En lisant le Guhyasāmaja on y voit apparaître le terme mahāmudrā (phyag rgya chen po) dans le sens de corps symbolique. Ce tantra présente en introduction les cinq Familles d’affects (kleśa), les cinq skandha et les cinq éléments. Nous retrouvons l’opposition Esprit-Matière, et les effets esthétiques de l’union Esprit-Matière. Dans les tantras, la quiétude et l’extinction ne constituent pas la libération, et l’existence ignorante conduit à la continuation du cycle de naissances. La solution proposée est une manifestation éveillée (skt. abhisambodhi tib. mngon byang). Le tantra révèle les affects, les skandha et les cinq éléments etc. sous leur aspects purs, comme des corps symboliques purs et des mantras. C’est cette transmutation qui permet au bodhisattva dûment initié d’agir pour l’éveil des êtres, à l’instar d’un Bouddha.
Celui qui rejoint ou réintègre (skt. saṃyoga tib. sbyor) le corps symbolique (mudrā) ou mahāmudrā, “mahā” puisque c’est le symbole dans sa plus pure essence symbolique, a réalisé l’objectif du tantra (yuganaddha). Dans le Guhyasāmaja, cet objectif est l’édification du triple Corps d’un Bouddha, notamment les corps formels purs, lui permettant d’agir. Le couple Esprit-Matière et ses nombreuses déclinaisons spatio-temporelles, est symbolisé par le couple Père-Mère (yab yum). Le Hevajra Tantra exploitera davantage ce symbolisme en lui donnant corps, et le corps symbolique (mahāmudrā) à réintégrer sera celle de la Déesse (śākti). Cela restera toujours la réintégration du couple primordial (l’Androgyne diront certains), par le biais de la Mère.
Est-ce que ces voies initiatiques (relativement tardives) sont la seule et unique façon possible d’atteindre le Réel en ré-unifiant “l’esprit et la matière” dans le bouddhisme ésotérique ? Sakya Paṇḍita (1182-1251) pensait que oui, et il a fini par convaincre le Tibet qu’il en était ainsi, car son opinion est devenue orthodoxe et domine toujours.
Dans son texte La discrimination des Trois Vœux (Sdom gsum rab dbye, env. 1232) il s’attaque à l’utilisation du terme Mahāmudrā par l’école kagyupa, notamment les formes que celle-ci avait prise dans les sous-écoles Tshalpa kagyu (la panacée blanche tib. dkar po gcig thub) et Drigoung kagyu (l’intention unique, tib. dgongs gcig). C’était principalement l’utilisation de ce terme (et de la réalisation associée) hors du contexte des yogatantras supérieurs (YTS) initiatiques qui le gênait. On ne pouvait pas comparer la voie très élaborée des YTS avec la méthode naturelle et facile de ces types de Mahāmudrā. Il n’a pas tort sur ce point. Il intègre dans cette polémique l’opposition voie graduelle et voie subite, en reprochant à la voie subite de négliger l’accumulation de mérite. Dans son raisonnement, l’édification d’un corps divin et l’accumulation de mérite (cause) sont nécessaires à la l’édification des rūpakāyas (résultat) d’un Bouddha. Sans cela vous auriez un “lame duck” (stong pa rkyang pa) Bouddha... Pour Advayavajra, Atiśa, Milarepa (selon Gampopa), Gampopa etc., qui étaient des Apratiṣṭhāna-Madhyamika, le non-fondement est la mahāmudrā, et les rūpakāyas découlent naturellement du dharmakāya. C’est une voie relativement sans effort, comparée à la voie des YTS. Non-méritocratique pourrions-nous dire. On le sent un peu en colère parfois le Sakya Pandita.
