Le Tattvasaṃgrahasūtra[1],
tout comme le Mahāvairocanābhisaṃbodhisūtra appartient à la classe des yogatantras. Il est à la base du bouddhisme
ésotérique en Chine, où il a été propagé par des missionaires indiens (Śubhakarasiṃha, Vajrabodhi,
Amoghavajra) au huitième siècle.[2]
Ce tantra décrit entre autres l’éveil de Bouddha Śākyamuni à Akaniṣṭha (T. ‘og min, la terre
de Vairocana), qui est un éveil manifeste en cinq phases[3]
(S. abhisaṃbodhi T.
mngon byang). Avant son « éveil manifeste », Siddhārta, le futur Śākyamuni,
était un bodhisattva de la dixième terre, au corps mental (S. manomayakāya).
L’éveil manifeste ou concret (abhi-) est alors un retour
volontaire à une existence "incarnée" dans un but altruiste. Le « trone », qui
est sa deuxième phase, est constitué d’un disque lunaire, d’un disque solaire
et du lotus. Il correspond à la réunion du sperme, de l’ovule et de la conscience de l’état intermédiaire (S. gandharva T. dri za), ou dans le cas
d’un bodhisattva de la 10ème terre, son corps mental. Le
« trône » est alors l’élément « physique », le corps natif (S.
sahaja-kāya) sur lequel siège l’Éveillé. Celui-ci se munit d’un verbe, c'-est-à-dire entre un
discours, dont sa forme physique sera le reflet.
Pour revenir sur le corps mental, dans le véhicule universel il correspond au nirvāṇa
du « petit véhicule ». Gampopa, s’appuyant sur le Saddharmapuṇḍarīkasūtra ("Lotus") explique
dans le Joyau ornement de la libération (T. thar rgyan) que les arhats ont acquis
un corps éthéré (manomayakāya) grâce à leurs actes libres de toxines[4]
(S. anāśravakarma T. zag pa med pa’i las). Leur absorption (S. samādhi) est
libre de toxines (T. zag pa med pa’i ting nge ‘dzin), mais ils s’attachent
encore à la notion du nirvāṇa.[5]
C’est en sortant de cette absorption « mineure » que le bodhisattva
s’éveille manifestement (S. abhisaṃbodhi).
Au sortir de l’absorption, où la conscience reposait comme en
elle-même, elle resurgit pour se poser un objectif (S. cittotpāda T. sems
bskyed), un double objectif (S. dvayārtha T. don gnyis), l’éveil complet et
l’altruisme. Ordinairement, c’est la conscience mentale (manovijñāna) qui
appréhende les dharma non toxiques (anāśrava) et qui prend conscience de
l’objectif ultime (cittādhigama)[6].
Dans le cas d’un Éveillé, c’est l’intuition qui prend la relève, et celle-ci,
selon les avis qui sont différents, efflue naturellement de son corps spirituel
(dharmakāya) ou pas.
A chaque phase de cet éveil manifeste, entrée (provisoire) dans
un discours, voire « incarnation », Siddhārtha reçoit un mantra
(« cœur » T. snying po S. hṛdaya).
La deuxième phase, correspond à l’éveil de la conscience mentale, ou à
l’intuition correspondante, et à la fixation de son objectif (S. cittotpāda). Il reçoit alors le mantra hṛdaya « Oṃ bodhicittam
utpādayāmi »[7], qu’il
doit comprendre, selon Orna Almogi, comme « la conscience éveillée
excellente-à-tous-égards » (S. samantabhadraṃ
bodhicittam).[8] Suite à
cela, Śākyamuni « perçoit cette essence (S. hṛdaya) comme la cause primaire à la fois de
toutes les pensées parfaites de tous les êtres et comme l’essence de[9]
l’Esprit de tous les tathāgata ». Selon Buddhaguhya, c'est la conscience éveillée
sous son expression d’essence (S. hṛdaya)
de l’Esprit des tathāgatas, qui contient la connaissance de tous les
Omniscients (S. sarvajñāta).[10] Un omniscient étant celui qui connaît ou ce qui connaît dans tout type d'expérience.
Pour revenir sur la remarque que le mantra cœur « Oṃ
bodhicittam utpādayāmi » doit être compris comme « la conscience éveillée
excellente-à-tous-égards » (S. samantabhadraṃ bodhicittam), on ne trouve pas cette
expression dans le Tattvasaṃgrahasūtra de Dīpaṅkaraśrījñāna/Atiśa. Skorupski l’aurait apparemment trouvé dans le Sarvasamayasaṃgraha (T. Dam tshig thams cad bsdus pa, Peking vol. 81, no. 4547, Dege toh: 3725). On y trouve en effet cette expression.
