dimanche 16 octobre 2011

Perspectives iconographiques


Celui qui a inspiré Maitrīpa/Advayavajra est le siddha Śavaripa, le seigneur des aborigènes (S. Śavaranātha). Icônographiquement il est représenté comme un chasseur avec un arc, qu’il brandit ou qu’il porte sur l’épaule, puis tenant une flèche à la main. Étant un chasseur aborigène, vivant dans dans les collines Nallamalai, que les hagiographies appellent Śrī Parvata (T. dpal gyi ri), il s'est paré de fleurs de mûrier (T. 'o se), dans les cheveux, autour du cou ou les deux.


Et en effet, sur de nombreuses représentations iconographiques, Śavaripa porte une couronne de fleurs. Mark Tatz[1] traduit : « adorned with the juice of pomegranate », « décoré avec du jus de grenade » (T. 'o ma ses brgyan pa), mais le mot « ‘o se »[2] en tibétain signifie « mûrier ». Le mot « grenade » se dit « se ‘bru ». Les deux mots sont donc étymologiquement proches en tibétain. D’ailleurs, le Sādhana de Vajravarāhī d'Advayavajra prescrit pour le corps de Vajravarāhī la « couleur de la fleur du grenadier (népalais) », dādimakusuma (fleur/fruit de dādima=grenade), c'est-à-dire le rouge[3].



Détail de Śavaripa.



L'illustration fait partie d'une série de cartes d’initiation des 84 mahāsiddha, à partir de l’iconographie documentée par Jonang Tāranātha (1575-1635), et peintes en fresques dans le monastère de Ganden Puntsoling au Tibet. Source : Himalayan Art

D’autres représentations de Śavaripa. La première (18ème siècle. Himalayan art)  avec une couronne de fleurs, la deuxième (Collection of Rubin Museum of Art) avec une guirlande de fleurs. C’est vrai que la description donnée par Pema Karpo (kun mkhyen Pad ma dkar po 1527-1592)[4], dit simplement « décoré/orné » par [des fleurs de] mûrier.



Puis, il y a cette statuette de Śavaripa (Collection de Katimari) portant une couronne de fleurs. Détail inhabituel, il porte les ornements d’os, les signes d’un vidyadhara, dont il avait dit à Maitrīpa qu’il n’en avait pas besoin.[5] Précisons qu’avant sa rencontre avec Śavaripa, Maitrīpa dans la cinquantaine, avait passé vingt ans à étudier avec Naropa et que c’est après sa rencontre avec Śavaripa, qu’il avait commencé à enseigner sa méthode. Śavaripa ne porte ni un diadème richement décoré, ni un diadème de crânes, mais simplement une couronne de fleurs. Son message en est un de simplicité et de naturel. Peut-être faut-il voir la couronne de fleurs comme un symbole d’une méthode simple et naturelle ? (voir : Davidson, Ronald M. "Reframing Sahaja: genre, representation, ritual and lineage")



Ci-dessous, il est représenté avec son disciple Maitrīpa/Advayavajra (dans l’article de Mark Tatz sur la vie de Maitrigupta). Rappelons, que ce dernier s’appelle aussi Avadhūtipa. La pose que prend ici Maitrīpa (avec ceinture de méditation) ressemble à celle du mahāsiddha Avadhūtipa sur certaines représentations.



Pas d’ornements. Puis, Avadhūtipa tel qu’il est représenté dans la lignée Lamdré (T. lam ‘bras),  sans aucune décoration dans les cheveux, portant un sautoir et un kapāla. Il est en compagnie de trois mahāsiddha, représentés à la même époque.



Par rapport aux représentations de Virūpa et de Kṛṣṇapāda, celle d’Avadhūtipa est plus simple, ce qui peut signifier une importance moindre du chemin des expédients (S. upāya-mārga). Mais sa représentation au sein même de cette lignée a varié avec le temps.



A gauche, sans couronne, avec ornements et portant un kapāla. A droite portant tous les ornements de sambhogakāya, mais sans kapāla. A l’extrême droite, portant les ornements d’os, les yeux injectés de sang et portant un kapāla. Je n’ai aucune date pour ces représentations, mais de gauche à droite il y a une certaine complexification.

Il en va de même pour les représentations de Maitrīpa, que l’on retrouve paré de tous les attributs d’un porteur de crâne (kapālika) dans l’iconographie à fur et à mesure qu’on avance dans le temps et que l’un ou l’autre camp domine dans l’éternelle bataille entre « nature » and « nurture » (inné vs. acquis, sahaja vs. heruka etc.)…



A droite : le scribe (kāyastha) Gayadhara, posant comme Advayavajra. 

L’iconographie de Dampa Sangyé subit également une « hérukisation », et remplace sa couronne de fleurs par des ornements d'os. Je ne serais pas surpris si plus la représentation d’un maître est « hérukisée », c’est-à-dire plus qu’il s’approche de l’idéal du heruka, plus on se situe dans l’époque du « néo-herukisme ».



Et puis, quand au vingtième siècle, on veut représenter un maître et lui donner l’attribut d’une certaine simplicité et naturel, on le pare de nouveau d’une couronne de fleurs. C’est le cas par exemple pour la représentation iconographique de Gyourmé gyeltsen (T. ‘gyur med rgyal mtshan 1914-1972), un maître de Namkhai Norbu, qui dit : “La méthode caractéristique de l’enseignement Dzogchen n’est pas basé sur le principe de la transformation, mais de l’autolibération. C’est pourquoi il n’utilise pas la visualisation de divinités.”[6] Voir l’idée des trois voies de Gampopa.



Est-ce possible que les fleurs et les fruits dans les représentations iconographiques puissent fournir des indications plus fiables que les hagiographies et les histoires des lignées ? Dans un certain mesure oui, mais les attributs d’un certain naturel peuvent aussi être utilisés pour donner un semblant d’ancienneté (voir Davidson sur le courant sahaja, Bön, Nyingma...). Ce sera pour une autre fois...

Voir aussi Chevaucher le tigre dionysiaque

***

[1] (Tatz, 1987)
[2] [w sweet fruit, body heat neutral, clearing lung disease, expelling mucus] shing sman gyi rigs shig 'bras bu ro mngar/_zhu rjes snyoms/_nus pas glo nad sel/_lud pa phyir 'dren/་
[3] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arasi_0004-3958_1969_num_20_1_1007 Notes d'iconographie tântrique. Marie-Thérèse de Mallmann
 Arts asiatiques   Année   1962
[4] Le quatrième chef de la lignée Droukpa Kagyu, qui a écrit une histoire du bouddhisme ('brug pa'i chos 'byung) où il raconte la vie de Maitrīgupta et son itinéraire spirituel.
[5] « During this period he accomplished the eight accomplished the eight accomplishments beginning with the sword. Then he supposed he should become a wisdom holder (vidyadhara) who lives for an aeon. But when he had gathered the materials and signs of accomplishment had appeared, Savari made the forefinger pointing gesture and they were annihilated. He declared: "What do you expect to accomplish with that bit of illusion? Go and teach the philosophic meaning of the way things are, in detail". » Tāranātha, Seven Instruction Lineages, tr. David Templeman p. 12
[6] Yantra yoga, Chögyal Namkhai Norbu “The characteristic method of the Dzogchen teaching is not based on the principle of transformation, but of self-liberation, therefore it does not entail the visualization of deities.”

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