”Moi aussi, je pourrais rassembler davantage de disciples, si j’enseignais la panacée auto-suffisante à ceux qui n’avaient reçu que l’initiation-bénédiction de Vajravārāhī, si je leur enseignais (ngo sprod) par la suite le sens 'qui ne s’atteint pas à travers l’effort', après avoir identifié une vague expérience contemplative comme le chemin de la vision. Je recevrais aussi davantage d’offrandes. Et puis les sots me considéreraient comme un Bouddha.”[1]
“En méditant sur la Mahāmudrā, ils méditent en faisant taire la conceptualisation. Ils ne connaissent pas la Mahāmudrā, qui est la gnose produite par les deux phases. Il est dit que la Mahāmudrā d’idiot qu’ils cultivent fera renaître la plupart en animaux, et sinon, dans un des mondes sans formes. Ou ils finiront dans la cessation des auditeurs. Même en pratiquant conformément, ils ne dépasseront pas la pratique de la voie du milieu (Madhyamaka). C’est une pratique excellent par ailleurs, mais très difficile à faire. Il est dit que si l'on ne perfectionne pas la double accumulation (sagesse et mérite), qu’elle pourrait durer d’innombrables éons.[2]
“Hormis leurs noms différents, il n’y a pas de différence de fond entre la Mahāmudrā de nos jours (ou néo-Mahāmudrā[3]) et le Dzogchen de tradition chinoise. Seuls les termes « descendre d’en haut » et « monter de dessous »[4] ont été changés en « simultané » et « graduel »… Plus tard, après le déclin de l’empire tibétain, ils ne restaient plus que les textes de la tradition du maître chinois [tib. hwa shang Mahāyāna, C. mo-ho-yen]. Ils en ont changée le nom et l’ont nommée « Mahāmudrā ». La Mahāmudrā de nos jours est donc en grande partie une religion chinoise.”[5]
“L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne[6] et non-bouddhiste. C'est une méthode erronée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra sans doute analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes comme le disent les auditeurs, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?”[7]
Le terme mudrā peut signifier geste, symbole, ou sceau. Le sens de sceau est utilisé hors du contexte des YTS, p.e. dans l’expression des quatre sceaux de la Loi, pour sceller l’authenticité d’une instruction bouddhiste. Dans le système des prajñāpāramitā, on trouve des expressions de type tous les phénomènes sont scellés par la vacuité ou par la non-production etc. Le sceau est alors comme la marque imprimée par la vacuité pour indiquer son autorité sur le phénomène, son appartenance. Une des explications kagyupa du mot Grand sceau reprend ce sens.
Sakya Pandita en fait comme une affaire de marque déposée : la marque Mahāmudrā appartient au domaine des YTS. L’utiliser dans un autre domaine, par exemple pour l’introduction à la nature de l’esprit (ngo sprod), serait associer l’image et la renommée des YTS pour une pratique de qualité inférieure (de moindre portée), et la promouvoir ainsi. Il n’est pas du tout exclu que ce fut en effet le cas. De toute façon, même les écoles kagyupa acceptent désormais cette interprétation, avec l’exception que la dévotion au maître peut faire des miracles.
Le chapitre Cinq du Guhyasāmaja n’enseigne pas réellement “la folle sagesse”, mais on y trouve quelques ingrédients fondamentaux. Il adopte une approche antinomique, un non-dualisme extrême, où le plein éveil est à la portée des êtres les plus pervers, même ceux qui coucheraient avec leur mère, soeur, fille ou la mère du Bouddha…, à condition qu’ils respectent leur gourou, et qu’ils soient libres de pensées dualistes[8].
Avec l’approche de Sakya Pandita et d’autres, ces sādhaka seraient néanmoins liés par les trois types de voeux.
***
[1] David Jackson, Enlightenment by a single means, p. 168 ‘di las bzlog pa byung gyur na// bstan la gnod par shes par gyis// bdag kyang rdo rje phag mo yi// byin rlabs tsam re byas pa la// dkar po chig thub bstan nas kyang*// myong ba cung zad skyes pa la// mthong lam du ni no sprad nad nas// rtsol bsgrub med pa’i don bstan na// tshogs pa’ang ‘di mang ba ‘dul// longs spyod ‘bul ba’ang mang bar ‘gyur// blun po rnams kyi bsam pa la’ang*// sangs rgyas lta bur mos pa skye//
[2] phyag rgya chen po bsgom na yang/ /rtog pa kha 'tshom nyid bsgom gyi/ /rim gnyis las byung ye shes la/ /phyag rgya chen por mi shes so/ /blun po phyag rgya che bsgom pa/ /phal cher dud 'gro'i rgyu ru gsungs/ /min na gzugs med khams su skye/ /yang na nyan thos 'gog par ltung/ /gal te de ni bsgom legs kyang/ /dbu ma'i bsgom las lhag pa med/ /dbu ma'i bsgom de bzang mod kyi/ /'on kyang 'grub pa shin tu dka'/ /ji srid tshogs gnyis ma rdzogs pa/ /de srid bsgom de mthar mi phyin/ /'di yi tshogs gnyis rdzogs pa la/ /bskal pa grangs med dgos par gsungs/ La discrimination des Trois Vœux.
