« Nous entrons au Temple et nous commençons par en faire le tour[1] ; ce n'est cependant qu'après avoir franchi le seuil de la garbha-griha (la chambre la plus intérieure du Temple) que nous nous trouvons face à face avec le linga[2]. Ainsi ne pouvons-nous jamais atteindre au Réel que nous n'ayons passé au-delà des limites du monde de la manifestation »[3].Au cœur du temple (S. garbha-griha) se trouve le liṅgam, la forme sans forme, le signe du feu (S. tejoliṅgam), tejas étant « la pointe de la flamme ». Pourquoi la pointe ? Peut-être pour une raison similaire à celle-ci :
Le linga est au garbha-griha, au cœur du Temple, seul, à part des multiples mûrti ou formes divines qui occupent les cours et les sanctuaires extérieurs. Ainsi au centre de notre cœur, réside l'aham, le Je, seul, à part des kosha[4] de notre corps, et cet aham est Brahman, le Principe Suprême. Nous entrons dans le Temple et nous y avançons avec l'idée unique d'y contempler le linga, quelles que soient les distractions — fussent-elles des mûrti divines que nous rencontrions avant de l'atteindre lui, au garbha-griha, c'est-à-dire au Saint des Saints, Sanctum sanctorum. Ainsi devons-nous pénétrer en nous-mêmes et y plonger au plus profond avec la pensée unique de le trouver lui, le Je, l'aham de notre cœur. Cette fixation de notre esprit le calme et l'arrête, et l'amène à ce silence, qui bien qu'inexprimable, s'appelle sat-cit-ananda, « être-connaissance-félicité » — et en vérité « toi aussi tu es Cela ! » tat tvam asi. »
[Henri Le Saux, Intériorité et révélation, p. 61]
« Nos maîtres disent : le feu, dans sa pureté simple et naturelle, en son lieu le plus élevé, ne brille pas. Sa nature est si pure qu’aucun œil ne peut le voir d’acune manière. Il est si subtil et si étranger à l’œil que, s’il était ici-bas près de l’œil, la vue ne pourrait pas prendre contact avec lui. Mais par un objet étranger on le voit bien quand il enflamme un morceau de bois ou de charbon. »[5]Quand il est mêlé… Comment pourrait-on voir la lumière si tout est lumière ? Sans rien de distinctif. Même dans les signes distinctifs de la multitude, la lumière est partout. Forcément, sans la lumière, ils ne seraient pas visibles. On peut voir uniquement les signes distinctifs, uniquement la lumière, les deux... La lumière est comme l’être.
Le temple extérieur est le reflet et le symbole du temple intérieur. Ici c’est au plus secret du cœur (S. guhā) qu’on accède. « Le Soi, plus subtil que toute subtilité et plus grand que toute grandeur, siège dans le cœur des créatures. »[Katha-upanishad 1-II-20]. Plus précisément « dans l’Espace (ākāśa) extrêmement subtil du cœur » [Katha-upanishad 1-III-1]. « Le Soi, qui est occulté au plus profond de tous les êtres, ne dégage pas d’éclat lumineux. Mais il est visible pour ceux dont l’intellect bien affûté peut pénétrer le plan subtil. » [Katha-upanishad 1-III-12]
Cet Espace secret, qui ne dégage pas d’éclat lumineux, est comme un « petit château-fort dans l’âme »[6], « au-dessus de tout mode » (T. tshul). Il est dans l’âme une puissance qui « est incorporelle, elle flue de l’esprit et demeure dans l’esprit, elle est absolument spirituelle. Dans cette puissance Dieu arde et brûle sans cesse avec toute sa richesse, avec toute sa douceur et avec toutes ses délices. En vérité, en cette puissance résident une si grande joie et des délices si grands, si immenses, que personne n’est capable d’en parler ou de le révéler pleinement. » C’est [un quelque chose] « libre de tous noms, dépourvu de toutes formes, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. »[7]
Tout comme le feu, Dieu n’est manifeste que quand il est en contact avec « un objet étranger », quand il est mêlé, quand il est dans l’être. Eckhart dit que nous le prenons alors dans son parvis et que le temple/château-fort où il brille est l’intellect (Vernünftichkeit). « Dieu est un intellect qui vit dans la connaissance de lui seul, demeurant seul en lui-même, là où rien jamais ne l’a touché, car il est seul dans son silence. Dans la connaissance de lui-même, Dieu se connaît lui-même en lui-même. » La lumière voit la lumière. « Je suis bienheureux seulement parce que Dieu est intellect et que je le reconnais. » [8]
