Pour la transmission du Cakrasaṁvara Tantra on trouve généralement deux listes, dont l'une prend son origine en Vajradhara, puis Vajrapāṇi et Saraha et l'autre commence par Cakrasaṁvara, puis Vajravarāhī et Luipa[1]. Cette double origine était déjà matière à controverse en Inde. Un bon compromis semblait être que Vajravarāhī était l'interlocutrice de et Vajrapani le compilateur[2]. Gray suggère que la lignée qui passa par Luipa avait une orientation moins monastique et davantage shivaïte. Le Tantra se déroulait comme une conversation entre Cakrasaṁvara et Vajravarāhī, comme c'était le cas pour Śiva et Uma. La transmission à Luipa est assez proche de celle à Matsyendra qui avait surpris le couple divin. Certains auteurs contemporains (David Gordon White, Keith Dowman…) ne manquent pas de faire le lien entre les deux jusqu'à les identifier. Matsyendra est à l'origine de la tradition occidentale (S. paścimāmnāya) et de la Yoginī Kaula.
Pour Tāranātha les débuts officiels des mantra secrets supérieurs (S. anuttara guhya-mantra) remontent à Saraha Nāgārjuna (le siddha) et son disciple Aryadeva jusqu'à Śabaripa.[3] Rien n'était écrit avant cette période. Il n'y pas de doute que pour Tāranātha Saraha est le grand ancêtre historique des mantra secrets supérieurs. Saraha est à l'origine de la tradition des siddha (S. siddhāmnāya), qui n'était autre que celle de Vajravarāhī, et que Sylvain Lévi avait exposé dans son article.
Comme quasiment tous les tantra supérieurs, les tantra du système de Cakrasaṁvara sont ce que David Barton Gray qualifie de "bricolages" dans le sens où l'entend Levi-Strauss[4].
"[Le bricoleur se servant de la pensée mythique] est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées; mais, à la différence de l'ingénieur il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les “moyens du bord”, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures."Les éléments utilisés peuvent avoir des origines différentes, scripturaires, sectaires ou géographiques, et dater de divers époques dans un mélange hétéroclite. Des éléments très anciens peuvent y côtoyer des éléments récents. De nouveaux matériaux peuvent s'y greffer dans des versions ultérieures. Les matériaux magiques les plus grossiers (et probablement les plus anciens) peuvent se trouver côté à côte avec des théories métaphysiques et théologiques les plus subtils (plus récents). Et le tout doit pouvoir faire sens ensemble, ce qui sera le travail des exégètes.
Ce qui fait, qu'en le lisant tout un chacun peut y trouver son compte. Les adeptes de la magie peuvent s'y appuyer pour leurs rites de magie noire. Une fois qu'un tantra existe, ils peuvent être édités et d'autres textes, des commentaires, des manuels de pratique (sgrub yig) peuvent s'y ajouter. Geu Zheunou pel explique que la lignée des manuels de pratiques au Tibet commença avec le traducteur Rinchen Zangpo.
Pour l'Inde, Geu donne la lignée de transmission suivante : Vajradhara, Vajrapāṇi, Saraha, Śabareśvara et son disciple Lūipa. Lūipa la passa à Dārika, Daṅgipa, Vajragaṇṭha, Kurmapāda, Jayandhara, Kṛṣṇācārya, Vijayapāda, Tillipa et finalement Nāropa. Geu précise encore que Maitrīpa reçut la transmission de Nāropa.
Si ce compte-rendu a une quelconque réalité, on constate beaucoup de générations entre Śabareśvara et Nāropa, qui était l'ainé et le contemporain de Maitrīpa. Tout comme cela est suggéré dans diverse hagiographies, Maitrīpa n'a pas pu connaître Śabareśvara (ni Saraha d'ailleurs) de son vivant. Si dans sa vision de Śabareśvara il avait reçu des instructions sur le Cakrasaṁvara Tantra ou dans le périmètre de celui-ci, celles-ci devraient être d'une autre nature en suivant la tendance de son époque. Et elles l'étaient. La transmission reçue par Maitrīpa pourrait aisément être qualifiée de "lignée proche" (T. nye brgyud).
Le Saṁvarodaya-Tantra (T. dpal sdom pa 'byung ba'i rgyud) est un "saṁvara- tantra", donc appartenant au système de Cakrasaṁvara, qui correspond à la description d'un "bricolage". Le chapitre 33 est un "prototype" très pur de la "Mahāmudrā" de Maitrīpa, telle qu'exposée dans son commentaire des distiques de Saraha (Dohākośagīti toh 2224).
Shinichi Tsuda avait publie en 1974 une sélection de chapitres de ce tantra dans "The Saṁvarodaya Tantra : Selected Chapters". Je me suis servi de ses versions éditées du tibétain et du sanscrit pour traduire le chapitre 33 à partir du tibétain. La version bilingue (tibétain-français) est disponible ici.
*** Illustration : Samvara, Ratnagiri, 8th century (Patna State Museum, Bihar)
[1] Note 69, On Supreme Bliss: A Study of the History and Interpretation Of the Cakrasaṁvara Tantra, par David Barton Gray
[2] Bhavabhadra, Gray p. 387
[3] History of Buddhism in India, Lama Chimpa et Alaka Chattopadhyaya p. 151-152
[4] Pensée sauvage, 1962, p. 26-33
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