[3] Le terme est de Karma Phuntsho, Mipham's Dialectics and the Debates on Emptiness To be, not to be or neither, p. 45
[4] Chez Tshalpa Zhang, descendre d’en haut est la voie subitiste du corbeau, et monter d’en bas, la voie gradualiste du singe.
[5] da lta’i phyag rgya chen po dang//rgya nag lugs kyi rdzogs chen la//yas ‘bab dang ni mas ‘dzegs gnyis//rim gyis pa dang cig char bar//ming ‘dogs bsgyur ba ma gtogs pa//don la khyad par dbye ba med// … phyi las rgyal khrims nub pa dang*// rgya nag mkhan po’i gzhung lugs kyi// yi ge tsam la rten nas kyang*// de yi ming ‘dogs gsang nas ni// phyag rgya chen por ming bsgyur nas//da lta’i phyag rgya chen po ni// phal cher rgya nag chos lugs yin// La discrimination des Trois Vœux.
[6] Le Commentaire sur le Dohākośa Gīti de Saraha, attribué au maître bouddhiste Advaya Avadhūti, expose cette méthode que Sakya Pandita dit non-bouddhiste.
[7] Jackson, p. 75 Citation du thub pa'i dgongs gsal (57b-58a).
spyir sems kyi ngo sprod pa'i tshe/ sems rkyang pa ngo sprod dam/ phyir rol gyi don yang ngo sprad dgos/ sems rkyang pa ngo sprad pa mu stegs pa'i lugs yin/ des gzung 'dzin spong mi nus pa'i phyir lam 'khrul pa yin/ phyir rol gyi yul ngo sprod dgos na yul 'di dag mu stegs kyi ltar dbang phyug la sogs pa'am/ nyan thos ltar rdul phran nam/ sems tsam pa ltar sems sam/ dbu ma pa ltar rten 'brel las byung ba yin brtag 'di dag kyang yod pa dang med par 'dod na/ rtag chad las ma 'das pas de sun 'byin pa la lung rigs shes dgos/
[8] “Those who are of low birth or who do despised work, and those whose minds are bent on killing, succeed in this supreme Way, the matchless Mahāyāna; even great evil-doers, beings who have committed irrevocable sins, succeed in. this Way of the Buddhas, this great ocean of Mahāyāna; those who blame their Teacher never succeed. in sādhana, but those who destroy life and. delight in lying, those who covet the wealth of others and are attached to sensual desires, those who eat excrement and, urine, all these are worthy of the practice. The sādhaka who desires his mother, sister and, daughter, attains entire siddhi, the Dharma-nature of the supreme Mahāyāna; enjoying the Mother of the Lord. Buddha, he is not defiled, but that wise one, free I from dualistic thought, attains the Buddha-nature.” Francesca Fremantle
rnam par mi rtog don las byung*/
‘dod chags zhe sdang gti mug rigs/
theg pa mchog ni bla med. Pa’i/
dngos grub rab mchog sgrub par byed/
rigs ngan smig ma mkhan la sogs/
gsod don don gnyer sems pa rnams/
theg chen bla na med pa yi/
theg mchog ‘di la ‘grub par ‘gyur/
sems can mtshams med la sogs pa’i/
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theg pa mchog ni ‘di la ‘grub/
snying nas slob dpon smod pa dag/
bsgrubs kyang ‘grub par yod mi ‘gyur/
srog gcod pa yi sem can gang/
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de dag ‘grub pa’i snod du ‘gyur/
ma dang srin mo bu mo la/
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theg chen mchog gi chos nyid kyi/
dngos grub rga che des thob bo/
sangs rgyas gtso bo’i yum dag la/
rnam par mi rtog blo can gyis/
mnyes par byas kyang mi bsgos te/
de ni sangs rgyas ‘grub par ‘gyur/
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