samedi 7 mars 2020

A la recherche du lien entre Saraha et le Guhyasamāja

Akshobhyavajra Guhyasamaja“ XVIIIème Himalayanart 8009 

La transmission du Guhyasamāja est attribuée à Ārya Nāgārjuna le médiéval. Celui-ci l’aurait reçu de Saraha, mais comme ce dernier n’a pas composé d’oeuvres spécifiques au sujet de ce tantra, c’est Nāgārjuna le médiéval qui est considéré comme le fondateur de la transmission Ārya du Guhyasamāja.

Nuage des mahāsiddhas, détail du “Akshobhyavajra Guhyasamaja”
Indrabhūti, Nāgādevī et Saraha

Le Guhyasamāja est considéré comme un tantra-père, et c’est la pratique graduelle des cinq phases (pañcakrama) qui lui est associée. Les tantras-mère ou yoginī sont des tantras plus tardifs, et c’est le ṣaḍaṅgayoga à six branches (ou vajrayoga - sbyor drug) qui leur est associé comme pratique principale. L’accent était mis sur la félicité dans ces derniers.

Le Guhyasamāja est considéré comme un des tantras les plus anciens. Il en existe une traduction partielle (7 chapitres) en chinois (1002, traduit par Dānapāla) et une traduction tibétaine (XIème siècle) par le paṇḍit indien Śraddhakaravarman (X-XIème) et Rinchen Zangpo. Il existe encore une tradition plus tardive (même si elle se considère plus ancienne) du Guhyasamāja, qui est attribuée à Buddhaśrījñāna et qui l’aurait reçu lors d’une vision de Manjuśrī. Buddhaśrījñāna a composé plusieurs textes sur cette version du Guhyasamāja, par le biais de Vitapāda, et notamment les Instructions orales de Manjuśrī, où il explique le Guhyasamāja à la mode des tantras tardifs associés au ṣaḍaṅgayoga à six branches[1]. Disons que c’est une version mise à jour, même si la tradition Jñānapāda la considère plus ancienne (VIIIème). Tsongkhapa était très clairement en faveur du Guhyasamāja Ārya. Question de goût ou aurait-il eu des doutes sur leur authenticité ? Authenticité relative, bien évidemment.

Nuage des pandits, Nāgārjuna, Āryadeva et Candrakīrti

Si on jette un regard plutôt historique sur ces deux transmissions “indiennes” du tantra dit ancien, on est confronté à plusieurs difficultés. Saraha est associé au Guhyasamāja (il l’aurait transmis à Ārya Nāgārjuna le médiéval), mais comme c’est difficile à prouver scripturairement, il en est comme le fondateur émérite, tandis qu’Ārya Nāgārjuna serait le fondateur de fait. Contrairement à ce que pense la tradition tibétaine, Ārya Nāgārjuna le médiéval, ne peut pas être Nāgārjuna l’auteur des Vers du Milieu (voir Jean Naudou). D’ailleurs, on retrouve tous les disciples de Nāgārjuna l’ancien dans la transmission Ārya. Ils auraient tous composé des commentaires etc. sur le Guhyasamāja Ārya, et auraient donc tous été des pratiquants du Guhyasamāja.


Nuage de lamas gélougpa, Tsongkhapa, Khédroub Djé et Āryadeva 

Prenons Candrakīrti (VIIème siècle), “le tantrique”, qui est considéré comme l’auteur de la Lampe éclairante (pradīpodyotana-nāma-ṭīkā tib. sgron ma gsal bar byed pa zhes bya ba’i rgya cher bshad pa, abbr. gsal sgron, D1785), où il s’exprime même sur les tantras-mère, qu’il appelle les “tantras de sagesse”[2]. A Lamp to Illuminate the Five Stages fait à plusieurs endroits (p.e. pp. 64-65) mention des fausses attributions aux disciples de Nāgārjuna. Le problème de ces fausses attributions ou pseudépigraphes, est que le ver est déjà dans la pomme : Nāgārjuna et ses disciples pratiquaient et/ou auraient connu les tantras-père et mère. On pourrait donc lire et interpréter leurs propres écrits plus anciens avec cette idée derrière la tête, voire interpréter leurs écrits anciens sous une lumière anuttarayogatantrique. Les hagiographies ne manquent d’ailleurs pas d’exploiter cette opportunité.

Il y a toute une discussion “sérieuse”[3] dans A Lamp … sur la question si Candrakīrti (VIIème) était ou n’était pas un disciple direct de Nāgārjuna (IIème) ... et il y est question de leurs écrits sur ces tantras… Où commencer pour démêler tout cela ?

Bhavyakīrti (sKal Idan grags pa, début Xème siècle), mais est-ce vraiment lui, écrit dans un commentaire sur le commentaire de Candrakīrti[4] que “ ‘reçu de Nāgārjuna’ implique que Candrakīrti (VIIème) fut un disciple en présence directe de Nāgārjuna (IIème) et non pas un disciple de sa lignée”. (A Lamp p.67) Bhavyakīrti continue sa défense en citant/composant une courte prière de louange à la lignée du Guhyasamāja, telle qu’il la conçoit. N’oublions pas que ceci est censé être écrit par un Indien du Xème siècle, et non par un tibétain de la Renaissance tibétaine, où ce style devient très courant. Voici ma traduction de l’anglais[5] :
“Celui qui séjourna dans la ville de Koṅkana,
Sur la montagne de Śrī Parvata,
Dans une région solitaire,
Et en tant que le Seigneur des dieux et des hommes
Il enseigna le Dharma suprême
Puissent les propos de Rāhula[bhadra] se répandre dans ce monde.

