Selon Silburn, il n’existe pas vraiment
de commentaire ou glose du Vijñānabhairava
Tantra, à part le commentaire inachevé de Kṣemarāja,
un disciple et cousin d’Abhinavagupta, et un autre composé par Śivopdādhyāya (18ème
siècle). Cependant, certains vers avec commentaires se trouvent dans le Tantrāloka d’Abhinavagupta. Il
semblerait donc que ce cycle n’est apparu qu’à partir du huitième siècle sous
la dynastie de Karkota, dont le fondateur était Lalitāditya Muktapida (724-760 CE). Selon les dires d’Abhinavagupta,
son ancêtre Atrigupta[2],
né à Madhyadeśa était venu au Cachemire à la demande du roi Lalitāditya, autour
de l’an 740.[3] Notons
que ce roi porte également le suffixe –āditya
dans son nom, ce qui peut faire référence à son appartenance religieuse. Sri Kamakoti Mandali remarque que jusqu’à Somānada, la transmission passa de père en fils.[4]
Le shivaïsme cachemirien, s’est développé à travers deux
traditions de brahmanes. La première était celle des pandits indigènes, appelés
Bhaṭṭa[5]
et la deuxième était celle amenée par les familles de brahmanes arrivées à l’époque
des souverains Karkota. Cette deuxième tradition, Tryambakāditya, qui est dite
remonter à Saṁgamāditya, viendrait donc de la région du Mont Kailash[6].
Tryambaka (T. mig gsum pa[7])
est le dieu aux trois yeux (épithète de Rudra, plus tard Śiva), fils d’Aditi.
Silburn explique que le Vijñānabhairava Tantra (VBT) se veut la quintessence du
Rudrayāmala Tantra,
« L’union intime de Rudra et de son énérgie », la déesse Rudrāṇī. A l’inverse des
autres āgama, Śiva y
apparaît comme le disciple que la Déesse Pārvatī
initie.[8]
La Déesse-mère (Aditi) prend une place importante, sinon la place centrale dans cette
tradition, où les descendants sont des fils d’Aditi (āditya), ou sinon d’une yoginī (Abhinavagupta). Rappelons aussi que Pārvatī (dont le nom signifie « fille
de la montagne ») est la fille de Himavān, le roi des montagnes de
l'Himalaya, et de Menakā.
Autre fait intéressant. Au milieu du 9ème siècle, sous le règne du roi Shankaravarman (883–902), le secte des Nīlāmbara était interdit au Cachemire. Il s’agissait d’une secte dont les yogis
auraient été en compagnie d’une femme (S. śakti) avec qui ils partageaient la même
robe de couleur foncée ("bleue"), d’où leur nom. Leur comportement
avait heurté la sensibilité de nombreux cachemiriens. Les Nīlāmbara
("robes bleues") seront exilés. Des sources jaïns font même mention de
l’assassinat d’un certain nombre parmi les membres de la secte, mais de
nombreux Nīlāmbara s’enfuirent vers l’est et s’installèrent au Tibet occidental.
Phyllis Granoff pense qu’il pourrait s’agir d’une secte jaïn, tandis que David
Ruegg croit plutôt à une appartenance bouddhiste.[9]
On peut aussi penser qu’une ou plusieurs nouvelles traditions shivaïstes étaient apparues au
Cachemire au huitième siècle (740), suite à l’invitation d'Atrigupta (ancêtre d'Abhinavagupta) ou des "fils d'Aditi" par le roi adepte Lalitāditya
de la dynastie Karkota. Que cette invitation et cet ancêtre soient réels ou non, il semble établi qu'il y eut un nouvel apport de diverses groupuscules shivaïstes etc. tendance Déesse-mère, entre autres en provenance de la région himalayenne. En revanche, quand une nouvelle dynastie (celle des Varma, ou Utpala)
apparaît avec le roi Avantivarman (855-883), sans doute l’adepte d’une autre
tradition[10] et que
certains adeptes des nouvelles traditions himalayennes causent de tels
désordres, qu’ils doivent être exilés par le roi Shankaravarman (883–902), il
semblerait normal qu’ils retournèrent vers la terre de leurs ancêtres, la région du Mont
Kailash, voire le Tibet Occidental (Guge, Zhang Zhung) ?