Il y a des pages merveilleuses chez Eckhart, mais je le laisserai ici, pour retourner à un autre symbole : le vajra. Il existe de nombreuses explications et interprétations du symbolisme du vajra. Dan Martin en fait un compte-rendu excellent. Si je fais abstraction de celles-ci et que je regarde le vajra comme le foudre, le keraunos, le feu pur, l’intellect pur, ajoutons rapidement vacuité, je le perçois autrement. Il y a des modèles de vajra, plus riche en ornements, où ce que je vais dire ne s’applique pas. Il s’agit de tous les modèles de vajra symétriques avec la sphère au centre (qu'Advayavajra dit être la substance des phénomènes, le dharmatā) comme ligne de symétrie. Ces vajras ont cinq pointes, de chaque côté, qui représentent les cinq tathāgatas etc. Le modèle de vajra que je choisis d’interprèter est celui-ci (une photo plus nette ici) :
On remarque une branche centrale (shaft) qui semble suggérer qu’elle est continue, de haut en bas, ou le contraire, en passant à travers la sphère au centre (dharmatā). Elle dépasse les couronnes formées par les quatre autres branches courbées et non continues, en haut en bas (comparer avec la colonne de feu de Brahmā, Viṣṇu et Śiva dans le Linga Purana). Ces quatre branches sont décorées par rapport à la branche centrale qui est brute et nue. La branche centrale à une forme ondulante. Elle est plus grosse aux deux extrémités, s’affine, grossit au centre de la branche centrale de chaque moitié de vajra et, entre dans la sphère au milieu en s’affinant de nouveau. J'interprète, seule la conscience est en contact avec le dharmatā. A mon avis, cette branche centrale pourrait même constituer le vajra (foudre) proprement dit. Advayavajra explique (Advayasavajrasaṃgraha, voir Snellgrove, Indo-Tibetan Buddhism p. 133) que les quatre pointes [courbées] (directions cardinales, pour signifier leur omniprésence et donc leur diffusion...) entourent la cinquième, représentant la conscience, pour signifier que les quatre skandha sublimés ou non, dépendent du cinquième qu'est la conscience.
J’imagine facilement la branche centrale comme un foudre, ou une colonne de feu. On peut imaginer la sphère traversée par le foudre, ou le foudre partant des deux côtés de la sphère. Le vajra se tenant verticalement, le haut peut correspondre au ciel (ou au sublimé), et le bas à la terre. Le foudre, correspondant à la colonne de feu, dépasse alors le ciel et la terre, comme dans la légende de la colonne de feu dans le Linga Purana. On peut continuer l’interprétation (p.e. les quatres branches décorées, étant les quatre autres skandha ou les quatre éléments, constituants à la fois matérielles et immatérielles[9] du monde), mais l’essentiel a été dit. Le reste est de l’ordre de l’ornement dans le sens d’alaṃkāra qui est la forme (dharma) que prend la substance (dharmatā).
Le vajra montre la Conscience déployée (Ausgeflossen dirait Eckhart). Elle est manifestée (T. mngon byang S. abhisambodhi), ce qui est attestée par le lotus/yoni. Elle est matériellement ancrée dans les éléments, attesté par le soleil et la lune. Elle est « mêlée » à « l’eau », ce qui est attesté par les hybrides monstres marins makaras, pour former les quatre éléments. Le ciel et la terre sont en symétrie. Comme un arbre et ses racines, la surface du développement visible correspond à celle du développement invisible.
Quand le vajra est tenu dans la main, on pourrait dire que la moitié inférieure est cachée et seule la partie supérieure est visible. Il ressemble alors au Śivaliṅgam serré dans le yoni, dont seule la partie supérieure est visible et représentée dans le symbole.
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Photo : Kandariya Mahadeva Temple, the garbha-griha with Shiva-lingam Source: Prof. Frederick Asher, Université de Minnesota, octobre 1999
Les notes 1 à 4 sont celles de Henri le Saux
[1] Allusion à la coutume indienne de faire par respect le tour d'un Temple avant d'y entrer, en ayant toujours le lieu sacré sur sa droite, et donc en se dirigeant d'abord vers le Sud, les Temples s'ouvrant normalement à l'Est.
[2] Linga : signe, symbole de Shiva le Seigneur Suprême, Pierre cylindrique, signe le plus in-forme possible du Sans-Forme.
[3] H. N. Rao, Guide du Temple d'Aruñâchala.
[4] Kosha : enveloppes qui entourent l'âme, elles sont au nombre de cinq : physique, vitale, mentale, cognitive supérieure, béatifique.
[5] Maître Eckhart, sermon 71, Et ce néant était Dieu. Traduction de Jeanne Ancelet-Hustache. Ailleurs (sermon 9), il précise « Chaque chose opère dans son être, aucune chose ne peut opérer au-dessus de son être. Le feu ne peut opérer qua dans le bois. »[ Traduction de Jeanne Ancelet-Hustache]
[6] Sermon 2 de Maître Eckhart.
[7] Sermon 2.
[8] Sermon 9.
[9] Stabilité, fluidité etc.
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