Gayadhara était le paṇḍita indien, probablement bengali, qui avait travaillé avec Drokmi sur la rédaction et traduction des Instructions sur le chemin et le fruit (T. lam 'bras), l'enseignement emblématique de la lignée Sakyapa. Gayadhara aurait reçu ce cycle d'Avadhūti[1] qui pratiqua l'ascèse (S. avadhūtācārya) sur les rives de la rivière Lohita, à l'endroit où celle-ci bifurque du Brahmaputra à Assam en direction de l'Arunachal Pradesh[2]. Ces instructions avaient à l'origine été reçues par le mahāsiddha Virūpa de la ḍākinī Nairātmya, la parèdre de Hevajra.
Gayadhara était un personnage énergique et riche en couleurs, qui appartenait au caste des scribes/bureaucrates/gardiens du trésor royal (kayastha). Ron Davidson explique que les scribes en Inde ont la réputation d'être un peu fourbes et que cela se retrouve dans la biographie de Gayadhara. Pendant un de ses voyages au Tibet, il se serait fait passer pour Maitrīpa, jusqu'à ce qu'il soit finalement démasqué[3].
Il avait fait un rêve prémonitoire sur Drokmi, lui avait écrit une lettre pour le rencontrer et ce fut le début d'une collaboration productive. En échange de cette collaboration et des droits exclusif du Lam 'bras sur le territoire tibétain, Drokmi lui avait promis cinq cent onces (T. srang) d'or. Quand Drokmi tardait à tenir sa promesse, Gayadhara proposait le Lam 'bras au maître nyingmapa Zurpoché Shakya byoungné (zur po che shAkya 'byung gnas 1002-) en échange de beaucoup d'onces d'or. Pour l'anecdote, pendant son dernier voyage, Gayadhara qui était devenu une célébrité au Tibet, était le compagnon de voyage du fondateur de l'école Shangpa Kagyu, Khyungpo Neldyor (khyung po rnal 'byor) selon ce dernier.
Gayadhara n'était pas moine et selon le 3ème détenteur Drukchen Jamyang Chökyi Drakpa ( ‘Jam dbyangs Chos kyi Grags pa 1478-1523), il eut un enfant avec une servante de Nāropa.[4] Cet enfant n'était autre que Tipupa… Un scribe par transfert, non par naissance, dans le caste de son père. C'est lui qui aurait transmis le Cycle des neuf instructions de la ḍākinī incorporelle à Réchungpa. Ces instructions auraient à l'origine été reçues par le mahāsiddha Tillipa/Tilopa de la ḍākinī Vajravarāhī, la parèdre de Cakrasaṁvara.
Dans la lignée Kagyupa, on croit que Tipupa était le destinataire du principe conscient de Tarma Dodé (Dar ma mdo sde) que ce dernier au moment de sa mort accidentelle avait d'abord transféré dans le corps d'un pigeon voyageur mort, puis de nouveau, après que ce pigeon eut voyagé jusqu'en Inde dans la dépouille d'un jeune brahmane.
"Ils lui demandèrent alors des explications. Tama Dodé (alias Tipupa) leur dit qu'il avait transféré sa conscience par l'intermédiaire du corps d'un pigeon et raconte toute l'histoire. Dans le dialecte de cette région de l'Inde, un pigeon se dit tipou et, en raison de ce prodige, Tarma Dodé fut surnommé Tipoupa."[5]C'est grâce à cette épisode que l'instruction du "transfert dans le corps d'un autre" (S. para-kāya-praveśa T. 'grong 'jug) aurait pu être sauvée. Cette instruction était donnée dans le cadre d'une transmission unique exclusive (T. gcig rgyud), c'est-à-dire une instruction qui ne pouvait être transmise qu'une seule fois par génération de transmission. La mort prématurée de Tama Dodé fit que cette instruction était perdue, d'où le Deus ex machina du pigeon voyageur et de la dépouille du garçon brahmane Tipupa. Grâce à ce transfert, Réchungpa put récupérer les instructions perdues.
Ainsi, deux membres d'une même famille de scribes ont joué un rôle essentiel dans la transmission de la "grâce de la ḍākinī", le cœur de la véritable bénédiction d'une lignée transmis de maître en disciple, du moins dans l'optique des adeptes du chemin des vidyādhara. Ils ont eu un impacte inégalé sur l'évolution des lignées Sakyapa et Kagyupa et par un effet de boule de neige sur toutes les lignées au Tibet.
Cette évolution a permis au huitième Karmapa Mi bskyod rdo rje (1507-1554) d'écrire (en reprenant exactement les arguments de Sakya paṇḍita) à propos de la Mahāmudrā transmise par Gampopa :
“Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les cognitions analogique et reélle (T. dpe don gyi ye shes) authentiques, et qui n'est pas rendu manifeste avant les trois consécrations supérieures des quatre consécrations (T. mchog dbang gong ma gsum) mais c'est le chemin des pāramitā causal tel qu'on le connaît de nos jours avec la tradition des instructions communes de śamatha-vipaśyanā qui viennent d’Atiśa et font partie du chemin graduel de l’éveil, et qui fut enseigné par Gampopa et Pamogrupa pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénerée, friands des enseignements les plus élévés, et qui l'ont appelé pour cette raison Yoga de la Mahāmudrā naturelle (T. phyag chen skyes sbyor S. Mahāmudrā sahajayoga). Ainsi, dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant la consécration (S. abhiṣeka). Cela s'appelle "la tradition commune du sūtrayāna et du mantrayāna"."[6]
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[1] Certains l'identifient avec Advayavajra/Maitrīpa dont un des noms était Avadhūtipa.
[2] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture de Ronald M. Davidson. presque toutes les informations sur Gayadhara dans ce blog proviennent de ce livre.
[3] C'était Go-lotsawa Khukpa Lhetse, le traducteur du Guhyasamaja qui fut sa victime.
[4] Peter Allen Roberts, The biographies of Rechungpa: the evolution of a Tibetan hagiography
[5] Marpa, maître de Milarépa, sa vie, ses chants, éd. Claire Lumière p. 194
[6] Shes bya kun khyab vol. 1 p 378
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