« [48A] D’autre part, tous les engagements sont compris dans la conscience éveillée (bodhicitta), et sont de quatre types : 1. La conscience éveillée, 2. La conscience éveillée insurpassable, 3. La conscience excellente-à-tous-égards (T. kun du bzang po'i sems) et 4. La conscience éveillée fulgurante (T. rdo rje byang chub kyi sems). »
Dans ce texte, Atiśa enchaîne ensuite sur les trois types de vœux (T. sdom gsum) et explique
que les vœux de libération personnelle naissent de l’aspiration à la quiétude
(nirvāṇa) (1), que l’engagement du bodhisattva naît de l’aspiration supérieure (2)
(T. lhag pa'i bsam pa bzang po) et que l’engagement du mantrayāna naît de la
bodhicitta fulgurante (4).
Il reste donc le quatrième type (3), qui est la conscience
excellente-à-tous-égards (T. kun du bzang po'i sems) et qui n’est pas traité
nommément. Il ne semble donc pas faire partie des trois types d’engagements (T.
sdom gsum). Mais, après avoir précisé la liste des engagements du système des
mantras, Dīpaṅkaraśrījñāna/Atiśa termine son texte par les vers suivants.
« Pour la réintégration du recueillement Pratiquez les phases de création et d’achèvement. Au moment de la réintégration du quotidien (T. spyod lam) Extérieur et intérieur ne sont pas autres, Mais la conscience même, le divin même, l’illusion même[11] Ils sont La Lumière et son rayonnement, le fond de l’égalité Ou encore les quatres puretés (dag pa bzhi[12])
Jour et nuit, toujours En chaque instant de conscience En imaginant (T. mos) cela Alors, même sans avoir la force du vajra Les apparences seront consacrées Ce type de mantrika (T. sngags pa) Ne risque pas d’endommager ses engagements. »[13]
Le texte sur les différents types d’engagements commence par
un hommage à l’être fulgurant (vajrasattva), le modèle du bodhisattva pratiquant
de mantras. Celui-ci est donc doté des trois types de vœux : libération
personnelle (pratimokṣa),
bodhisattva et samaya. Mais Atiśa rappelle aussi un propos d’Ārya Nāgārjuna, qui avait
dit « qu'en accédant tout (sarva) dans le corps spirituel, [tout] sera
frappé par le sceau excellent-à-tous égards (samantabhadra) et on sera estimé
(bkur) par tous les grands dieux mondains liés (samaya) avec leurs suites et
dotés d'efficience (adhiṣṭhāna). »[14] Voir un autre texte d'Atiśa, sur la même longueur d'onde et toujours dans le sillage d'Ārya Nāgārjuna.
A la fin du texte, qui semble être destiné aux « mantrikas »
(T. sngags pa) laïques, il rappelle, peut-être, qu’au cours de la pratique (phases de
génération et d’achèvement), on est encadré par les trois types de vœux, mais
qu’au moment des activités quotidiennes, à condition de garder conscience de la
nature de toute chose (conscience, divin, illusion…), on n’endommagera pas ses
engagements, étant justement sous le sceau excellent-à-tous-égards
(samantabhadra), et les apparences seront consacrées/sacrées, même « sans avoir
la force du vajra ».
Rappelons qu’Atiśa était appelé au Tibet pour remettre de l’ordre.
Les désordres étant causés, au Tibet occidental, par le manque d’une autorité religieuse
et la constitution de groupes autour de « mantrikas » laïques,
quelquefois appelés « religions de village ». Celles-ci étaient
caractérisées, par leurs adversaires, comme étant des cultes « libres d’engagements »,
conformément qux instructions d’un texte comme le Discours du roi pancréateur. Atiśa
rappelle dans ce texte, que même les « mantrikas » sont soumis à des
engagements de mantras bien précis, qui ne permettent pas les « désordres » qui
leur sont reprochés. Et que les vœux relatifs aux mantras reposent sur les vœux
de bodhisattva, qui reposent à leur tour sur les vœux de libération
personnelle. Il encadre donc la liberté universelle (mahāsukha) par les trois types de vœux. Mais il
laisse néanmoins transparaître, qu’à condition de les frapper par le sceau
excellent-à-tous-égards (samantabhadra), toutes les apparences sont sacrées. Et que
la conscience excellente-à-tous égards (samantabhadraṃ bodhicittam) n’est pas
relié à un type d’engagement, comme c’est le cas pour les autres trois types de
bodhicitta. Disons que si la troisième voie de la (re)connaissance, n'était pas encore officiellement enseignée, peut-être à cause de certaines résistances, elle était là potentiellement. En même temps, ces vers semblent faire référence au débat sur le recueillement et le post-recueillement et l'absence de séparation entre les deux, dans l'expérience de la mahāmudrā et des suiveurs de la conscience [éveillée] (T. sems sde).
MàJ290612 Lien vers un article intéressant (en anglais) de Jayarava sur l'origine du mantra-coeur de Vajrasattva, qui provient du Tattvasaṃgrahasūtra cité au début du blog ci-dessus.
