa nous invite à poursuivre une éthique et à s’ouvrir à la sagesse.
« 115. Il n'y a pas d'objet, ni sujet, ni nature ultime des choses (sct. dharmatā)
Dans l'état originel, libre de choix moraux et libre d'élaborations conceptuelles (sct. aprapañca)
C'est dans cet état originel, sans l'aborder par la raison,
Et en le fixant sereinement, que je deviendrai un être universel (sct. mahāsattva). »[8]
La tradition hagiographique explique qu’Atiśa Dīpaṃkara Śrijñāna serait un fils de roi qui s’était rendu à Sriwijaya, où il aurait reçu la méthode de transformation spirituelle de Dharmarakśita (tib. gser gling pa). Il ne faudrait sans doute pas prendre au sérieux ces attributions et les histoires qui les entourent. L’habile improvisateur Atiśa avait probablement écrit un texte qui tombait à pic dans le pays qu’il était en train de découvrir.

Pour ma traduction de la Roue des armes tranchantes.

***

[1] Litt. Grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams/. Freedom from Extremes: Gorampa's "Distinguishing the Views" and the Polemics de Go-rams-pa Bsod-nams-seṅ-ge, traduit par José Ignacio Cabezón et Geshe Lobsang Dargyay, p. 22

[2] Selon le Testament du pilier (tib. bka’ chems kha khol ma), apparu au milieu du onzième siècle

[3] Snellgrove, Tibeto-Indian Buddhism p. 186

[4] Davidson, 2005, p. 108

[5] Les bouddhistes kasmiriens au Moyen Age, Jean Naudou, p. 135

[6] Tshogs chos yon tan phun tshogs. de bzhin du lo ts+tsha ba rin chen bzang pos de'i gong du paN+Di ta bcu drug dang mjal te/nyams len la chos thams cad mi rtag par go ba de yin/

[7] The Rechungpa Biographies, Peter Roberts, p. 67

[8] N° 115 yul dang yul can chos nyid ma mchis shing// blang dor kun bral spros dang bral ba yi// gnyug ma'i ngang du blo gros ma mchis par// lhan ner gnas na skyes bu chen por 'gyur//

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