A partir de ce dernier, celui qui ayant atteint la phase de la joie,
A travers le yoga de la voie du mahāyāna,
A progressé vers les autres phases,
Puisse régner le glorieux Nāgārjuna.

A partir de ce dernier, celui qui ayant rejoint l’état du joyau,
Est devenu célèbre dans le monde,
Et a traversé l’océan du Guhyasamāja,
Puisse régner l’illumination de Candrakīrti.”
Rāhulabhadra est un autre nom donné à Saraha. Il faudrait voir quand et comment s’est passée l’équation. Cette prière de louanges est avancée comme une preuve que Candrakīrti (VIIème) fut un disciple direct de Nāgārjuna (IIème), et doublement : mahāyāna (pré-médiéval/médiéval) et vajrayāna (médiéval). En fait, cela n’est réellement important que pour le vajrayāna, où la transmission de “la bénédiction” (adhiṣṭhāna) de maître à disciple est essentielle. Sans celle-ci la transmission n’est pas “ininterrompue”.

L’autre transmission, Jñānapāda” est une transmission de type révélation en trois temps : Mañjuśrī donne le Guhyasamāja “Jñānapāda’ à Buddhaśrījñāna (VIIIème) dans une vision, et Vitapāda (sman zhabs) serait celui qui diffusa le cycle à la Renaissance tibétaine.

Ceux à qui cela importe que ces écritures aient été transmises de façon historique sont priés d’en fournir les preuves, autre que des hagiographies et des attributions. Ceux qui n’ont pas besoin de cela pour les pratiquer, peuvent ignorer ce blog :-) Essayons tous (orientalistes, anti-orientalistes, modernistes, traditionalistes ...) d’être plus précis en présentant ces traditions et leurs sources comme historiques, ou en prenant des précautions (selon la tradition, l’usage de l’inconditionnel, …).

On peut se demander aussi, quand le Dalaï-Lama prône un retour au bouddhisme de Nalanda, s'il y inclue les oeuvres du Candrakīrti tantrique (le vidyādhara à la longévité exceptionnelle). 

***

[1] La montée en puissance du Kālacakra Tantra et son sytème de Yoga en six branches (skt. sadaṅga-yoga tib. sbyor ba yan lag drug), notamment à partir du XIIIème siècle, a en quelque sorte bousculé la Renaissance tibétaine.

[2] Les tantras-père sont des tantras centrés sur la Méthode, et les tantras-mère, ou yoginī-tantras, des tantras centrés sur la Sagesse.

[3] Tubten Jinpa : “Some Tibetan followers of Madhyamaka point to the statement in the colophon of Candrakīrti’s Clear Words that says, “The works composed by the Ārya and his disciples have been in decline for a long time, and so these days the textual tradition is not clear and precise.” Therefore, they say, Candrakīrti had no contact with the Ārya. This reasoning is not conclusive. It is stated in the works of Vajrāsana as reproduced in the historical narratives of Patsap Lotsawa that Candrakīrti attained vidyādhara powers and lived for a long time. Therefore, for the disciples and texts of the Ārya to have diminished in the latter part of his life and yet for him to have had contact with the Ārya are not mutually exclusive. Therefore, just as the glorious Atiśa explained Candrakīrti to be a disciple of Nāgārjuna, I agree with those Tibetans who say that he is a disciple of the Ārya.”

[4] Commentary Explaining the Meaning of Illuminating Lamp. Pradīpodyotanābhisaṃdhiprakāśikdvyākhyāṭīkā. Sgron ma gsal bar byed pa’i dgongs pa rab gsal bshad pa’i tl ka. Toh 1793.

[5] A Lamp to Illuminate the Five Stages, pp. 67-68

5 commentaires:

  1. Bonjour, avez-vous lu A Critical Study of the Guhyasamaja Tantra de Francesca Freniantle? Il comporte la traduction du sanskrit en anglais du Guhyasamaja.
    Qu'en pensez-vous? La trouvez-vous surprenante?

    Elle est accessible sous ce lien en format pdf:
    https://fundacionmenteclara.org.ar/guhyasamaja.pdf

    Le sens des traductions en chinois et en tibétain du Guyasamahaja est-il comparable à cette traduction en anglais? Quelles variations peut-on observer entre les différentes versions?
    Merci.

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  2. Merci Walker, je ne connaissais pas cette traduction, n'y ayant pas eu accès, ce qui change avec le lien que vous avez publié. Je ne connais pas de traduction de la version chinoise. Si vous connaissez des références, merci de les partager ici :-)

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  3. Merci de votre réponse. Je vais me rechercher la traduction de Dānapāla et nous éclairer sur ce point. Nous pourrons ainsi observer la différence avec la traduction anglaise.

    Autre chose: je trouve que la déesse indienne Kali et Vajrayogini se ressemblent beaucoup au niveau de l'iconographie. Vajrayogini pourrait-elle être issue de la déesse Kali? Avez déjà mentionné ce point dans un de vos posts ?

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  4. Merci de votre aide. J'ai vu que le répertoire de Archive.org se développe de plus en plus.
    Pour ce qui est de Vajrayogini, j'avais écrit ceci en 2010.

    https://hridayartha.blogspot.com/2010/09/vajrayogini-et-ses-origines.html

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