Puis, peu de temps après, le roi du Tibet occidental (Guge) Yéshé Eu (T. ye shes ‘od 947-1024) s’inquiète de certaines pratiques tantriques dégénérées dans sa région et invite un maître bouddhiste tantrique authentique pour venir remettre de l’ordre. Existe-t-il un lien, une influence shivaïste sur le bouddhisme, comme semblent le suggérer certains historiens tibétains sectaires avec une certaine dose de malice ?
Puis, peu de temps après, le roi du Tibet occidental (Guge) Yéshé Eu (T. ye shes ‘od 947-1024) s’inquiète de certaines pratiques tantriques dégénérées dans sa région et invite un maître bouddhiste tantrique authentique pour venir remettre de l’ordre. Existe-t-il un lien, une influence shivaïste sur le bouddhisme, comme semblent le suggérer certains historiens tibétains sectaires avec une certaine dose de malice ?
Nous voyons alors plusieurs phénomènes. Les adeptes shivaïstes autochtones ou allochtones restés
au Cachemire "s’adaptent". Certains pratiquent en secret, d’autres reforment (Abhinavagupta)
les pratiques contestées. On voit le même effort parmi les bouddhistes indiens qui commencent à reformer (toujours par le biais de commentaires, quelquefois en modifiant ou en amendant les textes-racines) les nouveaux tantras les plus spectaculaires issus du milieu siddha. Au Tibet, des pratiques « dégénérées » s’installent
et causent du désordre. Un édit royal est passé, qui aura pour effet que même Atiśa aura du mal
à faire passer certaines instructions. Au cours des siècles qui suivent, les pratiques contestées au Tibet sont
adaptées et intégrées dans un cursus général plus acceptable. Et pas seulement dans les
écoles des Anciens et du Bön éternel.
Photo de Dirk Jenrich.
[1] āditya
[vr. aditi-ya] m. myth. véd. radieux, dieu souverain, fils d'Aditi et de
Kaśyapa; il y a d'abord 6 radieux [ādityās]: Varuṇa, Mitra, Aryamā, Bhaga, Dakṣa
et Aṃśa, auxquels se sont adjoints plus tard Viṣṇu, Tvaṣṭā, Pūṣā, Vivasvān,
Savitā et Śakra-Indra | myth. np. d'Āditya fils d'Aditi, le Soleil personnifié
en 12 aspects radieux ou positions célestes; cf. Sūrya, Ravi | phil. [sāṃkhya]
le Soleil comme régent [niyantṛ] du sens de la vue [cakṣus]. Source Gerard Huet.
[2]
Peut-être aussi l’ancêtre de Vasugupta (860–925), auteur des Aphorismes de Śiva
(Śiva sūtra).
[3] http://xklsv.org/viewwiki.php?title=Abhinavagupta
[5] P.e. Bhaṭṭa Kallata, l’auteur du
Spandakārikā. Il est connu que des brahmanes cachemiriens autochtones avaient également rejoint la tradition fraichement arrivée de Tryambakāditya. On peut assumer une influence mutuelle.
[7] Saraha,
DKG n° 50 /gang du tshangs pa khyab 'jug mig gsum 'jig rten ma lus gzhir gyur
pa/ Ce qui pourrait indiquer que ce texte est post-"Tryambaka".
[8] Silburn,
Le Vijñānabhairava Tantra, p. 7
[9] Gampopa,
the Monk and the Yogi : His Life and Teachings, thèse présentée par Trungram
Gyaltrul Rinpoche Sherpa, p. 7. Sources utilisées par Trungram Gyaltrul :
Wezler, Albrecht. "Zur Proklamation
religiös-weltanschaulicher Toleranz bei dem indischen Philosophen Jayāntabhaṭṭa"
Saeculum 27 (1976): 329-347
Granoff, Phyllis. "Tolerance in the Tantras: Its
Form and Function." Journal of Oriental Research, Madras 56-62: (1986-92):
283-302.
Ruegg, David Seyfort. "Deux problèmes d'exégèse
et de pratique trantriques." In Tantric and Taoist studies in honour of
R.A. Stein / edited by Michel Strickmann. Bruxelles : Institut belgedes hautes
études chinoises, 1981
Davidson, Ronald M. « Indian Esoteric Buddhism : A
Social History of the Tantric Movement ». New York : Columbia University Press,
2002
[10] Explore
Kashmiri Pandits, p. 24 « In the words of Kalhan, Avantivarman passed away
“listening to the end to the song of the Lord (Bhagavad Gita) and thinking of
the residence of Vishnu »
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