[1] de bzhin
gshegs pa thams cad kyi de kho na nyid bsdus pa theg pa chen po mngon par rtogs
pa zhes bya ba'i rgyud kyi bshad pa de kho na nyid snang bar byed pa zhes bya
ba (vol. shi) p. 94b gang gi phyir dkyil 'khor bsgrub pa dang phyag rgya chen
po bsgrub pas mngon par byang chub pa mngon sum du byed pa'i dus su 'di rdo rje
rin chen las skye bar bzhed pa yin no/ /de'i phyir rdo rje rin po che'i skye
gnas la rdo rje snying po zhes brjod de mtshan brgyad yin no
[2]
Buddhism: Critical Concepts In Religious Studies, Paul Williams, p. 403
[3] la
vacuité, « le trône » (disque lunaire, solaire et lotus), la syllabe-germe,
l’attribut symbolique, et la manifestation complète.
[4] Les
quatre toxines (S. sāśrava) 1. désir sensuel (P. kāmāsava), 2. désir de
l'existence (P. bhāvāsava), 3. opinions (P. diṭṭhāsava) 4. ignorance (P. avijjāsava)>
[5]
Guenther, p. 5
[6] C’est
l’opinion de Vimuktisena. Consciousness and Luminosity in Indian and Tibetan
Buddhism,
Tadeusz Skorupski http://www.undv.org/vesak2012/iabudoc/05SkorupskiFINAL.pdf
[7] P. 240b
Les cinq Cœurs sont : aoM tsitta pra ti be d+haM kA ro mi/ aoM bo d+hi
tsitta autpA da ya mi/ aoM tiShTha badzra/ aoM badzra aAtma ko&aaMp;haM/
aoM ya tha sarbba ta thA ga ta ta stha aa haM
[8] Orna
Almogi, Rong-zom-pa’s Discourses on Buddhology, p. 83, s’appuyant sur Tadeusz Skorupski’s
Śākyamuni’s Enlightenment according to the YogaTantra, Saṃbhāṣā 6, 1985, pp. 87-94 et
sur Dorji Wangchuk, The Resolve to Become a Buddha : a study of the
Bodhicitta concept, 2007. Je n’ai pas retrouvé cette explication dans le texte
tibétain du tantra. Dans son article Consciousness and Luminosity in Indian and Tibetan Buddhism, Tadeusz Skorupsk écrit : « In some texts the
bodhictta is said to be fourfold: all the samayas are comprised in the
bodhicitta which is fourfold, namely
bodhicitta, anuttara bodhicitta, Samantabhadra's bodhicitta, and vajrabodhicitta. Dīpaṅkaraśrījñāna, Sarvasamayasaṃgraha
(T. Dam tshig thams cad bsdus pa,P vol. 81, no. 4547), TTP, vol. 81, (No 4547,
p. 209.4.6-212.1) p. 211.3. In another text it is said that the benefit of
monastic vows is the attainment arhatship, that of bodhicitta is the attainment
of buddhahood, and that of the vidyādhara vow is the attainment of buddhahood
in this very life. » Dege (toh: 3725) 48A/gzhan yang dam tshig thams cad
ni byang chub kyi sems su 'dus te de yang rnam pa bzhi'o/ /byang chub kyi sems
dang bla na med pa byang chub kyi sems dang kun du bzang po'i sems dang rdo rje
byang chub kyi sems so/ … /de la so sor thar pa'i sdom pa ni mya ngan las 'das
pa'i bsam pa brtan po las skye'o/ /byang chub sems dpa'i sdom pa ni lhag pa'i
bsam pa bzang po las skye'o/ /gsang sngags kyi sdom pa ni rdo rje byang chub
kyi sems las skye'o/ /
[9] Orna
Almogi, p. 83
[10] Almogi
p. 84/Skorupski 1985, p. 91
[11] En
fonction de la pratique spécifique de recueillement
[12] Le support physique (rten, lus), l'objet (dmigs pa), l'Esprit/la conscience (thugs, sems), l'intuition (ye shes)
[13] mnyam
par gzhag pa'i rnal 'byor ni;
bskyed dang rdzogs pa'i ting 'dzin bsgom //
spyod lam rnal 'byor dus su ni //
phyi nang thams cad gzhan min te //
sems nyid lha nyid sgyu ma nyid //
'od gsal yin te mnyam nyid gzhi //
dag pa bzhi yang de nyid yin //
nyin dang mtshan mo rtag par ni //
sems kyi skad cig re re la //
de ltar mos pa yang yang bya //
rdo rje shugs dang mi ldan yang //
snang ba byin gyis brlabs pa yin //
de lta bu yi sngags pa ni //
dam tshig nyams pa'i dogs pa med //
[14] 'di
skad du 'phags pa klu sgrub kyi zhal snga nas thams cad chos kyi skur rtogs pas
kun du bzang po'i rgyas thebs pa dang 'jig rten gyi lha chen po dam tshig can
'khor dang bcas pas bkur gnas byed pas byin gyis brlabs dang ldan pa dang/
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